Baleine de Paul Gadenne (16/09/2011)
Crédits photographiques : Karl Josef Hildenbrand (AFP/Getty Images).
Qu'il nous semble loin, le temps, pourtant si proche, où Hubert Nyssen pouvait écrire qu'un petit miracle s'était produit dans le Landerneau littéraire (ce sont ses propres termes) lorsque, en 1982, les éditions Actes Sud publièrent, en un court volume d'une quarantaine de pages, l'une des nouvelles les plus lumineuses écrites en langue française, Baleine de Paul Gadenne.
Ce texte somptueux, aussi pur qu'une eau de source, fut, avec deux autres nouvelles de Gadenne (L'intellectuel dans le jardin et Bal à Espelette), de nouveau publié par Actes Sud dans sa collection de poche Babel, dix ans plus tard, et absolument rien ou presque rien ne se produisit (1) qui eût alors dû se produire : la reconnaissance, l'évidence que Paul Gadenne est un des plus grands écrivains du siècle passé, si peu avare en impostures littéraires.
Paul Gadenne l'oublié, l'ignoré, n'aura donc eu droit qu'à un seul minuscule miracle, du moins éditorial et, comme tous les miracles, celui-ci fut non seulement éphémère mais ne modifia pas sensiblement la marche mécanique, dévorante, du monde et des innombrables événements qui s'y produisent, tels que le journalisme, qui ne voit rien que le gros animal cher à Simone Weil, les rapporte.
Tout comme l'irruption, dans un univers tout près de s'engloutir dans des mollesses d'insignifiance et de discussions blasées, d'une baleine échouée, le texte qui décrit la rencontre entre Pierre, Odile et le cadavre de l'immense cétacé, est lui-même miraculeux par son économie la plus secrète : cette courte nouvelle comportant moins d'une trentaine de pages dans sa nouvelle édition, est une révélation ou, pour le dire en employant un terme moins anodin, une apocalypse.
Toute révélation est brutale, en ce sens qu'elle déchire le cours des choses, crève la toile où se projette le grand spectacle du monde qui est la bête sociale. Il n'est donc pas étonnant que, questionnés par Pierre au sujet de la baleine échouée sur une plage, quelques personnages (le facteur, un camarade employé au Cadastre, une femme de la côte), dont les versions de l'événement divergent d'ailleurs sensiblement, rejettent celle-ci non seulement dans la catégorie des événements sans importance mais doutent même de sa réalité bienfaisante en la réduisant à un fait ridicule (cf. p. 12), consigné, allez savoir s'il en vaut vraiment la peine, en dixième page d'une gazette locale.
C'est donc parce que l'événement de la baleine échouée paraît condamné, c'est donc parce que la réalité de l'animal mort est d'emblée écartée par les incrédules que Pierre et sa compagne décident d'aller le voir. Eux seuls paraissent avoir compris que l'irruption du miracle est aussi le synonyme d'une déhiscence de la parole n'ayant strictement aucun point commun avec le bavardage des badauds et celui des journalistes rapportant les nouvelles d'une guerre grondant au loin, dont le cétacé mort est peut-être le symbole confus. Cette parole miraculeuse est celle d'un «récit légendaire» (p. 10) ou d'un «conte de fées» (p. 16), apparemment seuls capables de réveiller les compagnons de Pierre de leur engourdissement parce qu'ils convoquent les puissances reines de l'enfance, parce que tous deux constituent une parole enfantine et non point infantile, la parole de l'enfance étant accord avec le monde entier des choses, y compris même monstres fabuleux et «animaux merveilleux» (p. 23), la parole infantile étant bien au contraire celle qui nous éloigne de la vérité des êtres en dressant devant nos yeux l'écran de fumée journalistique, la fausse parole des cacographes et de celles et ceux qui se paient de mots.
Si la parole enfantine, celle des fées (dont la racine étymologique la plus lointaine, fari, évoque l'acte de parole) révèle l'incarnat d'une bouche encore joyeusement collée à la nature vierge et souveraine, la parole infantile, le bégaiement du vieux faune, le bavardage d'un de ces vieillards tout entiers érogènes, comme si la moisissure de la jouissance perpétuelle avait remplacé leur cerveau et chaque muscle, chaque organe de leur corps par une matière spongieuse, aussitôt humide qu'elle est touchée, le monodique ressassement sénile, lui, en a fini, croit en avoir fini une bonne fois pour toutes avec le soi-disant berceau de la création, la nature détestée et contrainte, chaque jour, chaque heure, à faire, de préférence devant une glace, son petit numéro de caniche savant. Si le grand écrivain n'a jamais besoin de singer l'enfance, le mauvais, lui, l'écrivain déchu n'en finit pas, comme une prunelle éternellement dilatée, un œil immense tournant à vide, de guetter les pas alertes et insouciants de Mouchette et de Steeny.
Mais ce récit légendaire, même s'il nous permet d'échapper, je le disais, à la «masse confuse des choses vues et des comptes rendus d'après nature» (ibid., l'auteur souligne), à son tour est caduc si on le compare à la vision qui sera celle de Pierre et d'Odile devant le cadavre de la baleine.
Toute vision du miracle est par avance indescriptible et, dans ces quelques pages d'une densité prodigieuse, Paul Gadenne n'aura de cesse de tenter de décrire non seulement une baleine réduite à sa blancheur symbolique et rappelant celle, ô combien métaphysique, de Melville, mais aussi le paysage qui est le cadre de la rencontre entre nos trois personnages, un homme, une femme, un animal dont la décomposition est interprétée comme la répétition, ou l'annonce c'est tout un, d'une venue qui doit ouvrir les «cycles fermés du temps» (cf. p. 25) : «Que ton règne arrive – ah, qu'il arrive ! Nous avons soif de ce qui dure. Nous avons assez respiré le soufre des flambées éphémères, assez pleuré sur les cycles fermés du temps !...»
