La Caverne de Robert Penn Warren (13/09/2011)
Crédits photographiques : Khuram Parvez (Reuters).
Feuilletant mon exemplaire de La Caverne de Robert Penn Warren, publié en 1959 dans son édition originale et en 1960 dans une traduction, excellente il me semble, de Connie Fennell, je suis tombé sur un dépliant présentant les nouveautés parues l'année 1955 aux éditions Stock.
Avec curiosité et amusement, j'ai découvert qu'un certain Georges Charensol dont nous ne savons plus rien, avait écrit pour Les Nouvelles Littéraires que l'on tenait, avec Les clés et la prison de Jean-Charles Pichon, non seulement un des meilleurs romans de l'année évoquée mais tout bonnement du début des années 50. Continuant de parcourir ce petit fascicule de quelques pages jaunies, je découvre un Ange de la colère d'un certain Lajos Zilahy qui dut sans doute avoir nombre de lecteurs enthousiastes et, de Phyllis Shand Allfrey, une Maison des orchidées dont un critique du Parisien affirme qu'«un charme exotique baigne ces pages où sont dessinées des figures fines et sensibles», sans oublier, sous la plume de Jean Blanzat auteur d'un étrange et poétique roman intitulé Le Faussaire tombé dans l'oubli, un éloge pour Le Figaro littéraire consacré à Multiple splendeur d'Han Suyin.
L'épreuve est cruelle et je crains qu'il ne faille point nous pencher sur la presse du siècle passé pour constater de quelle façon certains noms, loués il y a quelques années à peine, sont tombés dans l'oubli, alors même que des journalistes, peut-être talentueux, en tout cas sincères allez savoir, n'hésitaient pas à vanter les qualités de tel ou tel de leur livre.
Qui oserait prétendre qu'il se souvient de quelques-uns seulement des titres des ouvrages de la rentrée dite littéraire de l'année 2005, tout de même pas si éloignée que cela de nous ? Qui se souvient même des romans composant la proportion de ceux, forcément chanceux, qui ont été remarqués par la presse l'année passée ? J'ai pour ma part déjà quelque difficulté à savoir si j'ai lu le dernier Michel Houellebecq, pourtant vieux de quelques mois à peine. Réflexion faite : oui, apparemment.
Leçon de modestie sans doute, non seulement à l'égard d'une critique journalistique qui, dans la seconde moitié du siècle passé comme dans le nôtre, était, déjà, de moins en moins assurée de sa justesse et de la pérennité de ses jugements, mais aussi, donc, à l'égard des romans, qui atténue quelque peu à mes yeux l'injustice qui a frappé et continue de frapper les grands romans de Robert Penn Warren, que nul n'a songé (1), du moins en France, ce phare universel des lettres, à rééditer intelligemment, ne serait-ce qu'en un fort volume de type Quarto, présentant deux ou trois des meilleurs romans de l'Américain. Si les romans d'un Erskine Calldwell paraissent avoir sombré dans un purgatoire fuligineux où quelques passionnés parviennent encore à aller le chercher (sans parvenir pour autant à l'en extraire), c'est dans l'enfer froid de l'oubli et même de l'ignorance que ceux de Penn Warren ont été jetés, lesquels n'apparaissent qu'en deux petites occurrences dans le dernier en date de ces ouvrages rédigés par des professeurs à l'usage de leurs étudiants, Le roman américain de Jean-Yves Pellegrin.
Le constat est donc simple et d'une cruelle injustice puisque chacune de mes lectures des romans de cet auteur le renforce un peu plus : Robert Penn Warren, en France, n'occupe d'aucune façon la place d'immense romancier qui devrait être la sienne.
