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14/10/2011

Du temps qu'on existait de Marien Defalvard

Crédits photographiques : Marco Ugarte (AP Photo).

4136WPfFrOL._SL500_AA300_.jpgÀ propos de Marien Defalvard, Du temps qu'on existait (Grasset, 2011).
LRSP (livre reçu en service de presse).

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«Passent les heures, passe l'ellipse, passe le temps.»
Marien Defalvard, Du temps qu'on existait.


Je comprends parfaitement que Marien Defalvard soit d'ores et déjà détesté par nombre de journalistes et d'apprentis écrivants. Le livre qu'il a écrit est un crachat sur leur face blême, une insulte à leur manque de talent, un coup de pied à l'énorme cul avec lequel ils font des textes et des livres.
Voici un jeune écrivain (mais pas si jeune que cela, puisqu'il a commencé à écrire il y a plusieurs années) qui, visiblement, parle et parle bien, qui réfléchit avant de parler ou plutôt, et à cet âge c'est troublant si l'on garde prudemment en mémoire le souvenir de ce que nous étions, les uns et les autres, à l'âge de 19 ans, dont l'acte même de parler s'accompagne de pensée.
Marien Defalvard sait écrire aussi, alors que les journalistes, surtout lorsqu'ils accouchent laborieusement (ou semestriellement, c'est tout un) d'un roman, ne savent généralement pas écrire, et ils ne savent pas écrire y compris même dans leurs cacographiques notules journalistiques. J'en connais plusieurs. Pas de noms, ils sont déjà saponifiés. D'ores et déjà et pour le dire en peu de mots, Marien Defalvard est impardonnable et peut-être, allez savoir, infréquentable, puisqu'il a l'audace de peindre la vie végétative d'un homosexuel qui semble n'être, tout entier, qu'une immense pupille fixée sur un monde qu'il est incapable de saisir et encore moins de retenir. Ce narrateur, plus sensible qu'un Charles Du Bos qu'on aurait condamné à rester assis en faisant devant lui défiler un décor tour à tour plaisant ou déprimant, n'existe pas, en dépit même de la rigueur avec laquelle Defalvard a retracé son parcours : une vie d'homme, c'est si peu, quelques dates, quelques souvenirs qu'il faut sauver des eaux de l'oubli qui montent et grondent, un livre aussi, pas du tout un roman comme nous l'indique la première de couverture et comme, en troupeau, le répètent les moutons.
Il est ainsi tout à fait évident que les nains ayant en bouche une bouillie prédigérée de quelques mots de novlangue ne pardonnent pas à Marien Defalvard l'utilisation, pour le moins experte et parfois génialement intuitive (et aussi, bien sûr, surfaite), d'un vocabulaire un peu plus riche que la centaine de mots qu'ils réagencent des milliers de fois dans leurs petits textes insignifiants qu'ils nous vendent comme de la critique littéraire. Écrivant non pas pour eux mais pour écrire, Defalvard a le culot de leur apprendre, bien malgré lui, ce qu'écrire veut dire. Impardonnable, jeune homme, vous pensez donc que vous irez loin, sur les côtes sauvages où des gamins géniaux ont contemplé l'horizon noyé de brumes, rêvant d'arracher leur pied crotté aux vieux pontons de l'Europe ? C'est que vous finirez, alors, aussi mal qu'eux, tant pis pour vous, nous vous avions pourtant prévenu.
Enfin Marien Defalvard, pour le moment du moins et avant, sans doute, qu'il ne soit lui-même lassé par le ridicule cirque médiatique où il a été jeté promptement, par les faveurs d'une campagne de presse qu'il convient désormais d'appeler de son vrai nom, plan marketing, a la crânerie de l'honnêteté, alors que nos journalistes bavardant à la petite vérole comme on dit à la petite semaine, se vendent, comme des putains, au plus offrant.
Marien Defalvard ne va pas être aimé. Du reste, il ne l'est déjà pas si j'en juge par les âneries envieuses que j'ai pu lire sur son cas puisqu'il s'agit bien d'un cas, quelques prodigieux jeux de mots (Defalvard, ça rimarien) aussi, disséminés sur la Toile infra-verbale et qui pourtant, comme toujours, sera la seule, si quelque chose doit être écrit ayant de l'importance sur ce premier livre, à l'écrire.
Ici, donc. Ailleurs ? Je vous demande : où cela ? Nous sommes d'accord, je n'ai rien vu moi non plus qui vaille la peine d'être signalé.
Un aveu, tout d'abord, guère surprenant. C'est la lecture d'un texte imbécile commis par un certain Jérôme Dupuis pour L'Express qui a failli me décider à ne point lire ce premier roman exceptionnel qu'est Du temps qu'on existait. On a de ces faiblesses parfois, lire des nullités, pour se rappeler ce qu'écrire, et lire surtout, veut dire. Ici et uniquement ici, de nouveau.
Faut-il être un lecteur de maigre acabit pour critiquer ce texte en l'attaquant de dos, par ses égouts même, quelques surcouches de vocabulaire précieux, quelques trop longues phrases dont les méandres parfois s'enlisent, alors même qu'y éclate une écriture évidente qui rachète tout, non seulement les inévitables défauts d'un roman, d'un premier roman, de n'importe quel roman, fût-il le plus grand, d'un livre qui n'est pas un roman nous y reviendrons, mais encore la stupidité crasse de poussifs sous-pigistes qui pousseront leur stupéfaction courroucée jusqu'à lui faire rendre un comique cri de poule effarouchée ?
