Le symbolisme des mythes grecs selon Félix Buffière, par Francis Moury (26/02/2011)
Crédits photographiques : John Kolesidis (Reuters).
LRSP (livre reçu en service de presse).
Voici le troisième tirage de cette célèbre thèse de doctorat soutenue fin 1956 par le défunt chanoine Félix Buffière, alors professeur à l’Institut catholique de Toulouse : le premier tirage de 1956 était un volume broché in-8° à la pagination strictement identique (677 pages) tandis que le deuxième tirage de 1973 était, si notre mémoire est bonne, d’un format plus petit sous reliure bleue protégée par un rhodoïd au lieu de la nouvelle reliure noire, marquée de lettres d’or. Ce troisième tirage appartient à ce qui constitue actuellement la plus belle collection des Belles Lettres. Graphiquement, il est donc identique, concernant sa couverture comme son papier et sa typographie, au deuxième tirage de mai 2007 d’un autre volume désormais non moins classique de Buffière, Éros adolescent : la pédérastie dans la Grèce antique initialement paru en 1980.
Le projet gnoséologique de Buffière apparaît, rétrospectivement, assez proche de ceux de ses meilleurs contemporains. Tout comme un René Schaerer avec L’Homme antique et la structure du monde intérieur d’Homère à Socrate (Édition Payot, coll. B.H., 1958), tout comme un Roger Caillois, un Charles Picard, un Pierre Grimal, un Charles Kérényi, un Louis Gernet, un Jean-Pierre Vernant ou un Francis Pasche, Félix Buffière navigue d’une manière transfrontalière, en passant les marges des domaines préétablis par les sciences littéraires, philologiques, philosophiques, historiques, mythologiques, anthropologiques, psychanalytiques. Tout comme eux, Buffière rassemble et organise – en une savante et méticuleuse reconstruction archéologique – l’univers mental, religieux, social, psychique, culturel des Grecs, à partir de croisements organisés comme autant d’expérimentations concertées, d’un point de vue aussi bien philologique qu’historique. Il parvient à relier ce qui apparaissait initialement séparé : épopée, théologie, lyrisme et morale, philosophie, histoire, tragédie, comédie, chaos et cosmos. Cet irrationnel absolu que n’avaient pas encore pris en compte ou qu’avaient seulement pressenti, sans l’étudier réellement, les grands historiens et commentateurs européens de la pensée antique tels que Ravaisson, Zeller, Nietzsche, Boutroux, Burnet, Gomperz, Hamelin et Robin (mais ce que devaient systématiquement prendre en compte, au même moment et par la suite, des mythologues, des anthropologues, des phénoménologues, des psychanalystes, des historiens des religions, des historiens de la philosophie antique tels que James G. Frazer, Mircea Eliade, Max Scheler, Sigmund Freud, Pierre Boyancé et Pierre-Maxime Schuhl), c’est ce que Buffière étudie lui-même et qu’il intègre, sous couvert d’érudition universitaire classique, dans ses études originales désormais incontournables.
Car de quoi s’agit-il ici ?
D’un savoir enfoui et oublié qui fut une sorte de Bible du monde antique. Durant un millénaire, du VIe siècle avant J.-C. au IVe siècle de notre ère, les commentateurs d’Homère s’évertuèrent à trouver dans l’Iliade et l’Odyssée d’incomparables mythes et les reflets de leur propre pensée. Tout y était symbole et symbolisme qu’il fallait décrypter, interpréter : au prix de cette discipline dont chaque école (jusqu’aux néoplatoniciens inclus) s’est targuée de posséder la clef, on pénétrait dans une autre dimension, allégorique voire théosophique ou sotériologique. Théorie physique, théorie morale, théorie métaphysique ou même religion mystique : ces commentateurs que Buffière a, souvent pour la première fois, traduits en français, ont cru déceler dans Homère un contenu manifeste et un contenu latent, un savoir, voire une gnose, en tout cas un savoir réservé à une élite et capable d’assurer son salut, sur les différents plans du savoir scientifique, de la morale individuelle, de la politique et de la vie sociale, de la philosophie et de la religion.
