La plume et le pinceau : à propos de L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni, par Jean-Baptiste Fichet (17/11/2011)

Crédits photographiques : Johannes Eisele (AFP/Getty Images).
Qu’on ait crié au chef-d’œuvre à propos du premier roman d’Alexis Jenni nous en dit moins sur L’Art français de la guerre que sur l’art français de la lecture. «Chef-d’œuvre ! Coup de maître !» Et puis, hélas : «Coup de Jenni !» Un néo-Sainte-Beuve féru d’expressos se déclare sans crainte «soufflé par un tel souffle romanesque», quand il est parlé ailleurs de «souffle ébouriffant» : zéphyrs en perspective, qui nous font craindre un rhume. Si peu de pudeur indisposerait si l’on ne concevait qu’avaler cinq romans nuls à la semaine affaiblit le goût du critique professionnel, le rend volontiers tendre, et tolérant.
Étrange tout de même, ces critiques qui disent «chef-d'œuvre» sans jamais rendre sensible aucune joie. Enthousiastes froids, gobeurs vite pâmés, rassasiés, ressaisis : le prochain chef-d’œuvre les requiert. On ouvre donc L’Art français de la guerre, et l’on retient son souffle devant tant de souffle annoncé…
On respire. Car le premier chapitre est beau, comme est beau son titre frais et désuet, sonore comme un vers populaire – Le Départ pour le Golfe des spahis de Valence. Entre deux joutes amoureuses à l’abri des flocons, un narrateur lève la tête pour apercevoir, par-dessus sa couette et sur l’écran, la première guerre du Golfe, et s’étonne de l’apparition de ce débris : l’armée française, jadis honnie, soudain aimable, revenue de guerres sans baptême et sans mémorial, honteuses entre toutes, et qui font se retourner la France dans son mauvais sommeil. Les spahis de Valence s’en vont vers une guerre qui aura bien lieu, déclare le narrateur à rebours du mot fameux de Baudrillard, elle aura lieu en dépit des écrans, laissant dans sa traîne de phosphore d’un côté des chars irakiens comme des «boîtes de ravioli éventrées jetées au feu» (p. 22), de l’autre des soldats occidentaux «mystérieusement malades, insomniaques, angoissés, [mourant] d’un effondrement intérieur du foie, des poumons, de la peau» (p. 21). Oui, remarquable premier chapitre, où tout se parle et se répond : une couette voluptueuse, un écran de télé, la paresse, les flocons tombant sur Lyon, le désert irakien, l’armée française, la guerre, l’Histoire, la fin; où affleure, c’est vrai, un souffle, et la grâce d’un style ni pompeux ni timide. Comment ne pas espérer d’une telle ouverture ?
«Je narrais, je narrais, alors que j’aurais voulu montrer» (p. 20), soupire le narrateur de L’Art français de la guerre, peu avant sa rencontre avec Victorien Salagnon, parachutiste peintre qui lui révèle sa « guerre de vingt ans», et bientôt lui enseigne l’art de la peinture, l’amour de l’encre; en retour, le narrateur écrira son histoire, de la France en 1943 à l’Algérie en 1963 – du maquis à la torture. Ainsi alternent, dans le récit, deux destins censés s’éclairer l’un l’autre. L’ambition d’Alexis Jenni, c’est de rendre leur épaisseur aux guerres françaises occultes et l’existence à leurs protagonistes, puis de montrer la survivance du prurit colonial dans une France contemporaine nostalgique de la force. Face à face, un ancien soldat et un narrateur puceau du sang, de la mort, donc de la vie.
«Je narrais, je narrais, alors que j’aurais voulu montrer» : or c’est quand Jenni narre que tout bientôt s’endort. C’est quand Jenni narre que tout devient plat comme le bruit, comme un roman d’aventures débitant son fracas. Qu’il ne narre plus, quelque chose enfin paraît, se montre. Intuitions, épiphanies vraies : c’est dans la pause, l’aparté, que Jenni brille, qu’il s’agisse de saisir l’opération Tempête du désert dans sa glaciation hertzienne, ou, dans telle scène élégiaque, de rappeler le corps de l’amante, sa chair périssable, non dans l’instant – ce singe de l’éternité – mais dans la lumière du temps qui passe; qu’il s’agisse enfin, dans une scène ô combien plus terrifiante (et cocasse aussi !) que les guerrières, laquelle vaut à elle seule la lecture de L’Art français de la guerre, de faire s’enchaîner une révélation au rayon boucherie d’une grande surface, une déambulation fébrile dans un marché des horreurs, la cuisson alchimique de mets atroces, enfin un balthazar sanglant, farandole hallucinée de tripes chinoises, de boudins géants, de têtes de moutons, de crêtes de coq : chair et sang mystiques où viennent plonger les mains lubriques du narrateur-sacrificateur.