La Caverne, nous dit la quatrième de couverture, est «une œuvre puissante d'une grande intensité dramatique», et nous serions bien en peine d'ajouter beaucoup plus que quelques détails à ce jugement parfaitement juste. À nos yeux, La Caverne peut être lu comme un drame de la connaissance puisque se connaître, tenter plutôt de le faire, c'est comprendre, immédiatement, qu'il est parfaitement impossible d'échapper à la force mystérieuse qui organise, autour de soi, les innombrables événements dans lesquels nous pouvons essayer de reconnaître notre propre visage, souriant ou au contraire grimaçant. C'est, paradoxalement, Isaac Sumpter, jeune maître d'une supercherie, qui parviendra le mieux à connaître ce qu'il est, comme s'il avait pris la place, dans l'ordre de la connaissance, de celui qui fut son ami et qu'il laissera mourir et dont le romancier nous dit qu'il était «complètement soi-même» (p. 26).
Ce qui frappe, en tout premier lieu, c'est la maîtrise technique avec laquelle Penn Warren entrelace ses tout premiers chapitres, reliés entre eux par la vision d'une jeune femme en train de courir, alors qu'elle vient de comprendre que le fils, Jasper Harrick, du héros de guerre, ancien grand coureur de jupons et arsouille à la force légendaire Jack Harrick, est resté prisonnier sous terre, dans une caverne qui va devenir le centre d'attraction de tous les personnages et de milliers de badauds venus assister, avec une poignée de journalistes, au sauvetage du jeune garçon. Le sauvetage sera une supercherie, comme si, avec la disparition de Jasper Harrick, le seul personnage ou peu s'en faut sachant ce qu'il doit faire et où aller laissait vides tous les autres, alors que, sous leurs propres pieds, le monde s'effrite.
Cette caverne, tout comme celle que Platon évoquera au Livre VII de sa République, a une portée symbolique et métaphysique évidente dont Frère Sumpter se fait l'écho lors d'un de ses sermons (cf. p. 302), puisqu'elle sera le lieu enfoui depuis lequel la vérité sera révélée : Isaac Sumpter, en quête d'une gloire aussi vaine qu'éphémère, qui, spontanément, s'est proposé pour aller sauver son ami emprisonné sous terre, n'est qu'un menteur, puisqu'il n'a organisé l'expédition qu'à seule fin d'attirer du monde, le plus de monde possible, sur les lieux de la tragédie, et ainsi gagner de l'argent, le plus possible également. Aussi, cette caverne servira de révélateur à la nullité des spectateurs qui sont venus assister au sauvetage de Jasper Harrick puisque, maintenant que ce dernier est mort, ces mêmes badauds vont pouvoir rentrer chez eux, sans être parvenus à «sortir du sombre mystère qu'ils étaient eux-mêmes» (p. 372).
De fait, Penn Warren est parvenu à bâtir un roman tout entier autour d'un personnage absent, et même d'une espèce de miroir en creux ou en énigme, invisible mais par lequel chacun peut contempler sa face, répugnante ou belle.
Une fois de plus, Penn Warren nous décrit, dans ce roman d'une façon particulièrement minutieuse, chacun des personnages de l'histoire, en s'attardant sur ses principaux protagonistes qui, tous, valeureux ou minables comme Isaac, ce fils que le pasteur MacCarland Sumpter sacrifiera en quelque sorte à son besoin de connaître le fin mot de l'histoire, acquièrent une consistance, une vie réellement troublantes.
Mais la très belle inventivité des images (2), la maîtrise technique, celle par exemple qui permet à Penn Warren d'ouvrir son roman par la description, que l'on dirait filmée, des bottes et de la guitare de Jasper Harrick, n'est pas grand-chose sans une profondeur métaphysique à laquelle le romancier parvient en quelques pages denses, lorsqu'il décrit par exemple de la façon suivante l'être véritable du vagabond couvert de femmes et auréolé, comme son propre père, de prestige, Jasper : «Il était si complètement soi-même qu'on aurait dit qu'il portait le monde entier sur ses épaules comme une veste et qu'elle lui allait très bien. C'est pour cela que tout le monde faisait des efforts pour l'atteindre, lui parler, lui prendre quelque chose, le retenir d'une minute avant qu'il ne parte vers quoi que ce fût qui était son but» (p. 26).