Faut-il être à ce point immobilisé dans une gangue de connerie pour ne point tenter de forer cette véritable mine qu'est le roman de Defalvard, et, en le forant, de faire, avec un peu de chance, découvrir à son propre auteur des veines qu'il n'avait pas soupçonnées ? En voici une : un roman, mais un véritable roman, voilà ce qu'il reste à Defalvard à écrire, il a du temps, car Du temps qu'on existait n'est qu'une espèce de tour de chauffe, un prodige languide et hallucinant, un chant, réellement beau, qui s'élève souvent jusqu'à des hauteurs de pure poésie et s'affaisse, souvent aussi, dans les ruelles ennuyées et recouvertes de neige, par exemple celles de Lyon. Lyon résumé à la neige et à l'ennui, ma foi, ce n'est pas si injuste que cela, je puis vous dire que mes trente années passées dans cette ville étrange et (autrefois) fermée peuvent en fin de compte se résumer à ces deux mots : ennui et neige, froid aussi, froid glacial de certains hivers, et que dire de la chaleur étouffante de certains étés, du moins avant que le fameux dérèglement de nos climats n'égalise les sautes d'humeur de cette ville au climat jadis continental, brutal comme un soudard qui vous glace ou vous brûle.
C'est à Lyon aussi que se dessinent, peut-être, les contours du véritable roman que Marien Defalvard écrira un jour s'il doit l'écrire, roman, vrai roman pour le coup qui évoquerait, belle période faite d'ombres et de lumière où déployer un talent si évident de la silhouette, de l'état d'âme à peine esquissé, saisi dans sa première tige proustienne, la période de la guerre : «Ce qu'était Lyon en 41, 42, et ce qu'y faisait mon père. J'aimerais peindre la fresque tragique et obscure, un grand tableau goyesque, les nazis en plus, mais je ne suis pas bon pour cela, les ambiances de terreur, la Milice, mon père qui embrassait une Allemande, la ville occupée [...]» (p. 251).
Bon pour cela justement, il va falloir le devenir, Marien Defalvard, car ce premier roman qui n'en est pas un ne peut être suivi d'un second qui lui ressemblerait comme un frère jumeau. Maintenant que la substance même de l'écriture, c'est-à-dire le temps, a été soupesée et malaxée, il va falloir s'y jeter, ne pas craindre le bain et même, la possibilité, avant que celle d'une île, de la noyade. Après À rebours, Huysmans a été obligé de suivre l'unique impératif catégorique auquel obéissent les écrivains, la cohérence, descendre encore plus profond, avant la grande remontée vers la lumière et, surtout, une réalité qui ne se contenterait plus d'être vue par un œil cyclopéen comme celui du Seigneur des anneaux ou, moins connu, celui qui trône au fond d'un cratère dans La Montagne morte de la vie de Michel Bernanos. Il ne suffit pas, Marien Defalvard, de contempler, sidéré, la prunelle torve de ce chien jaune qui hante les pages de votre livre, vous allez devoir le suivre, cet animal psychopompe, là où il vous mènera, dans le royaume du chaos, duquel il faudra extraire, comme une nouvelle pépite d'or, le prochain livre. Il va falloir vivre, écrire, se désembourber du mauvais rêve que sont, de l'aveu même du narrateur, ces années non point sombres mais «éteintes, dans des lumières de photographies, de rayons blancs» (ibid.). Il va falloir écrire et pas se contenter de publier, coup éditorial oblige, ce que vous avez déjà écrit depuis des années dites-vous.
Retrouvons pour l'instant nos têtards de flache croupissante qui ne pardonnent pas à Marien Defalvard de les avoir laissés, d'un seul bond hors de la mare, croupir dans leurs bulles malodorantes, qui éclatent à la surface avec un petit bruit de mollesse outragée.
Faut-il, comme tel autre cacographe, ne rien comprendre à ce qu'est la littérature pour, dans un style qui ferait honte à une souris de laboratoire, attaquer (et encore, vaguement, lamentablement) l'auteur d'un texte pour ne pratiquement rien écrire de sensé sur ce dernier ?
C'est bien vrai, c'est prouvé, c'est mille fois inscrit au fronton de l'impérissable bêtise, nos imbéciles ne savent pas écrire mais, comme l'avait si bien compris un Julien Gracq profondément dégoûté dans sa Littérature à l'estomac, un livre d'une si épatante et juste actualité, grands dieux, qu'est-ce qu'ils bavardent, ils finiront bien, si nous les laissons faire, par transformer la littérature, et aussi la critique, en bavardage interminable !
Il ne se tairont pas. Il ne se sont pas tus depuis que le placide Gracq, en haussant les épaules, les a désignés sous leur vrai nom : des marchands du temple, des vendeurs de criée. Et puis ils ne me liront pas, suis-je bête, les marchands n'ont la tête qu'à leurs marchandises.
Finalement, il est peut-être plus difficile de plonger dans cette flache remplie d'animalcules, pour un écrivain, que de sauter sans trop réfléchir dans le grand bain de la littérature, qui est aussi de jouvence. Nous verrons bien, Marien Defalvard n'est quand même pas le premier écrivain qui sache pratiquer les longs exercices de respiration retenus dans le souffle de ce magnifique petit mot qu'est l'apnée (1).
Le titre du roman de Marien Defalvard est trompeur : le temps perdu, le temps retrouvé par les souvenirs et, bien sûr, la magique reconstruction de l'écriture qui tente par tous les moyens de capter la voix, les sons, les timbres et les tons rocailleux formant un grondement, une sorte de «tremblement des jours, qui s'ébranle des vastitudes du temps, plus enfoncées encore» (pp. 127-8), n'est pas le sujet véritable du texte de cet auteur dont le personnage nous fait l'aveu, troublant, qu'il ne peut dater précisément l'instant où tout a basculé (cf. p. 61).