Décrire la pourriture de la chair, la lente décomposition de l'énorme cadavre donc les jus ruissellent sur le sable et retournent à l'océan, évoquer l'épure d'une plage baignée par la mer qui elle aussi ne cesse de se dérober (cf. p. 13), c'est tenter l'impossible : donner un cadre rassurant, matériel, naturel, à ce qui nous bouleverse, à l'inattendu, au miracle, à la terreur sacrée qui signe l'aventure de toute rencontre (2), en un mot, au surnaturel, aussi surprenant et évident qu'un sourire d'enfant.
Ainsi, la rencontre que nous décrit Gadenne peut-elle se lire de plusieurs façons : rencontre avec l'animal pourrissant bien sûr, mais aussi rencontre entre un homme et une femme que l'on devine amants, rencontre avec le chant du monde qui, lui, sans ambiguïté, souffre en raison de la folie des hommes (3), rencontre avec un paysage, un «univers étalé, aligné en quelques grands traits souverains» (p. 17) comme ceux tracés par la main géniale d'Hokusai, et cette plage réduite à quelques traits, devenant le non-paysage par excellence, le vide (4), est la plage du monde en somme, celle où deux êtres que l'on dirait être les seuls survivants d'une catastrophe (5) sont venus pour rencontrer...
Quoi ? L'événement le plus banal, la naissance du Christ saluée par les Rois Mages comme la mort de «l'animal biblique», du «Léviathan échoué» (p. 28), mais en même temps de l'événement le plus scandaleusement nouveau, à ce point inouï qu'il faut le déchiffrer (cf. p. 22), tenter de lire puis de comprendre les signes qui nous sont donnés (cf. p. 21), en gardant toutefois à l'esprit que son essence secrète se dérobera toujours, comme «la paume d'une main vide» (p. 18) ou la couleur blanche de la baleine, qui est, nous dit Gadenne, «un blanc sans lumière, un blanc gelé, entièrement refermé sur lui-même, tournant le dos à toute gloire, avec une résignation à peine pathétique, vraiment le blanc d'une baleine qui ne faisait pas d'histoires, qui fuyait l'"éloquence et défiait terriblement les mots» (p. 20).
Quelle est donc la nature de pareille rencontre ? Je crois qu'une bonne façon de définir le miracle ou l'essence du miraculeux serait de prétendre qu'il se tient à la jointure entre la nature et ce qui la dépasse, la surnature, sans jamais pourtant la forcer, la déchirer, en violer la pudeur. Le miraculeux est sas, frontière frémissante entre le visible et l'invisible, et c'est sur cette crêter qui est «limite» que se tient l'artiste; évoquant le cadavre de la baleine échouée, Paul Gadenne écrit ainsi : «Tout cela à la limite de l'informe, frontière mouvante où l'image d'une grandeur engloutie et celle d'une conscience dissipée dans la matière rivalisaient avec l'obsession de l'odeur et les chimies de la liquéfaction» (p. 23).
Ainsi le miraculeux est-il vie et mort, récapitulation de la vie, Reprise, au sens que Kierkegaard puis Gadenne qui l'a lu avec passion ont donné à ce mot : «Peu à peu, sous nos yeux, ce cadavre entrait dans sa vraie gloire. Il devenait le lieu où se rejoignent les jardins frappés par la foudre, le dernier chant des oiseaux perdus, les fruits rejetés trop tôt par les ventres des femmes déchirées. Les eaux du déluge se retirant, nous marchions sur cette vase étrange où la mort est grouillante, où se lèvera le blé des pharaons» (p. 24).
Ainsi cette «défaite, cet effacement silencieux, cela redevenait une présence» (p. 27), ainsi la lente décomposition du cétacé puant peut devenir l'occasion, insoupçonnable pour les badauds, d'une révélation bouleversante d'être, immédiatement, humblement, à notre portée, comme Pierre et Odile le comprendront dans les toutes dernières lignes de la nouvelle de Gadenne, au moment où, pourtant, Odile n'est plus aux côtés de Pierre, alors que le petit miracle qu'est toute rencontre véritable n'a peut-être pas laissé autre chose, sur le visage de la jeune femme qui vient de quitter son compagnon, qu'un sourire timide et confiant.
Notes
(1) Paul Gadenne, Baleine suivi de L'intellectuel dans le jardin et de Bal à Espelette (lecture d'Hubert Nyssen, Actes Sud, coll. Babel, 1992). Les pages entre parenthèses renvoient toutes à cette édition.
(2) «Il y avait donc une coïncidence entre les bouleversements de notre époque, le miracle des âmes qui se reconnaissent, et les hasards des remous côtiers» (p. 14).
(3) «Je disais à Odile, en chemin, que la baleine achevait cet univers chaotique, secrètement accordé dans l'invisible, qu'elle était un monument posé sur le cataclysme européen» (Ibid.).
(4) Le vide, la tentative héroïque pour en signifier la présence, sont deux thématiques évidentes du texte de Gadenne.
(5) Thème apocalyptique par excellence que celui de la solitude absolue des derniers survivants de l'humanité, que l'on retrouve dans le texte de Paul Gadenne : «Cette baleine nous paraissait être la dernière; comme chaque homme dont la vie s'éteint nous semble être le dernier homme. Sa vue nous projetait hors du temps, hors de cette terre absurde qui dans le fracs des explosions semblait courir vers sa dernière aventure. Nous avions cru ne voir qu'une bête ensablée : nous contemplions une planète morte» (p. 28).
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