Ainsi, si nous comprenons que celui qui va mourir, sans doute parce qu'il va mourir, est parvenu, même sans s'en rendre compte, comme s'il s'agissait d'une simple exsudation de son être propre, à rejoindre sa vérité la plus intérieure, toutes celles et ceux qui l'entourent ou ont pris part à son histoire sont des épaves douloureuses qui ne cessent de scruter les raisons des faits et gestes qu'ils accomplissent, le plus souvent, comme s'ils étaient des somnambules, comme si une force mystérieuse guidait leur volonté : «il se sentait pareil à une grande quantité de limaille, comme s'il n'était rien d'autre qu'un sac en papier plein de cette limaille, qui se mettrait à vibrer, prête à se déplacer» (p. 36).
Vers quelle destination ? Aucune. Toutes. C'est exactement la même chose puisque les personnages de Penn Warren semblent être des sortes de monades paradoxales, capables par exemple de tisser des liens forts entre eux et, pourtant, parfaitement incapables de se cacher bien longtemps la vérité terrible : ils ne sont pas pleins de joie, quelque chose, en eux, s'est brisé, depuis des années souvent, chacun des romans de l'auteur semblant dès lors être une entreprise aussi téméraire que folle de reconquérir ce qui a été perdu, un peu de paix venant atténuer la morsure de la douleur : «[...] et tout le bazar, ingurgiter tout cela et le faire descendre, cela ne remplirait pas ce vide douloureux qui était la réalité même de Dorothy Cutlick, et pour laquelle Dorothy Cutlick n'était pas un nom, car le nom d'une personne n'est pas un nom assez précis pour exprimer toute la douleur qui est en elle» (p. 45).
Et la narration de ménager à ce sujet ces brefs instants où l'évidence se cristallise dans l'esprit même du personnage qui vient de découvrir que sa vie n'est qu'une façade trompeuse, un mauvais rêve (cf. p. 365, où Jack Harrick comprend qu'il n'a été qu'un rêve de gloire et de vie aventureuse «engendré par la faiblesse des gens»), ces brèves illuminations décidant souvent des gestes à venir, de la conduite à tenir, qu'importe qu'elle paraisse aberrante aux yeux de celles et ceux qui n'ont pas vu ce que le personnage, horrifié, a pu contempler de son âme.
Mais ces fulgurances qui nous font toucher la vérité, que Penn Warren définit ainsi : «l'étonnante, silencieuse, écrasante collision des dimensions de Temps et de non-Temps, de Rêve et de non-Rêve, qui est ce que nous appelons la Vérité avec un V majuscule» (p. 48), mais ces fulgurances ne peuvent composer un roman, puisque, dans le meilleur des cas, elles ne formeraient qu'une addition de révélations aussi frustrantes que fugitives, à moins bien sûr que tel événement raconté par le romancier acquière une puissance d'entraînement suffisante pour faire se mouvoir tous les actes des personnages et même la suite des événements qui en découleront, dans lesquels ces mêmes personnages, perdus, tenteront de retrouver un peu d'ordre et de logique : «Mais cet événement [référence est faite à un certain Sim Cutlick ayant tenté de casser une buche sur le crâne de sa propre fille] s'était continué de lui-même d'une façon si régulière qu'il paraissait ne pas se produire du tout, car il se trouvait à l'extérieur et, peut-être, comprenait d'autres événements, ceux qui remplissent et sont la vie» (p. 62).
Tout se passe en fait comme si l'écrivain génial, lui-même, devait emprunter les mêmes détours que ceux que Dieu emprunte pour faire éclore, ici ou là, dans le passé, le présent ou le futur entre lesquels la voix du narrateur se meut avec une aisance souveraine, des événements qui présenteront aux personnages l'évidence à tout prix refusée car, comme Dieu selon MacCarland Sumpter, l'écrivain réalise les désirs de ses créatures : «La terreur de Dieu est que Dieu conforme Sa volonté à celle de l'homme. La terreur de Dieu est qu'Il tend l'oreille pour écouter la prière de l'homme. Frappez et l'on vous ouvrira. Et lorsqu'on a ouvert, qui peut supporter l'horreur de cette prière exaucée ?» (p. 90).