C'est justement cet instant qui constitue le cœur véritable du roman, son point de Lagrange depuis lequel nous pouvons, sans bouger, l'observer attentivement : non point le passé perdu et reconquis, fière mais illusoire tentative finalement réactionnaire au sens premier du mot, qui est la matière même des plus grands livres que l'action, forcenée puisqu'elle ne peut qu'être l’œuvre de l'écriture et que celle-ci, comme l'homme qui la porte, est soumise au temps qui dévore tout, consistant à cristalliser le moment aussi éphémère que prodigieux d'absolue plénitude où la ruine s'avance, tout notre corps nous en avertit, pour léprer les murs de la haute demeure qui, comme celle des Usher, finira par s'écrouler, alors que, pour le moment, le mal étrange et sournois n'a pas encore détruit l'édifice, ne s'est même pas attaqué aux fondations. Au petit jeu des références plus ou moins évidentes que le texte de Marien Defalvard charrie comme un ciel de traîne la pluie, une est occluse, refermée sur elle-même, inconnue peut-être du jeune écrivain mais pas moins pertinente puisqu'il s'agit du texte qui, le mieux à ma connaissance, décrit l'intense et muette sidération pendant laquelle ce qui n'était pas encore est devenu, ce qui demeurait en germe, comme une folle et fascinante potentialité, a étendu non pas sous mais sur la terre ses rhizomes, où ce qui ne devrait pas être, le Mal, est pourtant puisque nothing is but what is not, Macbeth de Shakespeare.
Lecture subtile, trop peut-être, nous semblons même forcer le texte de Marien Defalvard qui après tout s'accommode parfaitement d'une lecture simple, évidente, d'ailleurs légitime, autorisée à ne voir dans le livre qu'une banale apologie de la jeunesse et du bonheur perdus, l'écrivain n'étant point avare de notations qui magnifient le passé, parfois confondu avec le rêve d'une enfance retrouvée : «[...] et je sentais bien, je sentais de plus en plus que mon problème n'était pas dicible, pas communicable, pas audible, que je m'enfonçais dans le labyrinthe, sans même encore chercher une sortie, je souhaitais seulement m'enfoncer plus profond, là-bas où les buissons dansaient dans la nuit, je voulais m'éjouir, m'ébattre et me perdre définitivement dans les ténèbres maousses, au fond du parc du château il y a avait peut-être, qui sait, la source de la Nuit» (p. 248-9).
Affirmons, pour faire bonne mesure et conforter cette interprétation obvie, banale, du livre de Defalvard, que le passé constitue même l'unique temporalité du roman, puisque le présent qui ne cesse de se raidir sur le narrateur «comme un cordage, un serpent» (p. 279) est réduit à n'être que l'antichambre, la caisse de résonance du temps enfui qui tout de même infuse, mais de plus en plus faiblement, le temps, vide et gris, de l'écriture comprise comme absence de vie réelle, lente édification de la vie reconquise, celle qui brille au travers des mots : «J'abusais du passé pour me garder de vivre» (p. 243) nous répète à l'envi le narrateur, qui n'est pourtant pas un désabusé ni même un cynique car le bonheur, il l'a «fréquenté, apprivoisé, un voisin de palier et chaque matin» ajoute-t-il, «je lui serrais la main et autour des étangs et dans la forêt noire on faisait de longues promenades» (p. 240).
Les ânes ne manqueront pas de nous montrer leurs dents jaunes en ricanant : ce n'était donc que cela, un gamin perdu dans ses rêves de passé grandiose, un lecteur compulsif de Proust et même d'Aragon que nous saurons faire, bien vite, rentrer dans le rang des amoureux béats de la progression indéfinie, du progrès à tout crin (c'est le cas de le dire) et bien sûr, les ânes se tromperont lourdement, car, une fois de plus, il n'auront pas compris un livre, ils n'auront pas su voir son cœur douloureux, son motif dans le tapis, aussi discret que visible, non pas caché mais visible, mis à la portée de tous, comme la lettre volée de Poe. Ce motif ? Non pas le passé qui coule comme la Tamise impétueuse de Paul Morand. Non pas le présent, dont nous ne savons jamais rien dans le livre de Defalvard et encore moins le futur barré par un enterrement, la fin d'un livre pourtant né de la mort, revenu à la parole comme Monsieur Valdemar, le temps d'un conte effrayant, est revenu à la parole, la parole dolente des morts qui ne peuvent se taire, malchance ou obligation. Non pas le passé, le présent ou l'avenir, ni même leur danse infinie, leur imbrication amoureuse. Mais le passage entre le passé et le présent, entre, disais-je, ce qui est et ce qui n'est pas. Ainsi, le roman de Marien Defalvard n'en est pas un, lui qui représente bien au contraire la matrice de tous les romans, en ceci qu'il saisit l'instant où ils vont se faire, où un texte n'en est pas un, où quelques mots, phrases peut-être, vont se cristalliser définitivement grâce à l'écriture. Marien Defalvard, et c'est ce qui est fascinant dans son texte, nous révèle ce que tout texte, au moins une fois, montre fugacement, mais lui le fait durant plusieurs centaines de pages, lui en fait la matière même de son livre : la naissance de la littérature, le passage du mot à l'écriture, du texte à la poésie, l'hésitation du temps et de l'histoire devant le carrefour de ce qui aurait pu être et ne sera jamais : «J'aurais beau tenter d'accoster la montagne, Dieu loin, très loin de là, et de me nourrir profondément des horizons qui s'écoulent au derrière, dans les vertes prairies de l'absurde et du quoi que ce soit; loin d'y parvenir, je m'écorcherais aux roches, assoiffé devant le porche de ce qui aurait pu» (p. 291).
