Nazisme et Révolution de Fabrice Bouthillon, par Jean-Luc Evard (06/02/2011)
Crédits photographiques : Grace Kassab (AP Photo).
LRSP (livre reçu en service de presse).
Sur Nazisme et Révolution.
En publiant Nazisme et révolution. Histoire théologique du national-socialisme 1789-1989, Fabrice Bouthillon expose trois thèses dont, une à une, la teneur ne surprendra pas les lecteurs de ses précédents ouvrages. Mais il les compose, cette fois, et les compose selon un plan et une analytique qui les récapitulent en synthèse. C’est sur cette composition synthétique nouvelle que je me propose de m’arrêter, et non sans remarquer par préalable que l’époque découpée par les deux dates du sous-titre coïncide avec celle choisie par René Girard dans son Achever Clausewitz. Trois ans seulement séparent les deux contributions à une histoire franco-allemande de la révolution. Pour les deux auteurs, l’histoire de l’Europe contemporaine devient hautement intelligible quand abordée et traitée en après-coup franco-allemand de la Révolution française. Rendons donc hommage au diagnostic célèbre de Claude Digeon quand il avait publié en 1959 La Crise allemande de la pensée française (1870-1914) : ce titre aura été une prophétie lucide et de longue haleine. C’est en tout cas dans ce contexte historiographique et philosophique déjà bien établi qu’il faut à l’évidence situer la contribution de F. Bouthillon. Elle cherche à décrire les foyers de sens d’un système complexe, le champ franco-allemand comme unité d’interactions continues depuis la Révolution française.
Trois thèses, dis-je : 1) une thèse d’historien – l’histoire politique de l’Allemagne jusqu’en 1945 lue en contre-coup de la destruction de l’Ancien Régime exportée par le Premier Empire rayant d’un trait de plume le Saint Empire romain germanique (1806); 2) une thèse de philosophe du politique – l’ordre symbolique que désigne l’idée de «légitimité» fonde les régimes politiques de l’autorité mais il ne saurait se confondre avec les formes constitutionnelles de la légalité qui y pourvoient depuis la laïcisation de l’État; 3) une thèse de sociologie politique – le national-socialisme aura été une forme hyperbolique de religion politique (et précisément le régime des religions politiques daterait de la dévaluation de la légitimité en légalité, elle-même consécutive à la disparition de l’Ancien Régime, c’est-à-dire à la forme traditionnelle – augustinienne – de régulation du spirituel et du temporel).
Chacune de ces thèses possède sa tradition bien établie. La première a été abondamment modulée par Ernst Jünger, dans ses Journaux en particulier (lui-même variant sur le thème de Kjellen et de ses Idées de 1914). La deuxième, par-delà Carl Schmitt, remonte en droite ligne à Joseph de Maistre («il n’est pas au pouvoir de l’humanité de fonder l’humanité», écrit F. Bouthillon pour en résumer l’intention). Dans la troisième, on reconnaît sans peine, parmi beaucoup d’autres sources, l’empreinte aronienne (mais l’origine même du projet d’instituer des religions politiques, ou «civiques», est bien antérieure, il faut remonter à l’abbé Mably). Or ces thèses que je résume ne se juxtaposent pas : elles se composent, pour illustrer un raisonnement portant sur un processus (l’extension continentale des formes républicaines de la séparation des pouvoirs), d’une part, sur une structure, d’autre part. Ou plutôt : sur une absence de structure, puisque la date de 1789 sert ici à l’auteur à dater le commencement visible d’une déstructuration de la vieille Europe, fatale à l’Allemagne plus qu’à d’autres nations puisqu’elle ne déjouera qu’avec la réunification de 1989 les crises intestines provoquées par l’onde de choc venue de France.
Répétons ces trois thèses en nous tenant plus près du lexique de F. Bouthillon : le national-socialisme a été, dit-il, un «centrisme», en ce que ce mouvement germanique d’extrême droite a sciemment capté et retraité une part considérable des valeurs et des affects de la gauche née de la Révolution française. Autrement dit : le nazisme, F. Bouthillon l’aborde comme un syncrétisme, et ce dans la logique essentielle de la révolution conservatrice qui l’avait précédé et dont il était issu (l’écrivain de la révolution conservatrice allemande, Moeller Van Den Bruck, procédait explicitement sur ce mode de la permutation des complémentaires transformée en stratégie : «transformer la guerre perdue en révolution victorieus », proclame-t-il au début des années 1920, et il reprend ainsi lui-même le modèle girondin, ou radical, ou bolchevik, de l’interaction préméditée entre guerre civile et guerre étrangère). En France, le boulangisme, par exemple, a été étudié par Zeev Sternhell selon cette problématique du pendule oscillant entre la gauche et la droite, analyse qui ensuite se généralise à des cas à la fois typiques et multiples (en France, Doriot ou Déat; en Allemagne, le national-bolchevisme, ou Strasser et les «trotskystes du national-socialisme», etc.). F. Bouthillon nuance : au «ni gauche ni droite» thématisé par cette école historique, il ajoute un «gauche et droite» cumulés et intégrés qu’il fait remonter au premier bonapartisme. Le national-socialisme résulterait, dans cette optique, de l’exertion d’un processus apparu au cours de la guerre civile française de 1792-1799, la première d’un genre nouveau : elle oppose un Ancien Régime (une «Droite») et des «Fondateurs» des Lois (une «Gauche»), un traditionalisme dont le nom cache mal la fin de la puissance de la tradition et un modernisme dont le nom ne cache pas le caractère de religion de substitut (Dom Besse, en 1913, avait parlé de «religions laïques»).
