La vertigineuse expérience humaine de Dante (20/01/2005)

Crédits photographiques : Ariel Schalit (AP Photo).
« Il ne faut pas aller chercher ailleurs la fascination exercée depuis des siècles par la Divine Comédie : elle est le chant qui s’avance dans la mort en mettant à profit toutes les ressources de la versification des langues vulgaires. Il n’est d’autre horizon pour saisir l’universalité de la pérégrination de Dante aux Enfers.»
Bruno Pinchard, Pour Dante (Présentation du recueil paru aux éditions Honoré Champion en 2001).


J’ai déjà évoqué le nom de Dante à plusieurs reprises, dans la Zone, comme ici. C’est peu dire sans doute que Dante n’est plus lu, en dépit même des efforts d’un Nick Tosches qui, à mon sens, ne peut orienter d’éventuels lecteurs vers l’œuvre de Dante (et encore, seulement sa Comédie) que pour de bien mauvaises raisons, étancher une soif d’ésotérisme de vingtième zone ou bien lire L’Enfer comme une sombre enquête policière, un moderne polar d’outre-tombe.
Valeria Capelli, qui a écrit sur les trois cantiche de Dante une excellente introduction (cependant parfois bien trop didactique, voire paraphrastique…) modestement intitulée Entrée en lecture (parue aux éditions Ad Solem) évoque du reste, en guise d’avertissement au lecteur, cette déshérence de l’influence littéraire de Dante, sa lente descente (alors qu’il s’agit d’une montagne) dans le Purgatoire des lettres : «[…] pour le lecteur commun, Dante est devenu désormais obscur, non à cause de la difficulté du langage poétique du XIVe siècle, mais bien plus parce que presque toujours, pour citer Singleton : «Le cœur sans repos du pèlerin chrétien s’est apaisé, et la notion même de voyage de l’esprit et du cœur vers Dieu au cours de cette vie requiert maintenant un tel effort d’imagination sur le plan historique que cela aurait constitué un véritable scandale pour la pensée médiévale». Et si son cœur ne s’est pas apaisé, pourrions-nous ajouter, bien souvent son voyage n’est plus le voyage chrétien, avec une finis qui en est l’accomplissement, mais il consiste à tourner sur soi dans le vide.»
Je ne reviens pas sur l’évidence, commentée jusqu’à satiété et que tout un chacun peut facilement expérimenter s’il s’avise d’écouter les propos de (n’importe quelle) mauvaise table, d’une déchristianisation de notre société, que j’avais évoquée en étudiant Les Abeilles d’Aristée, splendide ouvrage de Wladimir Weidlé, déchristianisation qui n’est jamais mieux montrée que par les arts dits modernes, dont la confondante platitude est suffisamment signifiée (finalement : le sens du non-sens) par les erratiques performances du « happening». Intimement liée à la précédente d’ailleurs, l’une des raisons les plus profondes de cette mal-lecture pourrait être le fait que la majorité des lecteurs, y compris cultivés, voire savants, ont oublié ou plutôt feignent d’ignorer que la lecture est une expérience existentielle, comme Henri Godard le rappelait de l’art, sans en tirer toutefois (Godard comme nos mauvais lecteurs) les ultimes conséquences, éthiques et, pour le dire en un mot qui fera peur, religieuses.
Puisque tout se vaut (Capelli écrit : «Une culture de la certitude, telle est la culture de Dante. Elle permet un vrai chemin intellectuel et existentiel, à la différence de celle de l’époque actuelle, «problématiciste» ou nihiliste, qui bloque au point de départ toute recherche réelle, par le présupposé de l’inexistence de la vérité. Il est nécessaire de repartir de la reconnaissance de cette perspective culturelle, si l’on veut tenter d’accueillir l’aventure humaine de la Comédie et son admirable force poétique […].»), puisque tout se vaut braient les ânes et les chèvres modernes, et qu’il est évidemment absolument impossible d’affirmer que certains auteurs ne valent rien si on les compare à d’autres (« Mais pourquoi donc cherchez-vous à les comparer bon sang ? Pourquoi prétendre que Gracq est inférieur à Bernanos si je puis lire l’un et l’autre en les aimant tous deux ?», tel est le cri de désespoir du gidien lecteur…), surtout lorsque ces derniers, sous prétexte d’art, n’hésitent pas à nous vanter leurs mœurs d’ignoble salaud, il est évident que la lecture ne sera goûtée au mieux que comme un plaisir, dans le pire des cas un passe-temps comme un autre, avec le jardinage et le footing mais jamais, surtout pas !, comme une action engageant mon être, pensée, cœur et âme, m’exposant, moi, Juan Asensio, en tant que personne et non pas masque de forum, de foire ou d’esthète jugeant de haut les mornes plaines du moralisme, dont se moque du reste, nouvelle banalité, le grand art (le petit, lui, ne cesse d'y patauger...).
Ces amateurs, au plus mauvais sens du terme je le souligne (puisqu’il y va de l’amour dans ce mot superbe et galvaudé et qu’ils aiment tout, c’est-à-dire rien) feraient bien de relire ou plutôt de lire les pages que Péguy consacra à la lecture, de même que celles de Steiner. Ils seraient alors peut-être stupéfaits d’y découvrir le sens d’une « réelle présence » que convoque toute bonne lecture (je parle d’une lecture qui me semble presque un vœu pieux, une lecture avide, acharnée, exigeante, blême de rage et prise de vertige ou d’admiration), un appel tendu vers une figure, celle de l’auteur bien sûr mais aussi Celle que l’auteur a lui-même tenté de convoquer par la magie de son verbe, ordonné, comme le montre Luca Signorelli dans un portrait de Dante, autour d’une essentielle verticalité, infernale ET divine.
Valeria Capelli peut ainsi écrire, fort justement mais naïvement, sans se douter peut-être que de telles phrases ne peuvent que désormais résonner dans un immense palais déserté de toute présence : «La raison est ouverte au mystère, elle en perçoit l’existence. Elle crie vers la vérité, elle attend une réponse proportionnée à son besoin de vérité. En ce sens, elle est originairement, structurellement, tendue vers l’hypothèse de la Révélation (comme le démontre du reste la plus grande poésie et l’art de tous les temps, animés en profondeur par le pressentiment ou par l’affirmation d’une telle hypothèse, en tant qu’aide pour reconnaître l’impuissance existentielle de l’homme).»
Comment, aujourd’hui, faire que de telles phrases ne soient pas moquées puisque nous voici devenus rois sans divertissement dans le royaume des nains, celui des géants dont parlait Vico étant définitivement aboli, sans même que nous paraissions en conserver le moindre souvenir, la plus petite nostalgie ?
Je crois que hélas, pour paraphraser à mon tour Harold Bloom, nous avons définitivement ruiné les vérités sacrées, sans pour autant (à l’inverse de Dante, Shakespeare ou Cervantès qui durent bien s’y résoudre pour créer leur propre œuvre ne souffrant, selon Bloom, la concurrence d'aucune autorité révélée) que nous soyons capables de faire surgir de nouvelles créations artistiques.
Et puis, tout est grâce n'est-ce pas et se lèvent encore, osent se lever d'admirables écritures qui sont des voix, comme celle de Dominique Autié.
Tout n'est donc pas perdu, c'est un loup solitaire et pessimiste qui vous le hurle.

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