La plume de Jenni n’est grande qu’enveloppée de silence : silence de la contemplation, de l’extase ou de la fièvre. Qu’elle en sorte, et c’est l’enfer de la cavalcade, du souffle coupé : la sombre aventure en veux-tu en voilà… Il y a pire hélas : c’est le commentaire. Commentaire, c’est justement le titre générique – clin d’œil finaud à la Guerre des Gaules – des chapitres consacrés au présent, à la vie du narrateur. Que Jenni est sous lui quand il veut commenter ! Nulle neutralité dans L’Art français de la guerre, mais un défi : rendre la France à elle-même, à sa langue, engorgée par les guerres coloniales qui en ont fait «la langue de l’interrogatoire» (p. 582). Nulle neutralité, et qu’importe ? tant qu’on ne déchoit pas jusqu’à écrire que «les groupes si divers ne veulent plus vivre ensemble»  (p. 196), que «nous mourons à petit feu de ne plus vouloir vivre ensemble» (p. 483), que les «vrais problèmes […] sont toujours sociaux» (p. 321) et – pour les durs de la feuille – que «les vraies questions […] sont toujours sociales» (p. 459). Dominique Wolton, sors de ce corps ! Si les vraies questions sont toujours sociales, à quoi bon n’être pas sociologue ? À quoi bon peindre ? L’accablement de subir ces dégazages de la prose jennienne, comme du mazout sous l’encre chérie !  «Il est des morceaux pourris en notre langue, observe le narrateur, une part malsaine de mots immobilisés, de sens coagulé» (p. 582). Pourquoi alors se compromettre avec les plus pourris, les plus souillés d’entre eux, soudain allumés comme des néons de local associatif ou de salle de rédaction ? On voit que c’est moins par touches d’encre de Chine qu’à coup de rouleaux de peintre en bâtiment que Jenni s’emploie à démontrer que «la pourriture coloniale nous infecte, nous ronge, revient en surface» (p. 191).
On a dit Jenni dégagé, subtil. A-t-on seulement lu les sketchs épouvantables qui parsèment son livre ? Si le parti pris n’a jamais empêché aucun roman d’être grand (qu’on pense aux Démons), il en est autrement de ces petites vignettes qui foisonnent dans L’Art français de la guerre et ne dépareraient pas une campagne de «sensibilisation citoyenne» : ainsi, non pas une, mais deux scènes de contrôle d’identité (pour ceux qui n’ont pas la télé  ?); puis la quête, par un grand-père toqué de généalogie, de ses origines dans son code génétique, résolue dans la révélation pas même comique qu’il est un Celte ; enfin l’épisode le plus ridicule de tous, où l’on voit le narrateur penché à son balcon observer le va-et-vient d’une femme voilée, tandis qu’un beauf voisin survient pour se féliciter de l’imminent traitement d’icelle et de ses semblables par le «Groupe d'Autodéfense des Français Fiers d'Être de Souche», également appelés… GAFFES, milice urbaine ayant pour chef Mariani. Ah, Mariani ! Sublime personnage… Tout entier nuances et clairs-obscurs… Ancien combattant d’Indochine et d’Algérie, ami de Salagnon, ce fatal abruti bas du front se barricade avec sacs de sable et armes lourdes dans une tour de la banlieue lyonnaise. Mariani, c’est, on l’aura compris, la pénible figuration de la démangeaison coloniale, de l’avenir de la France. Mariani qu’on nous montre encore incapable d’admettre un Irlandais dans le vainqueur noir d’une épreuve de cinq mille mètres... Ô finesse !
Le narrateur, hoquets exceptés, laisse comme personnage plus de prise à l’ambiguïté. Car celui qu’on croit d’abord un antiraciste bon teint tourne autour du tabou de la race comme un peau-rouge autour de son totem. La race, c’est le charme simplificateur dont il tente, comme un diable, de se désenvoûter, et la France en même temps. Est-ce voulu, Alexis Jenni a fait de son narrateur ce monstre très actuel : un antiraciste obsédé de la race, tout plein d’elle et la haïssant, et s’épuisant à en tuer la bête idée. (Et c’est au moyen de périphrases qu’on nous fait suspecter dans la bien-aimée du narrateur une descendante de «ceux-là qui s’installèrent ici» (p. 608), comme si l’auteur avait senti qu’annoncer d’emblée la couleur eût été décidément trop grotesque). Il y a la race, il y a le sang : ce dernier pas seulement dans la guerre, mais dans les amantes – tout entières cœurs et ventres et gorges bouillonnants –, dans les tripes, enfin dans le verbe, qui est le sang des sangs. Et puis le sang irisant la surface de la Saône, la dernière nuit, tandis que de la ville parviennent des rumeurs de guerre civile. La race, le sang, et même l’odeur : ainsi celle de la cuisine chinoise, et donc peut-être, songe le narrateur, de la peau chinoise : «Il faudrait pour le savoir embrasser une belle Chinoise ou une moins belle, peu importe, mais la lécher continûment, en toutes ses parties pour en avoir le cœur net. Pour savoir si la différence entre les races humaines consiste en une différence de cuisine, une différence de pratiques alimentaires qui a l’usage imprègnent la peau, et tout l’être, jusqu’aux paroles et enfin la pensée, il faudrait étudier minutieusement la chair» (p. 121). Race, sang, odeur. «L’identité est imaginaire», répète le narrateur – et tant pis pour la sauce saté humée à fleur de peau; «l’identité est imaginaire» : ce mantra, il le récite sans se demander jamais si ne l’est pas tout ce qui importe, l’altérité par exemple, ou la dignité humaine, et en somme : tout ce la guerre fait voler en éclats.
