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26/10/2004
Marc-Édouard Nabe n'enfonce pas vraiment le clou
Crédits photographiques : Stefano Pesarelli.
«L’homme dépossédé de l’art est tout aussi inhumain que l’art privé de l’homme. Car la mesure de l’homme, de sa grandeur comme de sa misère, c’est l’art».
Wladimir Weidlé, Les abeilles d’Aristée.
J’achève en même temps quasiment la lecture de deux ouvrages, l’un de Wladimir Weidlé, l’autre de Marc-Édouard Nabe, ouvrages que rien ne lie, sauf bien sûr l’essentiel, selon le dogme irrécusable (cette infaillibilité n’a même pas eu besoin d’avoir été fulminée par Léon Bloy) qui donne encore un peu de consistance à notre monde : tout se tient.
J’avoue que je ne connaissais pas Wladimir Weidlé jusqu’à ce que la revue d’Alain Santacreu, Contrelittérature (mon Dieu, je note que Luc-Olivier d'Algange, une fois de plus, s'y est répandu sur des kilomètres de Toile...!) ne l’évoque par l’entremise du préfacier de son ouvrage (intitulé, superbement, Les abeilles d’Aristée), Bernard Marchadier. Ce livre imposant, composé de quatre parties aux titres éloquents (Le crépuscule des mondes imaginaires ou encore Minuit de l’art), publié une première fois en 1936 chez Gallimard puis remanié dans les années cinquante, est en fait une étude magistrale sur le déclin de l’art occidental, étude fouillée, passionnante et lyrique qui ne peut se résumer en quelques lignes, d’où la place que j’accorde à de larges extraits de ce livre. En fait, Weidlé paraît tétanisé à l’idée que l’art qu’il évoque, aussi bien littéraire que pictural ou architectural, ne parvient plus à s’incarner : «Il n’y a d’art que s’il y a incarnation, et quoi donc serait incarné si ce n’est l’image de l’homme et celle du monde, tel qu’il se révèle à l’homme ?». Faire de l’art une tentative d’incarnation, c’est affirmer d’emblée que l’art sans l’homme est un art déshumanisé ou, si l’on veut, qu’il peut aboutir, ce qui est aujourd’hui le cas, à un art totalement dépouillé de la notion de figure, déconstruite avec acharnement et, je crois pouvoir le dire, avec haine par les équarrisseurs de tous bords.
D’où vient cet oubli, cette haine donc, une fois de plus, de l’incarnation ? La réponse que Weidlé donne est ambiguë et ne manquera pas de toutes les façons de faire bondir les sots, qu’ils soient universitaires ou amateurs d’art contemporain. C’est d’abord l’oubli de Dieu, c’est l’indifférence par rapport à la religion qui entraîne la pétrification de l’art, sa lente dessiccation qui fait de lui, dit l’auteur avant d’autres, un cadavre. Weidlé écrit ainsi : «On purifie l’art et la poésie comme on fait pour l’alcool, en opérant par analyse et abstraction, en substituant aux «nourritures terrestres» un assortiment de pilules nutritives. Le laboratoire travaille à plein rendement. Le temple désaffecté est en ruine. À sa place il n’y aura rien et l’herbe poussera sur les pierres, si l’artiste, trop longtemps séparé de la vraie foi, n’y construit pas avec l’aide de celle-ci une cathédrale indestructible, si l’art condamné à errer dans des pays sans chemin ne se souvient pas de sa patrie abandonnée, n’y cherche et n’y trouve pas, une fois de plus, sa justification suprême». Mais c’est aussi la perte d’une espèce d’innocence originelle, corollaire inévitable d’une sanctification de la foi dans les actes les plus anodins de la vie de nos pères, innocence que les modernes selon l'auteur tentent par tous les moyens de reconquérir à l’exemple d’un Mallarmé ou d’un Joyce, qui explique que nous soyons tombés dans le règne d’une technique strictement reproductrice, pas même un artisanat: «La seule présence parmi nous, au cours des années formatrices du siècle, de ce génie [Mallarmé] aussi vaste, bien que moins élevé et moins profond que les génies d’autrefois, construisant avec une application infinie son énorme et vain gratte-ciel babylonien, est révélatrice, plus qu’aucune autre, de nos erreurs et du destin que nous avons fait à toute spontanéité créatrice. […] Cette Somme démesurée des plus alléchantes contorsions verbales, cet Art poétique en dix mille leçons n’est pas une incarnation vivante de l’art; il est l’autopsie de son cadavre». Le mot est lâché. Il résonne dans nos oreilles comme la brutale interruption, par une tête déjà vidée de son sang, de la fulgurante descente d’un couperet.
