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26/10/2004
Marc-Édouard Nabe n'enfonce pas vraiment le clou
Crédits photographiques : Stefano Pesarelli.
«L’homme dépossédé de l’art est tout aussi inhumain que l’art privé de l’homme. Car la mesure de l’homme, de sa grandeur comme de sa misère, c’est l’art».
Wladimir Weidlé, Les abeilles d’Aristée.
J’achève en même temps quasiment la lecture de deux ouvrages, l’un de Wladimir Weidlé, l’autre de Marc-Édouard Nabe, ouvrages que rien ne lie, sauf bien sûr l’essentiel, selon le dogme irrécusable (cette infaillibilité n’a même pas eu besoin d’avoir été fulminée par Léon Bloy) qui donne encore un peu de consistance à notre monde : tout se tient.

D’où vient cet oubli, cette haine donc, une fois de plus, de l’incarnation ? La réponse que Weidlé donne est ambiguë et ne manquera pas de toutes les façons de faire bondir les sots, qu’ils soient universitaires ou amateurs d’art contemporain. C’est d’abord l’oubli de Dieu, c’est l’indifférence par rapport à la religion qui entraîne la pétrification de l’art, sa lente dessiccation qui fait de lui, dit l’auteur avant d’autres, un cadavre. Weidlé écrit ainsi : «On purifie l’art et la poésie comme on fait pour l’alcool, en opérant par analyse et abstraction, en substituant aux «nourritures terrestres» un assortiment de pilules nutritives. Le laboratoire travaille à plein rendement. Le temple désaffecté est en ruine. À sa place il n’y aura rien et l’herbe poussera sur les pierres, si l’artiste, trop longtemps séparé de la vraie foi, n’y construit pas avec l’aide de celle-ci une cathédrale indestructible, si l’art condamné à errer dans des pays sans chemin ne se souvient pas de sa patrie abandonnée, n’y cherche et n’y trouve pas, une fois de plus, sa justification suprême». Mais c’est aussi la perte d’une espèce d’innocence originelle, corollaire inévitable d’une sanctification de la foi dans les actes les plus anodins de la vie de nos pères, innocence que les modernes selon l'auteur tentent par tous les moyens de reconquérir à l’exemple d’un Mallarmé ou d’un Joyce, qui explique que nous soyons tombés dans le règne d’une technique strictement reproductrice, pas même un artisanat: «La seule présence parmi nous, au cours des années formatrices du siècle, de ce génie [Mallarmé] aussi vaste, bien que moins élevé et moins profond que les génies d’autrefois, construisant avec une application infinie son énorme et vain gratte-ciel babylonien, est révélatrice, plus qu’aucune autre, de nos erreurs et du destin que nous avons fait à toute spontanéité créatrice. […] Cette Somme démesurée des plus alléchantes contorsions verbales, cet Art poétique en dix mille leçons n’est pas une incarnation vivante de l’art; il est l’autopsie de son cadavre». Le mot est lâché. Il résonne dans nos oreilles comme la brutale interruption, par une tête déjà vidée de son sang, de la fulgurante descente d’un couperet.
L’artiste moderne nous dit Weidlé, est désormais incapable de regarder son œuvre comme autre chose qu’un simple instrument, parfaitement interchangeable avec n’importe quelle autre technique, pour la réalisation… de quoi ? Du grand Œuvre que l’artiste déposera aux pieds de son Créateur ? Non, puisque l’artiste est abandonné. Ainsi du poète, dans une image très belle : «Dieu s’est caché : le monde n’est plus. Dans les ténèbres, le poète seul, créateur sans majuscule, est responsable pour chaque parole, pour chaque battement de cœur». Il s’agira donc, dans le meilleur des cas, de refuser de s’abandonner au règne de la quantité dénoncé par d’autres, de tenter de dissiper l’illusion d’un art qui n’est plus de l’art mais bel et bien une imposture («Aucune époque antérieure au siècle dernier n’a même conçu l’idée d’une floraison aussi énorme d’impostures, de mensonges, d’absurdités et de faux-semblants». L’art sans conséquences analysé brillamment par Domecq n’est pas loin…), confinée dans la reproduction, ou plutôt le clonage débridé d’un phocomèle monstrueux sur lequel on greffera quelques trouvailles, antennes, bidets, membres humains épars ou boites de conserve rouillées, que l’on présentera ensuite à la parade des horreurs, devant un public faussement ébahi. Freaks triomphe et nous continuons d’applaudir.
Alors messieurs les bien-pensants, Weidlé, réactionnaire ou pas ? Comme l’a été à vos yeux le Caillois de Babel ? Comme l’a été encore le Steiner de Réelles présences, qui semble être l’un des dignes héritiers de Weidlé ? Comme l’ont été, plus récemment et avec bien moins de panache, un Waldberg et un Jourde ? À votre décharge, cette phrase peut prêter son flanc à vos crocs de bébé : «Si le progrès est la mort de la poésie, quel est donc le poète qui ne se rendrait pas coupable de réaction ?». De la petite moustache sale de Lindenberg perlent déjà quelques gouttes de salive… Réactionnaire, non. Weidlé est juste en tous les cas, infiniment pertinent et certainement pas fasciné par un retour, plus ou moins fantasmé par certains, vers une Origine mythique estampillée vierge de toute contamination. Lisons ainsi l’auteur affirmer que : «Ce dont on a le plus soif, au fond, ce n’est pas l’art du passé, ce sont les conditions dans lesquelles cet art a pu fleurir; ce n’est pas telle image, c’est le libre exercice de l’Imagination qui les engendre toutes». Phrase définitive, comme celle-ci d’ailleurs, que je crois de simple bon sens, qui affirme que l’artiste, comme Paul Gadenne le déclarait, est incapable de borner son horizon à l’écuelle que les petits derridiens se proposent de nous faire renifler ad vitam aeternam : «L’artiste, même incroyant, même entièrement oublieux de tous les enseignements de la foi, célèbre dans son art un mystère, un sacrement, dont l’ultime raison d’être est religieuse. Si le miracle cesse de se produire, si l’art dont il est le pain quotidien périt d’inanition, ce n’est pas parce que le sacrificateur a péché, c’est parce qu’il refuse d’accomplir le sacrement».
Et puis, Weidlé n’a-t-il pas répété que l’art n’était pas malade, qu’il n’avait donc pas besoin d’un médecin, mais, puisqu’il est agonisant, voire mort, d’un miracle ? Oui : «On ne guérit pas de la mort. L’art n’est pas un malade qui attend le médecin, mais un mourant qui espère en la résurrection. Il se lèvera de son grabat dans la clarté calcinante du jour nouveau ; sinon, il nous faudra l’ensevelir, et sa glorieuse histoire résonnera à nos oreilles comme une longue oraison funèbre».