Ainsi, le secret du livre de Marien Defalvard est une impossibilité : impossibilité de retrouver le passé puisque, comme dans Un beau ténébreux de Julien Gracq, tout a le goût et le «parfum de la fin» (p. 67), impossibilité de stopper l'avancée du temps qui fuit comme la dernière image de la demeure familiale quittée ou plutôt abandonnée (cf. p. 66), impossibilité dernière, se tenant à la jointure des deux autres, de braquer le laser des mots sur l'instant, ouvert et infini comme l'aleph de Borges et tout aussi impénétrable que l'est cette lucarne sur l'infini, insaisissable comme un quark, l'instant, la contraction, la pulsation, le battement de cil du fléchissement ou, pour le dire avec l'auteur, de l'infléchissement, cette seconde d'extrême intensité, infinie comme un aleph, durant laquelle Dante, en voyant le léopard, sait et, tout à la fois, ne sait pas ce qu'il doit faire, continuer à s'enfoncer dans les bois touffus pour trouver Virgile ou regagner ses pénates, alors, nous dit le texte de L'Enfer, que le moment du basculement est inévitable puisque le marcheur impavide se trouve au milieu du chemin de sa vie : «Le paysage s'acquittait de sa tâche avec un certain brio, les prés, les vignes, les mûriers, les châtaigneraies, mais déjà, dans l'air, quelque chose avait varié, un infléchissement, une inclinaison, déjà l'air n'était plus tout à fait le même, la terre moins solaire, le soleil moins fou, le ciel plus ébréché, déjà, mes représentations avaient pris le dessus sur la simple vue, la vue du télescope, les hommes désiraient, finissaient» (p. 56).
Basculement de l'innocence vers l'âge d'homme ? Il est vrai que la tonalité élégiaque de certaines pages peut nous le laisser croire mais nous nous tromperions lourdement en faisant du livre de Marien Defalvard une moderne réécriture des Désarrois de l'élève Törless, une espèce d'éducation sentimentale homosexuelle, d'ailleurs très finement ciselée, toute murmurante d'ellipses et de choses qui ne se disent pas, moins par fausse pudeur, cette rougeur surjouée, que par discrétion.
Nous avons prononcé le mot capital, celui d'infléchissement (ou, comme l'écrit l'auteur, «jour de pivot», p. 96), qui provoquera sans doute quelques mauvaises lectures, de même que la citation du magnifique Guépard de Lampedusa évoqué en exergue d'un chapitre par Marien Defalvard ne fera qu'accroître la gêne, puis la colère des mauvais lecteurs, des lecteurs politisés, ceux qui, incapables de lire correctement, instrumentalisent un texte pour le gauchir et lui faire servir leurs ridicules obsessions.
J'ai aussi employé le mot défendu, celui dont la simple prononciation suffit aujourd'hui, du moins dans les coteries les plus sottes, à vous condamner : réactionnaire, aggravant ainsi mon cas en affirmant que toute grande œuvre romanesque, et sans doute littéraire et même artistique, est, ne peut être que réactionnaire, puisqu'elle est une lutte contre le temps qui dévore, puisque son action même, en s'inscrivant dans le cours du temps, consiste à tenter d'en infléchir l'impétuosité. Marien Defalvard écrit ceci, que je prends le plaisir de citer longuement : «Mais, et comme tant de fois quand on joue avec le temps d'un peu trop près et qu'on s'y brûle les mains, la linéarité de ces jours lyonnais s'est perdue, échevelée; seules, de vingt-cinq années de distance, me reviennent des fulgurances soudaines, matraquantes, enfouies dix secondes plus tôt et incontestables soudain : «comme si c'était hier». Et, sous la couche de monotonie des choses, sous les couvertures d'ennui, elles éclairent un temps toute l'étendue de l'existence; oh ! des moments revenus qui, lorsqu'ils furent vécus, étaient sans charme particulier, sans génie, mais qui, colorés de passé, sont tout à coup dans le sublime, qui, enrobés par mon cœur, le temps, mon cœur dans le temps, deviennent féconds, galvanisés, de plénitude dans le souvenir. Et cela pour deux raisons : car débarrassés de la souffrance qu'il y a à vivre, de la perception vitale sensible et douloureuse, de la fleur de peau, des écorchages et des heurts, et devenus donc de simples images, des tableaux, des personnages et plus des personnes, des décors et plus des paysages; car, aussi, repeints par la mémoire, enrichis en chromes, qui magnifie les instants, qui, malgré l'impuissance, la fragilité, le rugueux de la vie, procure au genre humain sa grandeur, son souffle et sa beauté; ce genre incomparable, tellement vivant et tellement mortel; fini mais fantastique» (pp. 238-9). La mémoire, le travail patient de la mémoire (à considérer le fait qu'elle n'est même pas une mais plusieurs, cf. p. 292) est infini en somme, alors que le temps, bêtement, est fini, s'écoule d'un point en amont à un autre point en aval, tout le travail de l'esprit étant finalement de peindre ces truites pêchées dans le fleuve impétueux de la vie de couleurs fantastiques, qui illumineront d'éclairs de longues journées grises, du moins qui le furent dans la réalité mais que nos souvenirs ont rendu elles aussi prestigieuses, comme si notre être ne pouvait se nourrir, décidément, que de fulgurances, et non de mornes traversées de paysages éteints, comme si notre esprit ne pouvait que réagir face à la pesante et minérale action du monde et du temps comme il va, c'est-à-dire s'épanche, coule, verse, par un effort qui le dresse et, un temps du moins, construit un barrage qui régente les flots.