On se heurte ici au songe, non pas de Scipion (qui serait assez compatible avec un tel état d’esprit tel que Cicéron nous le rapporte dans son De Republica) mais de Platon, tel qu’il est narré par Buffière au début de son livre. On raconte en effet que Platon, à l’approche de sa mort, eut un songe : changé en cygne, il allait d’arbre en arbre et donnait ainsi beaucoup de peine aux oiseleurs qui voulaient le prendre à la glu. Le socratique Simmias en déduisit que Platon serait insaisissable pour ceux qui voudraient par la suite l’interpréter. Homère comme Platon ont paradoxalement connu le même destin alors que Platon s’avouait ami des mythes (1) mais ennemi des poètes tels qu’Homère. Homère comme Platon furent précocement quasi divinisés par l’antiquité, comme le Moyen Âge avait voulu béatifier Virgile, et tous furent, durant un temps assez long, en concurrence concernant la capacité de diriger la vie intérieure et les actes extérieurs des hommes, à condition qu’ils fussent leurs futurs lecteurs.
L’excellent Maurice Rat (auteur d’une assez mignonne anthologie scolaire de Beaux textes de l’antiquité traduits en français, parus en trois volumes dans les années 1940 et qu’on a toujours du mal à trouver réunis ensemble, ses volumes étant souvent dépareillés) qui avait assisté à la soutenance de thèse de Buffière, rapporte dans un article paru (2) le 26 janvier 1957 que le professeur au Collège de France Fernand Robert, en présence du doyen Alphonse Dain, le couvrit d’éloges. Le même Maurice Rat ajoute qu’un des juges de la thèse s’émut un peu de la citation par Buffière d’une préface de Paul Claudel à l’Iliade dans laquelle ce dernier comparait Priam réclamant le corps de son fils à Dieu réclamant aux hommes le corps de son fils Jésus. Le juge en question avait tort, selon Rat : cette référence claudélienne est bien la preuve en acte que les œuvres d’Homère sont encore génératrices de poésie actuelle et de nouveaux mythes, nourris et augmentés des anciens. Husserl n’écrivait-il pas dans ses Idées directrices pour une phénoménologie (traduction de P. Ricoeur, Éditions Gallimard, 1950, pp. 226-227) : «On peut tirer un parti extraordinaire des exemples fournis par l’histoire et, dans une mesure encore plus ample, par l’art et en particulier par la poésie […]. Ainsi peut-on dire véritablement, si on aime les paradoxes, et à condition de bien entendre le sens ambigu, en respectant la stricte vérité : la fiction constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences éidétiques». De la même manière, on peut dire que le livre de Buffière est passible de toute une série de doubles lectures selon qu’on ignore Homère ou qu’on le possède, selon qu’on est philosophe de formation ou qu’on ne l’est pas, selon qu’on est mythologue de formation ou qu’on ne l’est pas, etc.
Homère, sans les commentaires homériques, ne serait pas Homère. La pensée grecque, sans les mythes d’Homère, ne serait pas la pensée grecque. En somme, cette étude de Félix Buffière qui est aussi une création universitaire originale, modifie désormais inévitablement les créations poétiques qui étaient son objet et la vision que nous en aurons.
Notes
(1) Cf. P.-M. Schuhl, Études sur la fabulation platonicienne (Édition illustrée, P.U.F., collection B.P.C., 1947 puis édition revue chez Vrin, collection B.H.P. en 1968). Attention : certains textes de l’édition de 1947 sont absents dans celle de 1968, et inversement celle de 1968 contient des textes nouveaux mais au prix du retrait de certains textes de l’édition de 1947 ! Il faudrait donc très sérieusement songer à une nouvelle et troisième édition de ce beau livre de Schuhl. Elle regrouperait enfin les articles et chapitres des deux éditions précédentes : on disposerait ainsi d’une véritable édition complète qui remplacerait à la fois l’édition de 1947 et celle de 1968.
(2) Dans quel journal ou dans quelle revue ? Cet article de Maurice Rat était déjà découpé et inséré dans notre édition originale de 1956 encore protégée par un mignon papier cristal et trouvée chez un antiquaire de Saint Amand, en compagnie d’un autre article élogieux mais d’une moins bonne facture, et lui aussi de source inconnue, mais non moins précisément daté du 27 février 1957, signé par un certain Daniel Bernet.
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