Mais d'où vient alors que, malgré quelque minute bouleversante où tel personnage, Isaac Sumpter par exemple, en lisant des vers de Keats, comprend, en un éclair, la réalité de son âme (3), d'où vient que le plan se soit brouillé, les actions aient déraillé et conduit le jeune homme sur la pente mauvaise qui fera de lui un raté, un arriviste, un menteur et, finalement, un meurtrier par omission, préférant faire croire qu'il est parti secourir son ami emprisonné sous terre alors qu'il ne songe qu'à empocher les maigres dividendes de quelques minutes de gloire (cf. p. 263) ? D'où vient qu'Isaac Sumpter, qui a toujours «voulu être bon» (p. 271) et se promet de l'être toujours, quoi qu'il advienne, ne l'est pas ? Est-ce seulement parce qu'il est descendu trop profondément dans les ténèbres en y trouvant du repos (cf. pp. 313-4) alors que son ami est peut-être en train de mourir à quelques mètres seulement de l'endroit où il s'est étendu pour réfléchir et ourdir la suite de son plan ténébreux ?
C'est peut-être parce que Isaac ne parvient pas à relier deux événements (cf. p. 110) que le vide, entre ceux-ci, s'est élargi, comme il semble s'être inexorablement agrandi entre lui et sa petite amie, la très belle et intelligente Goldie Goldstein. C'est peut-être encore parce que tous les personnages, finalement, que campe Penn Warren en sondant leurs profondeurs les plus secrètes, sont incapables de mettre un nom sur le vide même qui semble les constituer, que les actions qu'ils ont entreprises ont échoué, comme le romancier le constate à propos du vieux Jack Harrick, «ce vieux suppôt de Satan» (p. 130) : «C'était comme s'il avait un grand trou noir au centre de lui-même là où la pensée, le cœur et la vie d'un homme doivent être et il allait tomber dans ce trou noir et ne plus jamais en sortir» (p. 133).
Il n'est donc pas étonnant que, tous, d'une certaine façon, essaient d'accomplir une grande action qui, par sa réussite, non seulement rassasierait leur soif de pureté (4) et leur permettrait de lutter contre la menace que la dissolution fait peser sur leur nom (voir les mots du Grec dont personne n'arrive à prononcer le nom et qui se sent perdu, p. 287; voir encore p. 322) et leur être même (cf. pp. 142, 278), mais rachèterait en quelque sorte toutes celles qui furent mauvaises.
C'est d'ailleurs bien le soupçon qu'existe, dans le vaste monde, une toile invisible reliant les personnages entre eux, qui fait penser à l'épouse de Jack Harrick, Celia Hornby Harrick, que son propre fils emprisonné sous terre ne fait que payer pour les fautes de son père, autrefois coureur de jupons invétéré, condamné à présent à mourir lentement d'un cancer dans un fauteuil roulant (cf. p. 194) alors que le pasteur, Frère Sumpter, affirmera sans l'ombre d'un doute qu'en allant secourir son ami dans la caverne, son propre fils, Isaac, ne fera, si Dieu le permet, que tenter de sauver sa propre âme (cf. p. 196).
Finalement, l'image (5), mémorable, de cette jeune femme qui court, de chapitre en chapitre, jusqu'à ce qu'elle parvienne à avertir l'ensemble des personnages concernés par le drame qui a lieu sous la terre, est assez remarquable je crois pour symboliser la tentative littéraire entreprise par Robert Penn Warren dans ce roman comme dans ses autres grandes œuvres. Il s'agit, en somme, moins de lutter contre la destinée implacable, décrite comme une «force venue de l'extérieur» (cf. p. 269) qui indifféremment guide les faits et gestes des bons comme des mauvais, que de proposer une image tangible, romanesque, de la mystérieuse circulation qui s'opère entre les cœurs et les âmes des personnages.