Mais cette réaction tourne à vide dans le livre de Marien Defalvard, comme si, désormais, dans un temps devenu gris, dans une époque devenue tout entière grise alors que les autres siècles français se sont parés de couleurs chaudes et prestigieuses (2), les modestes épiphanies chères à Joyce, ces instants de grâce où se défait le carcan du monde et se lève le prolifique réseau enserrant les mots avec les êtres et les choses, étaient refusées. Une lecture attentive montrerait que, au détour de telle phrase énigmatique (par exemple celle-ci : «Mais la fin, la vraie fin, le moment clé, je ne saurais le préciser», p. 61), quelque chose a dû, quelque chose doit se passer selon le narrateur, mais nous n'en savons rien et en sommes réduits à combler par le travail de notre imagination les ellipses narratives, comme un terrassier comble de sable un trou, afin que les badauds puissent marcher sans risquer de tomber et pourtant, c'est bien cette déambulation paisible qui est refusée par Defalvard à ses lecteurs. Ces moments souriants, ces instants de grâce, il y en a tout de même quelques-uns, mais comme auréolés d'un prestige qui fait qu'on ne peut, décemment, s'y attarder bien longtemps : «La plénitude, la multitude des jours, leur éternelle vacance, je ne la voyais plus comme la Voie lactée mais proche, inéluctable et sereine, comme un vol d'avion dans le ciel d'été. Car les décennies qu'arrachaient ces instants n'avaient pas le ton mélancolique et pluvieux des petites distances du cœur, mais l'infinité terminale de l'azur quand il bat, l'amplitude éternelle du ciel qui ne voit jamais sa fin, qui dessine les années et les temps longs, qui évoque depuis toute sa hauteur la finalité» (p. 305). À la fin, finalité ou pas, domine le sentiment que l'on n'a pas su voir ce qu'il importait de voir, comme dans telle nouvelle fameuse d'Henry James, La Bête dans la jungle : «Nous nous emprisonnions, pour nous consoler, dans des fous rires pleins d'électricité, impuissants mais frénétiques, car nous étions seuls, dans le secret et la province, perclus de convulsions. Mais on nous avait dotés d'action, et nous savions combattre, et nous étions puissants. Rien ne s'était passé, et nous attendions tout» (pp. 319-20). Rien ne s'était passé, et nous attendions tout, moderne récapitulation de la Confession d'un enfant du siècle.
Tout grand roman est ainsi une reconquête, une Reprise comme le dit Kierkegaard, la tentation d'enclore dans quelques pages d'un livre la fugacité des choses et des êtres qui périssent, le rêve fou, chez celui qui écrit, de survivre à sa propre mort et de dialoguer avec des femmes et des hommes qui ne se douteront peut-être même plus qu'il a été lui aussi un homme ou une femme, qu'il a aimé, qu'il a œuvré, qu'il est mort, mais que sa mort a été vaincue par la charge lazaréenne que mène la littérature contre le caveau et ses portes de fer.
Bien des éléments (mais nous avons vu que le narrateur les avait démentis), dans le roman de Marien Defalvard, peuvent à juste titre nous laisser penser que le narrateur, baignant dans ce qu'il nomme un «fond d'aigreur désenchantée» (p. 73), risque de se laisser enfermer dans «l'étranglant carcan du passé» (p. 82) transformant les projets en regrets, les espoirs en souvenirs, la vie en mort, même lorsqu'il faut à tout prix, au moyen du langage, retrouver ce qui a été brisé et emporté avec la magique innocence de l'enfance.
La tentation dès lors est grande, peut-être même souveraine. Par un acte surhumain, secrètement désespéré, il faut à tout prix reconquérir sa langue, non pas celle des crétins à l'égard desquels le narrateur semble naturellement prémunis mais la langue pure de toute contamination, vierge de tout mot galvaudé, la langue transparente d'Adam qui n'a pas encore chuté dans l'hérésie meurtrière de ce que Walter Benjamin appelait la surdénomination.
Certes nous dit Marien Defalvard, il ne s'agit, tout au plus, que d'une «pensée désaccordée, étale, dans la nuit» (p. 89), mais elle est fascinante et elle a fasciné tout écrivain conscient de ses dons, des responsabilités qui en découlent : «Mes souvenirs s'étagent sur moi. Bien sûr, je ne peux pas les partager, et leur grandeur n'est pas exprimable, parce qu'elle est différente. J'ai pourtant l'impression que ce sont les plus beaux. Dans une autre langue, peut-être ? Celle qu'on parlait jadis au Paradis» (pp. 89-90).
Et quelle langue que celle de Marien Defalvard, osant tout et elle a bien raison, tendue, sèche, poétique, étale ou bien s'enroulant brusquement en de grands resserrements baroques d'anneaux de serpents autour de la proie qu'il faut ravir à la destruction, quitte à l'épuiser et même la dévorer : «Et, un moment, ma main droite, nouée autour de la babiole bleue et blanche [un objet rond de porcelaine], je la levai dans un scintillement de magie, on aurait cru voir la boîte de porcelaine s'élever sous elle, mes beaux doigts très écartés, moignonneux, aériens, qui montaient dans le contre-jour, dans l'arrière-saison, les poussières qui voletaient au-dessus de la plate-bande des papiers, le soleil qui renvoyait le jet rond de son halo, moi qui levais ma main dans la pleine lumière, la fenêtre ouverte qui ne parlait pas mais qui déversait le poudroiement de l'automne, la rue feutrée, la ouate de l'appartement, la fin du bruit et le début du monde du silence, tout Paris qui s'était tu et qui, derrière moi, soulevait sa main vers le ciel et la petite boîte blanche et bleue avec, magnétique sous l'effet de mes longs doigts sévères, et moi, devant tous, dressant ma paume, argentée, tellement argentée dans le couchant étrange, moi qui écrivais un vers de plus au fronton de l'existence, un moignon de poésie, et puis, en signe de complaisance envers moi-même, comme j'entendais le murmure humain de la rue qui revenait, je laissai violemment chuter ma main sur la table, emprisonnant à nouveau la bricole dans le piège, reprenant conscience de moi, me rendant face à la rue qui criait, face à la condition humaine qui, une fois encore, m'avait cerné» (p. 99).