L’artiste moderne nous dit Weidlé, est désormais incapable de regarder son œuvre comme autre chose qu’un simple instrument, parfaitement interchangeable avec n’importe quelle autre technique, pour la réalisation… de quoi ? Du grand Œuvre que l’artiste déposera aux pieds de son Créateur ? Non, puisque l’artiste est abandonné. Ainsi du poète, dans une image très belle : «Dieu s’est caché : le monde n’est plus. Dans les ténèbres, le poète seul, créateur sans majuscule, est responsable pour chaque parole, pour chaque battement de cœur». Il s’agira donc, dans le meilleur des cas, de refuser de s’abandonner au règne de la quantité dénoncé par d’autres, de tenter de dissiper l’illusion d’un art qui n’est plus de l’art mais bel et bien une imposture («Aucune époque antérieure au siècle dernier n’a même conçu l’idée d’une floraison aussi énorme d’impostures, de mensonges, d’absurdités et de faux-semblants». L’art sans conséquences analysé brillamment par Domecq n’est pas loin…), confinée dans la reproduction, ou plutôt le clonage débridé d’un phocomèle monstrueux sur lequel on greffera quelques trouvailles, antennes, bidets, membres humains épars ou boites de conserve rouillées, que l’on présentera ensuite à la parade des horreurs, devant un public faussement ébahi. Freaks triomphe et nous continuons d’applaudir.
Alors messieurs les bien-pensants, Weidlé, réactionnaire ou pas ? Comme l’a été à vos yeux le Caillois de Babel ? Comme l’a été encore le Steiner de Réelles présences, qui semble être l’un des dignes héritiers de Weidlé ? Comme l’ont été, plus récemment et avec bien moins de panache, un Waldberg et un Jourde ? À votre décharge, cette phrase peut prêter son flanc à vos crocs de bébé : «Si le progrès est la mort de la poésie, quel est donc le poète qui ne se rendrait pas coupable de réaction ?». De la petite moustache sale de Lindenberg perlent déjà quelques gouttes de salive… Réactionnaire, non. Weidlé est juste en tous les cas, infiniment pertinent et certainement pas fasciné par un retour, plus ou moins fantasmé par certains, vers une Origine mythique estampillée vierge de toute contamination. Lisons ainsi l’auteur affirmer que : «Ce dont on a le plus soif, au fond, ce n’est pas l’art du passé, ce sont les conditions dans lesquelles cet art a pu fleurir; ce n’est pas telle image, c’est le libre exercice de l’Imagination qui les engendre toutes». Phrase définitive, comme celle-ci d’ailleurs, que je crois de simple bon sens, qui affirme que l’artiste, comme Paul Gadenne le déclarait, est incapable de borner son horizon à l’écuelle que les petits derridiens se proposent de nous faire renifler ad vitam aeternam : «L’artiste, même incroyant, même entièrement oublieux de tous les enseignements de la foi, célèbre dans son art un mystère, un sacrement, dont l’ultime raison d’être est religieuse. Si le miracle cesse de se produire, si l’art dont il est le pain quotidien périt d’inanition, ce n’est pas parce que le sacrificateur a péché, c’est parce qu’il refuse d’accomplir le sacrement».
Et puis, Weidlé n’a-t-il pas répété que l’art n’était pas malade, qu’il n’avait donc pas besoin d’un médecin, mais, puisqu’il est agonisant, voire mort, d’un miracle ? Oui : «On ne guérit pas de la mort. L’art n’est pas un malade qui attend le médecin, mais un mourant qui espère en la résurrection. Il se lèvera de son grabat dans la clarté calcinante du jour nouveau ; sinon, il nous faudra l’ensevelir, et sa glorieuse histoire résonnera à nos oreilles comme une longue oraison funèbre».