Appellerons-nous cette force la communion invisible des âmes telle qu'elle est définie par le christianisme (cf. p. 357) ou bien faut-il se garder de toute tentation de religion et même de spiritualité et ne voir, une fois de plus, à l’œuvre, que la seule manifestation d'une force qui, «sans faire partie de lui-même, était en lui [Isaac Sumpter] et avait parlé par sa bouche» (p. 337), puissance destinale comprise, traditionnellement, comme une force certes contraire à la volonté de l'homme mais, à un niveau plus profond, épousant remarquablement ses intentions les plus secrètes ? : «Il n'était rien d'autre que l'instrument innocent d'une force, mais cette force, tout en lui étant étrangère, se conformait à sa volonté, de sorte que sa propre volonté s'accomplissait sans qu'il en soit responsable, et il se sentait envahi par l'exultation de la puissance» (p. 270), nous dit encore Penn Warren, toujours au sujet d'Isaac Sumpter, ce jeune homme mystérieusement sacrifié (et par qui ?) pour accomplir la volonté mauvaise (mais de qui, encore une fois ?).
Dès lors, il faut remarquer que, lorsqu'il réalise ce à quoi, selon toute vraisemblance, il était destiné, le personnage médiocre, ici Isaac Sumpter, s'enfonce dans une paix étrange, malsaine, celle que procure l'hermétisme démoniaque, comme Cénabre a accepté, une fois la violente crise passée, avec un calme voluptueux ne tardant pas à devenir indifférence glaciale, le fait d'avoir perdu la foi dans L'Imposture : «Il eut un sourire sardonique, en lui-même, pour lui-même. Il était, en effet, tellement convaincu qu'il méritait succès et plaisirs que, lorsqu'un plaisir se présentait, il ne pouvait lui procurer que la sèche satisfaction d'une prédiction accomplie. La vie à venir était déjà la vie vécue; l'avenir était déjà chargé d'amers souvenirs» (p. 332).
Et, tout comme il a cru trouver refuge dans ses ténèbres, une fois son forfait perpétré, nous ne devons pas nous étonner que ce soit celui qui a démasqué l'ignominie de son fils, le vieux pasteur Sumpter, qui l'a forcé à prendre conscience de sa propre vilenie, selon un mouvement bien décrit par Kierkegaard à propos de l'hermétisme démoniaque, celui qui s'y enferme étant contraint de sortir de sa propre geôle toutes les fois que la bonté ravive la plaie de son insurpassable solitude. L'image qu'emploie Penn Warren indique bien, à sa façon, que les jeux sont faits pour Isaac Sumpter : «Le vieux fou l'avait sauvé. Il l'avait sauvé, et maintenant il ne pourrait jamais plus fuir cette réalité. C'était comme une lame de poignard enfoncée entre vos épaules – vous avancez d'un pas, puis d'un autre, en attendant de tomber» (p. 338).
Et Isaac Sumpter, lentement, sans même s'en rendre compte, tombera, comme nous l'affirme Robert Penn Warren qui, en quelques paragraphes en italiques (cf. pp. 348-350) magnifiques de concision et de densité, résume ce que la vie de son personnage va devenir une fois qu'il aura quitté la ville de son enfance, celle où il a laissé mourir son ami, Jasper Harrick, celle où il a berné tout le monde sauf son propre père qu'il a tenu pour un fou radoteur, celle où il a laissé s'enfuir la belle Goldie Goldstein qui le surnommait affectueusement Ikey, s'enfuyant vers «le lieu où, de temps en temps, on le prierait de raconter l'histoire de Jasper Harrick, ce qu'il ferait brièvement, modestement et obligeamment, mais où, le reste du temps, il éviterait de penser à Jasper Harrick et au poids d'un lourd bloc de pierre, ce qu'il parviendrait à faire sans peine pourvu que le succès et les somnifères fussent facilement accessibles ainsi que des flots de scotch et des beautés orientales en caravanes venues à travers les sables dorés du désert, au tintement léger des fines chaînes d'or qui entouraient leur marche, l'implorant humblement du regard. Vers le lieu où lui, Isaac Sumpter, qui voulait être bon et avait payé le prix, pourrait enfin être lui-même» (pp. 349-350).
Notes
(1) À l'exception toutefois de deux ou trois titres, qu'il est du reste de plus en plus difficile de se procurer, publiés par Actes Sud et Phébus. Toutes les références entre parenthèses renvoient à l'édition suivante de La Caverne, Stock, traduction de Connie Fennell, 1960.