L'écriture peut donner cette tentation néronienne de la toute-puissance, surtout lorsqu'elle est portée à l'incandescence par des comparaisons étonnantes et de magnifiques métaphores (3). Mais l'écriture, Marien Defalvard le sait aussi, n'offre que la chimère d'une puissance labile, aussitôt perdue qu'elle a été exercée. Basculement de nouveau, imminence de ce qui est parce qu'il n'était pas, de ce qui est advenu alors que rien ne semblait venir, tout au plus, allez, je vous le concède, quelque frisson nous avertissant du danger.
Qu'importent alors les images saisissantes, la prose du monde indiquée sans relâche par des métaphores qui font de ce qui nous entoure le seul et unique livre qu'il faut savoir déchiffrer : «J'aurais aimé, je l'ai souvent répété, naître dans une voiture, et passer la vie ainsi, à regarder le paysage du dehors, ses kilomètres interminés, le long parchemin de la terre» (p. 119) ou bien : «Ces couleurs du couchant, finissantes, obliques, c'était une grande petite mort. Tout s'écrivait soudain dans une police grasse, épaissie, avant que la nuit, où souffle un vent penché, ne fasse danser ses italiques» (p. 79) ou encore : «[...] depuis la vitre de la voiture je voyais les routes se répéter, machinales et lentes, comme les phrases d'une dictée» (p. 104).
Qu'importe, même, le fait d'inscrire dans les villes traversées ou bien habitées durant des années la texture même du langage (les noms étant «aussi compliqués que le biscornu de ce qu'ils désignent», p. 132), de tenter de forcer leurs portes avec la clé de l'écriture si, de la ville ainsi révélée, ne subsisteront que quelques souvenirs ternes d'ennui et de neige : «Ce nom de Lyon, au contraire, collait très bien à la ville. un lion imparfait. Un lion sans crinière; et ce «y» assez artificiel, assez faste et pompe, assez parvenu. Lyon. un nom plein, qui adhère à la bouche, consistant, presque gras. Le L coulant du paysage, le L liquide des eaux, le L du lit du fleuve et de la rivière. Le Y, aristocratique, petit doigt en l'air, le Y assez crâneur et le Y affecté, rare. Le Y confluent. Le ON plein, ample en bouche, le ON ascensionnel, le ON fort. Le tout pour un nom très court mais très expressif, sonore, comme la ville, concentrée et étirée à la fois; ville diérèse, synérèse, chaude et froide [je vous l'avais bien dit !], dorée, déshéritée» (pp. 230-1).
Qu'importent les efforts, tant de pages accumulées puisque les mots se seront révélés impuissants à capter l'essence fugitive de l'instant du basculement : ce qui n'est pas est, ce qui est n'est plus, le texte de Marien Defalvard nous rappelle l'évidence douloureuse selon laquelle, toujours, les écrivains «n'aimeraient rien tant que poser sur leurs feuilles blanches des feuilles vertes et des branchages d'automne, comme le font les enfants, plutôt que de s'évertuer à peindre, au prix de tant de souffrance et de besogne, la courbe du paysage, si molle, si chargée, sans la saisir jamais» (pp. 138-9).
Et puis, cruelle évidence pour un écrivain, ce sont les mots eux-mêmes qui sont ravagés par le temps qui passe, et surtout l'idiotie galopante : «Il y avait ces grands mots carnassiers, lisses, déliquescents, qui en effaçaient en quelques années des tas d'autres et encore plus de nuances» (p. 311).
Cette tentative de lecture du monde entier des choses, pour parler comme Saint John Perse, ne peut aboutir, elle qui ne sait rien du mystère des choses et qui laisse, par exemple, les villes connues, explorées, dépouillées de leurs charmes et de leurs siècles, s'étaler sur de plates cartes pour lesquelles le narrateur, spectateur (cf. p. 222), semble avoir beaucoup de goût, comme le grand marcheur que fut Julien Gracq que nous avons déjà croisé dans notre propre texte, à moins que ce ne soit une ville tout entière, Paris et ses rues symboliques, qui ne soit couchée sur les cases d'un jeu fameux.
Échec de l'écriture, échec perpétué d'âge en âge, d'écrivain en écrivain même, qui questionne sans relâche le sphinx impassible mais oublie de donner le chiffre qui permettrait aux autres de comprendre, non point de repartir du début mais de l'endroit où, épuisé mais souriant, il a dû s'arrêter : «La littérature, c’étaient des gens qui avaient essayé de monter la machine, qui n’y étaient pas parvenus, et qui venaient enquiquiner le service après-vente; l’un se plaignait de tel boulon, l’autre des instructions, l’autre de la garantie, et le dernier, derrière, avec la moustache, du prix des réparations. En aucun cas ils ne nous expliquaient comment monter la machine : ils ne savaient pas, personne ne savait» (p. 88).