«Les problèmes de la colonisation se posent avant tout en termes de force», écrivait Simone Weil en 1938. Le fantasme de la force, c’est, selon Jenni, tout ce qui reste de la feue France – pour parler cette fois comme Guy Dupré –, de cette France qu’il est désormais saugrenu d’invoquer : «Je pense à la France; mais qui peut dire sans rire, se demande le narrateur, qui peut dire sans faire rire, qu’il pense à la France ?» (p. 160) France : nom ridicule, bavard, grandiloquent trop lourd à porter, nom menteur, comme «De Gaulle, ce menteur flamboyant, ce romancier génial qui nous fit croire par la seule plume, par le seul verbe, que nous étions vainqueurs alors que nous n’étions plus rien» (p. 324). Quand on n’est plus rien, nous dit Jenni, on s’en remet à la force; celle-ci échappée, on en rêve. Hypothèse féconde, mais dans le roman ? La force, c’est au fond tout ce que l’auteur rapporte de sa «guerre de vingt ans»; la force, soit le mal bête et plat, aisément transportable dans la brutalité bonhomme de robocops patrouillant dans les banlieues de France. Les paras de Jenni ne se sentent pas tuer ni torturer; ni dégoût, ni joie, ni férocité, ni honte, ni rien : rouages et ressorts – mécanique huilée des instincts. Jenni nous le gouache à grandes lettres : ni héros ni salauds, mes paras ! Contre-cliché qui est encore un cliché. C’est la banalité du mal dans la jungle, c’est Eichmann dans les villas-prisons d’Alger. Il faudrait d’autres mots. Certains qui ont contemplé la force les ont cherchés : écrivains-guerriers tels Richard Millet, lequel, dans sa superbe Confession négative, parle follement de l’innocence du guerrier, ou comme Ernst Jünger, ce gentilhomme qui ne prend pas de gants et en appelle aux puissances de la désinvolture : cynisme cosmique trop au-dessus d’un bœuf comme Mariani.
«Je suis convaincu que la palette de ce que vit l’humanité n’est pas si large. Ce qu’a vécu quelqu’un d’autre ne m’est pas étranger», confie l’auteur dans un entretien donné avec Marien Defalvard au Nouvel Observateur. De là peut-être le peu d’étrangeté dans la guerre de Jenni, lequel affecte la distance. Ni héros ni salauds : des âmes broyées, et à peine des âmes. Sous nos yeux, un maigre bouillon de culture, de bactéries se phagocytant les unes les autres : c’est là tout le secret, le simple secret, de la force... Jenni croit tout dire, ayant dit force. Or elle dit si peu ! Factice, sa puissance romanesque est celle de l’évidence. La guerre, c’est alors peu de chose : un refrain connu dont on sifflote la brutalité. Les ténèbres de Jenni n’en sont pas, qui sont naturalistes et froides, d’une froideur qui ne dit rien qu’elle-même, se complait dans sa congélation tropicale. Peut-être, après tout, est-ce là le tragique selon notre écrivain : des hommes qui ne peuvent plus se payer le luxe ni de la nostalgie pour des valeurs obsolètes, ni de la pleine et entière fascination pour le mal. Si les jeunes miliciens de Mariani sont des «orphelins de la force» (p. 324), les paras de Jenni sont orphelins de tout idéal comme de tout effroi.
L’Art français de la guerre ne nous déçoit que parce qu’il sait d’emblée se placer à une certaine hauteur; hauteur plus facilement atteinte par le Jenni peintre, poète, que par le plat trousseur d’épopées, sans parler du commentateur pompier, tout occupé de ruiner son édifice avec la rage pataude de l’idiot, et tombant du haut de son style dans la mauvaise prose journalistique, comme un flamant dans la mare aux canards. Restent, par-delà le ronron épique et un «commentaire» parfois balourd, de beaux jets d’encre, et la marque royale des défis qu’on relève. Son sujet a compté dans la fascination exercée par le livre d’Alexis Jenni, et pourquoi pas, tant que l’on garde à l’esprit que «la vie de la peinture est non pas le sujet mais la trace de ce que vit le pinceau» (p. 488).

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