(2) «Les criquets s'étaient tus. Puis, brusquement, ils recommencèrent, grignotant le soleil comme des scies circulaires attaqueraient un sapin» (p. 33).
(3) Dans le passage suivant, où Robert Penn Warren évoque l'effet que provoque la lecture, dans l'esprit du jeune Isaac, d'un poème de Keats contenant le vers «Tu n'étais pas né pour mourir, oiseau immortel», vers qui d'ailleurs va sembler déclencher la soif effrénée de reconnaissance qui sera celle de l'affabulateur, le romancier retrouve des accents bernanosiens : «Puis il sentit, dans un sentiment d'étonnement et de timidité, tandis que des larmes venaient sous ses paupières fermées, que quelque chose remuait dans son âme baignée de rosée. C'était comme si l'oiseau s'éveillait dans cette obscurité intérieure, tel qu'il le ferait dans un bois obscur et commencerait à bouger, préparant sa première note. Non, ce ne pouvait pas être l'oiseau qui remuait dans cette douce obscurité feuillue. Mais c'était quelque chose de semblable. C'était quelque chose, il le sentit soudain, qui était libre et immortel, comme l'oiseau, et qui, en s'exprimant dans cette obscurité intérieure, serait doux au point de lui briser le cœur. Mais ce n'était pas l'oiseau. C'était lui-même. Non, ce ne pouvait pas être lui-même, car son esprit savait qu'il était, lui-même, baigné dans cette rosée obscure. Mais il fallait bien que ce fût une partie de lui-même, contenue dans son obscurité. C'était, il le sut dans une conscience qui n'était pourtant pas tout à fait de la conscience, en tout cas pas exprimée en mots et phrases dans son esprit, une âme de son âme, un être intérieur libre, immortel, prêt à chanter, venant à peine de naître dans l'obscurité de l'être intérieur qui, lui, souffrait et n'était pas libre» (pp. 96-7).
(4) Dans Monsieur Ouine, Georges Bernanos utilisait l'image du feu, seul capable de venir à bout de l'épaisse croûte de saletés et de méchancetés recouvrant le pauvre Maire de Fenouille. Robert Penn Warren utilise, lui, une image voisine et tout aussi frappante au sujet du vieux Jack Harrick : «Puis, se souriant à lui-même, il se dit qu'il lui faudrait peut-être peu de temps pour devenir un saint, parce qu'il était tellement fier de nature, et tout ce que sa fierté avait à faire était de changer de camp, de Satan à Dieu Tout-Puissant, et ne jamais faire machine arrière. Peut-être devait-il être trempé dans l'eau à nouveau, pensa-t-il. Non, peut-être le ruisseau de l'Elk ne suffirait-il pas. Peut-être devraient-ils le mettre dans une grande lessiveuse et allumer un feu en dessous afin de faire sortir tout son orgueil comme on fait cuire le saindoux pour faire du savon» (p. 135).
(5) Une autre image mémorable, que l'on dirait empruntée à Zola ou même au Bernanos de Sous le soleil de Satan, évoque le moment où la femme de Jack Harrick songe à la chaîne reliant entre eux tous les personnages, et singulièrement ses propres ancêtres : «Ses yeux se portèrent vers le champ encore baigné de lumière, là-bas, au-delà des arbres de la cour dont l'ombre s'épaississait, et elle se figura Jasper en train de faire un enfant à cette fille, puis elle se revit avec John T. [l'autre prénom de Jack] lorsqu'il l'avait mise enceinte du petit être qui devait être Jasper, puis comment son propre père – cet homme maladif qu'elle revoyait toujours étendant la main pour prendre un flacon de médicament – avait déposé dans le ventre de sa mère la semence qui devait devenir elle, et comment sa mère avait, elle aussi, été un fœtus dans une femme. Cette pensée se fondait en une sorte de nébuleux enchaînement charnel remontant le cours des ans – il ne formait pas d'image à proprement parler, mais il était chargé de l'immanence qu'il portait en lui, prête à surgir» (p. 274).
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