Passer de la lecture du remarquable et ténébreux ouvrage de Wladimir Weidlé au dernier livre signé du tonitruant Marc-Édouard Nabe, J’enfonce le clou, c’est un peu décider de ne plus contempler telle magnifique icône pour se consacrer à l’analyse d’un vulgaire chromo criard, l’une de ces babioles graisseuses que les Grecs déposent pieusement à l’endroit où leur façon exotique de conduire a privé l’un des leurs des plaisirs purement terrestres d’un Muscat de Samos. Attention cependant, je ne jette pas l’anathème sur Nabe, qui d’ailleurs s’empresserait de le ramasser et de lui témoigner une attention de tous les instants, comme s’il s’agissait pour lui d’arroser une plante souffreteuse qu’il exhiberait ensuite avec fierté. Certains textes, notamment l’analyse superbe consacrée à la Passion de Mel Gibson, sont remarquables de justesse et de violence. Stigmatiser l’Occident pourrissant, drapé dans sa trouille-très-chrétienne (ou plutôt catholique) n’est également pas pour me déplaire, quitte à manier un peu trop facilement le paradoxe théologique en affirmant plusieurs fois que la seule terre de chrétienté, aujourd’hui, est désormais la terre «où il y a de l’islam». Je ne peux toutefois que constater que, systématiquement, Nabe cherche à choquer pour le simple plaisir de choquer. Ainsi revendique-t-il haut et fort la transformation, par les actes terroristes, de l’horreur en œuvre artistique puisque l’art, selon lui, n’est absolument plus capable, de nos jours, de rivaliser avec la réalité. Nabe a bien évidemment raison; jetez un coup d’œil sur les meilleures ventes littéraires et vous ne pourrez qu’affirmer, avec l’auteur du splendide et jouissif Alain Zannini, que la littérature française ne vaut (presque) plus rien et que, symétriquement, c’est sur ce rien que poussent de plus en plus de champignons blafards, les journalistes de Paris, comme on parle des champignons de la même cave. Nabe a raison, oui, mais ce n’est pas tant l’horreur terroriste décidée par quelques fous qu’il faut admirer que stigmatiser, au contraire, le ridicule pathétique dans lequel nos lettres ont lamentablement coulé, elles qui ne parviennent même plus à surnager dans la bassine de la culture, cette flache d’eau croupissante dans laquelle Nabe n’en finit pas de jeter ses vieilles carcasses d’insultes rouillées. Une fois de plus, il a raison mais on se demande alors par quelle mystérieuse abnégation l’auteur n’a pas décidé d’écrire une œuvre qui serait justement à la hauteur de notre époque, en sublimant par son art l’horreur mécanisée, en clouant au pilori le vieux pantin culturel. Car enfin, la facilité avec laquelle les prétentions nabiennes peuvent être balayées d’un geste est tout simplement déconcertante : que fait Nabe dans ce livre, J’enfonce le clou, lui qui exalte l’art contre la culture ? Du culturel voyons ou bien, si l’on tient quelque peu à sauver les meubles et la réputation (exagérée) d’incendiaire que traîne avec lui le grincheux impénitent, de l’anti-culturel, ce qui est à peu près rigoureusement la même chose… Un proverbe brésilien affirme comiquement qu’un pauvre mange de la viande lorsqu’il se mord la langue. Nous pourrions dire que Nabe, qui crache toutes les fois qu’il le peut sur la culture, en mange pourtant dès qu’il tire sa langue… Marc-Édouard Nabe préfère donc, en enfonçant un clou émoussé sur une bûche creuse, faire œuvre de diariste plutôt que de romancier, sans doute parce que, depuis quelque temps, le don romanesque de Nabe, presque miraculeusement éclot dans Alain Zannini, est tout simplement tari. Il est vrai qu’Alain Zannini, s’il laissait entrevoir la réhabilitation romanesque d’un écrivain d’immense talent contre l’homme de lettres approximativement bloyen, pouvait aussi nous faire craindre un enlisement dans les sables de la redite, qui eut d'ailleurs lieu avec l'ouvrage qui a directement suivi ce roman. Pour Nabe, le mirage messianico-révolutionnaire qu’est l’Irak, dont il a sans doute vu la terrible réalité, comme d’autres qu’il décrie, depuis une terrasse d’hôtel de luxe, n’aura pas duré plus longtemps qu’un printemps tiède.