Sur nos tombes, par Jean-Luc Evard (26/02/2012)
Crédits photographiques : Ina Fassbender (Reuters).
Ces fauves vigilants eux aussi se sont retirés, et même des vitraux de Guermantes. Nous en saluons la mémoire avec piété. Puissions-nous nous montrer dignes de leur férocité désœuvrée ! et comprendre à temps, plutôt que de mal souffrir, pourquoi les métiers de littérature connaissent le même désastre vulgaire que l’ensemble des métiers d’autorité.
L’écrivain qui s’imagine maltraité par le marché ne se donnerait pas le ridicule de cette palinodie s’il commençait par son propre examen : n’est-ce pas lui le premier qui, se proclamant «auteur», voulut se couronner créateur, Prométhée, idole, comme un Dagobert des poètes oubliant sans vergogne que les lauriers de papier dont il s’affuble ne lui donnaient que le droit de redire que tout est dit et qu’il vient trop tard ? L’autorité de l’auteur ne diffère pas de l’autorité du médecin, de l’ingénieur, du juriste, du pasteur, du tailleur de pierre : tout métier procède d’une reconnaissance, nul ne s’autorise de lui-même. L’auteur qu’est l’écrivain perdit de son autorité comme l’auteur de musique quand il cessa de diriger l’exécution de ses propres œuvres et céda son pupitre à des instrumentistes passant pour aptes à la musique mais inaptes à la composition. Et de même pour le médecin coiffé par l’anesthésiste, ou le sportif par le champion dopé, ou le citoyen-soldat par le touriste-otage, ou le savant par le chercheur. Tant va la cruche à l’eau… Tant s’émiette le travail…
Le métier d’écrivain, ou plutôt son règne, remontait au 8 avril 1341, jour du couronnement romain de Pétrarque, qui ne prétendait pas à plus qu’à apprendre à lire et à traduire les grands aînés : hic sunt leones, se disait-il devant les sépulcres. Le métier d’écrivain sombre quand l’homme de lettres prétendit jeter le gant à l’homme d’État et à l’homme d’Église plutôt qu’aux aïeux. Alors il ouvrit grand la porte aux défroqués, aux abbés journalistes et autres clercs recyclés. C’est dans l’espoir de retarder ou de maîtriser cette mutation que les frères Goncourt, bien placés pour en mesurer l’imminence et les effets dévastateurs, instaurèrent l’Académie qui, juste insulte intempestive, porte encore leur nom. Leurs Journaux se lisent comme la chronique lucide de la destitution en règle de l’homme de lettres : face au public devenu entre-temps la foule du romantisme, l’écrivain assiste de plus à la transformation de cette foule, redoutable alter ego du peuple, en une masse qu’il commet l’erreur plus que vaniteuse de confondre avec le médium multiplicateur de sa notoriété en possible gloire. Vanité qui n’équivaut pas à fatalité, cependant vanité avers ou revers de l’autorité dégradée en pratique manipulatoire de l’opinion. Commençait alors notre vingtième siècle néronien de tyrannies fondées par des artistes ratés et autres redoutables bricoleurs de la popularité industrialisée. Pour vivre, il fallut s’absenter. L’enfant terrible se fit chartreux, le rebelle se terra.
La quantité significative d’esprits perplexes qui sévissent sous l’enseigne ou le prétexte de l’édition de livres remonte à cette première défaite de l’écrivain face aux maquignons de la culture faite industrie. Mais ces intermédiaires obligeants et obligés de la chaîne de l’imprimé ne l’ont pas pigeonné (l’écrivain, plus que tout autre, eût pu vivre en contre-société et décliner l’orviétan; ce que Gutemberg avait fait, ils pouvaient bien le défaire, à l’arnaque nul n’est tenu). Ils l’ont traité à égalité avec tous les métiers de l’autorité, eux aussi destinés à passer un jour ou l’autre l’épreuve initiatique, à l’heure de vérité, celle de l’interaction avec la foule transformée en masse et avec la masse en implosion accélérée. Et comment pouvaient-ils le traiter autrement puisque l’autorité – nous connaissons sa loi d’airain – ne peut jamais être défaite que par elle-même portée à quelque puissance supérieure ? Il n’est pas d’autre pouvoir que le pouvoir intellectuel, y compris quand l’intellect plie devant la violence pathétique de la panique et, toute honte bue, plaide même sa cause avec une froide et provisoire compassion (Pétain, de l’Académie française, 1940 : «Je penserai pour vous»). Or la massification accélérée de nos vies les rapprochent de leur point critique d’implosion : c’est au moment même où l’industrie culturelle atteint ses objectifs les plus cyniques (transformer la transmission entre générations, le cas par cas de toute éducation digne de ce nom, en communication standardisée et la communication en mécanique universelle) que réapparaissent un analphabétisme et un illettrisme endémiques et endogènes – la réplique fidèle du foyer infectieux fixé en milieu hospitalier ou du bruit de fond sur le canal hertzien. Je ne prendrai ici qu’un seul exemple, mais éloquent : il arrive encore à l’écrivain, de nos jours, de traiter avec quelque directeur de collection, mais ce dernier n’est plus qu’un figurant castré depuis longtemps. Les impératifs du flux tendu l’ont dépossédé de son autorité professionnelle, à l’image pis que sinistre de l’enseignant daubé par ses élèves ou du chanteur de karaoké. («Flux tendus» : non seulement les ratios des responsables de vente, mais aussi les nuages de pixels du livre électronique : à quoi bon des collections là où surgissent les connexions ?)
Cette panique, voici l’évidence, elle croît, et d’abord dans une sorte de silence de mauvais aloi, dans le peu de bruit qui caractérise les surprises monotones ménagées au jour le jour à chacun d’entre nous. Chacun d’entre nous en sait long : que d’insolences, que de lettres restées sans réponse, que de réponses dilatoires, que de petites couardises, que de répugnantes paresses s’entassent dans les caniveaux ! La peste blanche ne progresse pas autrement, et c’est son trait le plus vénéneux, l’avant-goût de l’étrange défaite bientôt consommée. Toutes consentantes, ses victimes ne se comptent plus. À charge de transmettre, je n’en dédie pas moins ces lignes à Pierre-Guillaume.
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