L’originalité du propos tient donc dans l’articulation recherchée, autrement dit dans la synergie présumée des causes de séries événementielles distinctes et dans l’allure abrupte et accélérée de la rétrospective. Le personnage Hitler sur lequel se clôt la réflexion y est mis en vis-à-vis de dix-huit siècles d’histoire romano-chrétienne, déformation extrême des durées qui fait sens si l’on a compris que F. Bouthillon raisonne non pas sur des périodes comparables en temps mécanique, mais sur des époques analogues en temps symbolique. Comme période, le miracle grec n’a pas duré plus de deux cents ans. Comme époque, il dure encore. La construction de la rétrospective historique par usage alternatif des notions de période et d’époque a d’ailleurs ses quartiers de noblesse, éminents : brossé par Voltaire, le siècle de Louis XIV vaut tantôt période et tantôt époque. L’écrivain, comme un maître de cinématographie accélérant et caviardant à volonté des plages de temps vécu ou rêvé, se libère du temps d’horloge et met de l’infiniment bref dans de l’infiniment interminable, ou inversement. Syberberg tournant Hitler. Un film d’Allemagne ne procède pas autrement. Tant mieux.
C’est ailleurs que porte ma perplexité. Prenons l’exemple déjà mentionné du sous-titre de l’étude et de ses dates symboliques : 1789, césure que F. Bouthillon choisit en bon lecteur de Burke dont il fait sien l’essentiel de l’argument «conservateur» (le terme remonte en fait à Chateaubriand, que l’on doit par ailleurs considérer, avec Lamennais son disciple, comme le fondateur du conservatisme révolutionnaire avant la lettre). Libre à Burke et à Maistre de penser que le Nouveau Régime détruit un ordre et n’en institue aucun. Mais n’est-il pas aussi de bon sens, n’est-il pas inéluctable de se demander si la crise révolutionnaire ouverte en 1789 a non seulement effacé un ordre de choses (l’ordo augustinien), mais aussi transformé l’ordre des mots, et jusqu’à leur sens ? Et ce à une profondeur telle que cette transformation-là est encore en cours, qu’elle n’aura même jamais de terme ni de fin parce qu’au sens clos et dogmatiquement stabilisé de l’univers augustinien elle a substitué un sens ouvert, fuyant, mobile ? L’historien lisant 1789 avec les lunettes de Burke et sans celles de Tocqueville, par exemple, ne prend-il pas le risque d’oublier que 1789 et ses suites ne furent pas une révolution de plus, mais aussi et surtout une crise des crises révolutionnaires et par conséquent la première des révolutions littéralement interminables («permanentes» dira-t-on dès 1848) qui déferlent, aujourd’hui encore et demain bien sûr, jusqu’à vider l’idée même de «révolution» de toute raisonnable application possible et jusqu’à inspirer ses leurres les plus évidents, ses simulacres les plus ironiques ? La figure conceptuelle de la Révolution n’est-elle pas stérile, indéterminée, dépolarisée depuis que l’ordre a pris, au fil des révolutions industrielles, la forme élémentaire, nucléaire, électronique, de la mobilité perpétuelle de toutes choses ? De la commutation généralisée des flux ?
L’avènement même de la «révolution conservatrice» (et l’humour même de cet oxymore) en disait déjà long, naguère, quant à la flottaison jusqu’alors inconcevable des notions de philosophie politique. Mais ce régime conceptuel amène ses contraintes, du moins pour l’homme d’étude et le savant : si de tels concepts peuvent seulement flotter, on ne peut en user comme d’autant de définitions. Ils ont atteint leur palier de neutralisation critique. S’ils gardent une valeur descriptive (car ils furent la langue de l’agir, du conflit, de la passion), ils perdent leur valeur critique et typologique. Ils balisent une époque. Ils ne l’interprètent pas. Ce n’est pas à F. Bouthillon, exégète et analyste hors pair de la rhétorique hitlérienne, que je l’apprendrai.
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