Échec de l'écriture, d'autant plus visible, lisible, qu'elle a été incapable de donner «la clé, la porte, le mot» (p. 341) pour forcer l'éternité à ouvrir la prison du temps immobile. Échec de l'écriture d'emblée signifié dans les premières pages, avant même que le narrateur ne déploie la noria de son existence : «Parce que la vie, on sait ce qu'elle vaut, on sait ce qu'elle fait, on sait où elle va. Mais on ne sait pas ce qu'elle dit. Elle n'est pas très bavarde, la gironde. Les écrivains, ils essaient de lui délier la langue. ils tentent. Ils s'usent. Ils s'acharnent. Ils ne vont même pas y arriver» (p. 20). Échec de l'écriture (cf. p. 88) et du langage donc, puisque les mots ne sont pas de ce monde ou plutôt, puisqu'ils forment un monde à part entière, qui n'a qu'un rapport purement arbitraire avec le nôtre. Ils appartiennent à un règne, peut-être minéral, qui n'est pas celui de la vie : «Si les mots retranscrivent, ce n'est qu'à l'imparfait; maladroitement, donc. Ils coupent les angles de leurs visages, ils suturent, ils abîment de plis leurs justaucorps impeccables; égratignures, meurtrissures portées sur le monument strasbourgeois, coups d'ongles. À la réalité odoriférante et rouge, vigoureuse, les pages opposent leur minéralité, leur sécheresse. De la beauté on ne tire pas le meilleur, l'écriture ne remet pas sur les rails et les bons» (p. 115). De même : «Au lever, j'ai éprouvé, au travers de l'écran de mes yeux, une sensation que les mots entourent, esquissent, mais dont ils ne rendent une couleur que passagère, quand cette sensation s'intégra tant à moi, comme une voix [le texte donne, par erreur, voie], mûre et obsédante, et vint me caresser dans ma langueur de draps» (pp. 121-2). Observons le vocabulaire qu'utilise Defalvard. Même pour affirmer la puissance labile ou l'impuissance obstinée des mots, Defalvard évoque la vue.
De fait, si le langage peut être désigné comme un instrument à la fois grisant et décevant de puissance, le regard aussi qui, dans notre roman, mériterait une étude ample puisqu'il est systématiquement associé avec l'effort que fait le narrateur pour conserver l'essence du passé qu'il a perdu, ne point laisser sa vision être submergée par les représentations mentales (4), est un levier d'Archimède pour élever le monde tout entier à hauteur de regard. Je ne résiste toutefois pas au plaisir de citer une page entière, admirable, qui entremêle une phénoménologie de la vision et une réflexion sur l'essence mélancolique de l'homme, comme si nos sens étaient, tout simplement, inadaptés à favoriser l'éclosion du bonheur, la découverte d'une réalité que nous ne pouvons toucher, goûter, voir, écouter et sentir que sans relief et morne, insapide, fuligineuse, sans parvenir à en saisir le chant secret et inodore, d'où Dieu même s'est absenté (cf. p. 175) : «Chaque fois, cela commençait par ce pouvoir tout à fait étrange et singulier qu'ont nos yeux de nous renseigner sur le monde extérieur, là sur des objets ou des personnes en particulier, ici sur rien; et, le faisant, nous indiquent quelles formes, quelles couleurs, quel toucher probable sont les leurs, créant par un simple effet de lumière, dissuasif et court, une pulvérisation qui gagnera notre cœur pour un temps. Jamais nous ne saurons si ce renard qui sort du bois voit à travers mon apparence autre chose que mes semblables; qui sait si ce Dieu, là-haut, perçoit d'autres lumières que les miennes, d'autres beautés. Qui sait ? Mais ce que je sais, c'est que jamais ma perception n'évoluera, les modifications liées à l'âge et les évolutions qu'engendre le remous vital réduites au stade de détails, tout me sera toujours pareil. Je serai toujours moi; après tout, rien d'extraordinaire, mais une mélancolie lourde et inflexible dans le cœur : si on m'avait offert des facultés différentes, j'aurais sans doute fait beaucoup mieux, beaucoup mieux, surtout, que celui qui se débat dedans. Les regrets, ils reviennent souvent à la surface, qui la polluent, qui disparaissent par instants, se contentent de boucher quelques mètres cubes d'eau quelquefois, mais aussi, d'autres fois, au summum de leur étendue et de votre anxiété, parviennent à tapisser l'immensité de votre moi, les longueurs aqueuses; les regrets, qui sont une des rares choses qui ne se défait que malgré nous, avec le temps, sans notre appui; on se couche mangé aux mites par un remords dévorant, on se lève, un an plus tard, satisfait d'avoir oublié» (p. 130).
Mais Marien Defalvard, lui qui a «l'écritoire si sensible» (p. 147) et a lu tant de livres que, comme son personnage, il a la «bouche pleine de guillemets» (p. 53), est un homme pressé, roué, ébranlé par «des dissertations plénières» qu'il traverse «comme de drôles de rêves», empoigné par «des commentaires composés» qui le secouent, le sonnent, le coupent «menu menu devant [sa] propre impuissance» (p. 177), le texte continuant lui aussi puisqu'il faut coûte que coûte continuer d'écrire ce roman qui n'en est pas un mais qui est la matrice d'autres romans, de tous les romans à vrai dire, des conditions mêmes où l'écriture devient possible, quête évidente plutôt que jeu, folie d'une écriture ajointée à la vie et non son appauvrissante, et laide, et indigente et indigne brouillon, les jours où le bonheur fut présent, patent, s'infléchissant en leur ombre et même leur pourriture, puisqu'elle «emporte toujours le morceau» (p. 215) et que «tout choit» (p. 208), même la lumière des jours heureux et que les «journées galopaient comme les lévriers des courses, et une vitesse phosphorescente les poursuivait, furtives» (p. 212), cette vitesse qui n'est peut-être pas autre chose que l'écriture, derrière laquelle, à son tour, comme un lévrier, Marien Defalvard s'est élancé, pressé de rattraper le temps, pressé d'en gagner et d'en garder la brûlure, non pas celle d'un passé mort mais d'un passé vivant, qui infuserait le présent, pressé d'en conjurer la puissance de ruine, pressé d'ériger quelques «derniers remparts avant l'effondrement (p. 264) : «Et le pas régulier, attentif, coupé de la vie et rangé, définitivement, dans le placard, se fendillerait, et tout le cottage, privé de soleil, sans pouvoir raviver mieux que des escarbilles, se dissoudrait avec ce pas, entrerait au mouroir des stigmates, des vestiges, celui-là même où le pas se dirigeait, qui descendait les escaliers vers la crypte, dans la continuité empesée, rébarbative, des grosses pierres, avec une minutie identique, soucieuse d'un rythme perpétuel, en direction d'un tombeau» (p. 199), pressé encore d'achever ce livre interminable (et comme pourrait-il se terminer, puisque son sujet même est le suspens, l'éternel déséquilibre que Paul Claudel lisait dans telle pelure en accordéon de citron figé dans une nature morte ?) puisque «les instants de ce qu'il croyait être le plus beau, le mieux, portés, balancés par le temps comme par un hamac, suspendus au-dessus du monde, marcheront à jamais vers les escaliers lestes, et il surgira dans la mort ainsi, sa mémoire à l'arrière du crâne, pure et parfaite» (p. 189).
Les dernières pages du livre de Marien Defalvard, sans rien dénouer du motif complexe dont nous avons suivi quelques fils, tissent peut-être un nouveau dessin, un motif dans le motif ou plutôt un motif qui lentement, comme par transparence, apparaît, réapparaît, se superposant plus qu'il n'efface le texte patiemment bâti par la mémoire intime. Une redite ? Non, même si le narrateur nous avoue qu'il a de plus en plus, à mesure qu'il vieillit, l'impression d'avoir déjà vécu certains des moments qu'il traverse, même si des phrases reviennent à l'identique, séparées par quelques pages (5), même si, bien sûr, le livre se ferme comme il s'est ouvert, par un enterrement : «Au bout d'un temps, il me sembla même vivre certains moments eux-mêmes répétés. Des échos se répondaient, se croisaient, et le point initial, les premiers moments, la dernière pluie, s'éloignait de plus en plus» (p. 312) comme si, finalement, le temps qui laboure les sillons qu'il a déjà tracés, dans un mouvement qui fascina Vico, favorisait l'éclosion d'un présent perpétuel, inaltérable, le narrateur tombant dès lors dans un «bain d'instant présent» (p. 314), les choses tournant en rond (cf. p. 321), le sommeil du narrateur retrouvant, avec l'âge, le retour à la position préférée de l'enfance, celle du chien de fusil (cf. p. 346), la mort elle aussi résumant tout, en une page splendide (la 362e), emportant la vie dans «un grand ouragan noir dans le ciel toujours blanc», la parole cédant la place au regard, puis le regard lui-même, dont le narrateur aura tant joui, disparaissant, tout étant rentré «dans l'ordre, le blanc», la page interminable du temps qui ne connaît aucun mot.

Notes
(1) Sauf erreur de ma part, Marien Defalvard utilise trois fois le terme d'apnée dans son livre, dans un premier passage évoquant l'effondrement inéluctable : «La récitation des saisons débitée à toute vitesse, la boucle pareille des mois et de leurs attributs revenait sur la toile, le printemps et ses casseroles de pureté énervante, le sèche-cheveux brûlant de l'été, l'automne et son blason mouillé, l'hiver en apnée, paisible néant, froid et beau d'inexistence... L'épaisseur des saisons était la seule chose un peu tenace, un peu parfaite dans ma vie, sinon ce n'étaient qu'effilochures, lambeaux, gravats, peluches. Rien de fixe, rien de fiable, je ne me tenais plus, et la vie qui s'éparpillait, s'éparpillait, en cercle autour de moi...» (p. 261, l'auteur souligne) puis dans un autre, magnifique : «Désormais qu'il ne fait plus beau, il faut inspirer fort par-dessous les glaces de l'hiver prolongé, au-dedans des semaines engourdies et figées parmi les fêtes et le bonheur bleu et clair qu'on partageait en apnée, pour retrouver les traces de boues si putrides, la respiration plus lourde et saccadée, l'air plus brûlant, plus moite, plus saccagé» (p. 291). La troisième et dernière occurrence (cf. p. 341) ne présente pas d'intérêt particulier.
(2) «On devinait les couleurs des temps, les tubes utilisés lors de la peinture du tableau final des époques. Et qu’on ne bouge plus. On voyait bien que la préhistoire avait été brune et rouge glaise; l’Antiquité grecque blanche et bleue; la romaine noire et bleue; le Moyen Âge rose, or et noir; la Renaissance était sang; le dix-huitième citron; le dix-neuvième brun et violet. Parfois, entre deux tableaux, entre deux stalles, une fenêtre s’ouvrait sur de la moiteur; et derrière les rideaux sans couleur, il apparaissait que notre temps était noir, était blanc, s’embrouillait, était gris» (p. 168).
(3) Quelques exemples seulement : «ce moment-là, que je vis encore, ce n'est pas plus que la Terre au seuil des galaxies universelles : quelque chose d'infime où paraît parfois, inopinément, un carré fleuri, une plate-bande, deux tulipes de joie» (p. 92). Ou encore : «Les grands boulevards où, l'été, la végétation rigole abattaient le regard et le forçaient à une désespérance magnétique; les rangs d'arbres qui auraient pu les égayer ressemblaient aux arbres des cimetières, et on gisait, le souffle coupé devant la fin du combat et ce qu'il oubliait derrière lui : l'étalement des soldats blessés, des soldats expirants, d'anciens soldats, qui s'empilaient dans leur chute. Le boulevard c'était une tranchée; les arbres c'étaient des cadavres» (p. 75).
(4) Cf. p. 56, avec l'image du télescope. Également : «Le soir, ma dernière contemplation de Paris se faisait depuis mon bureau, en homme politique. Je posais ma main droite sur un objet, lors de ces moments où le regard seul vivait [...]» (p. 97).
(5) Comme celle-ci, déjà notée (cf. pp. 319-20) et qui sera écrite à l'identique page 325 : «Nous nous emprisonnions, pour nous consoler, dans des fous rires pleins d'électricité, impuissants mais frénétiques, car nous étions seuls, dans le secret et la province, perclus de convulsions.»