Lettre sur Benjamin Fondane, par Daniel Cohen (02/06/2006)

Crédits photographiques : Uriel Sinai (Getty Images).
medium_fondane38.jpgJuan Asensio écrivait ceci en 2004 : «Daniel Cohen est plus que tout autre le passant considérable de la Zone des Miracles, une vie tout entière de renoncements, consacrée à la dévoration exclusive de la littérature». «Considérable» ? Je ne feins pas l’humilité, non – mais quoi qu’il arrive, la difficulté d’être, celle de subsister, en passant par l’écriture, n’appelle pas à une naïve dévotion, mais juste à de l’honnêteté : l’acte d’écriture m’est d’une telle difficulté que je n’y parviendrai pas sans m’y donner entièrement : ni moine ni soldat; il ne s’agit pas de renonciation mais peut-être d’intégrité, bien que le mot paraisse présomptueux ou décalé; je ne fréquente quasiment que les fantômes de ma bibliothèque. On le sait de tous les grands fantômes : ils n’offrent leur amitié qu’à la condition de vous délester du reste; ne leur tient la dragée – et superbement – qu’une chatte blanche, tout aussi exclusive; sa silhouette incarnera jusqu’à ma mort je ne sais quoi de mythique dans l’amitié quand elle se joue dans ces coulisses. Je ne m’ouvre au grand monde que par l’intermédiaire d’une vaste correspondance. Des littérateurs et des philosophes ont bien voulu adhérer à ce jeu anachronique, mais l’est-il franchement ? Penseurs et manitous s’approprient des vérités qu’ils inventent. L’année qui me fit connaître Juan Asensio fut aussi celle qui faillit me terrasser – je ne m’en suis pas encore remis – et celle au cours de laquelle j’écrivis d’abondance sur la poésie. Comme quoi il n’est que la mort pour dissoudre enfin la petite vapeur dont nous tirons nos passions… Voici la lettre que j’adressais à Jad Hatem, philosophe, théologien, écrivain, poète après la publication d’un essai, d’une rare densité, sur Benjamin Fondane, assassiné à Auschwitz. Je remercie sincèrement Juan Asensio d’avoir accepté de la publier.

Paris, le 25 mars 2004.

Mon cher Jad.

Jad Hatem, Semer le Messie selon Fondane, éditions de La Part de l’Œil, 2003J’ai été pilé ou essoré par la fatigue à un point que je ne saurais décrire; et même si j’ai accusé réception de ton livre et de l’intégrale de La Reine de Sauveté j’avais mal à ne pouvoir te lire dans les termes, au sens propre et figuré, que requiert l’amitié. Cependant j’ai voulu m’arracher au poids du mal-être les matins suivant une nuit plus nourricière que d’autres; alors je prenais ou reprenais Semer le Messie selon Fondane. Et finalement, – je me réapproprie un mot de Gibran – «le Messie est un poète qui nous transforme tous en poètes» (p. 74 de ton livre); j’entends, quant à moi – en tirant la citation à mon profit, en la corrompant je le crains – que le «poète» a ouvert les portes à un désir douloureux : briser celles du corps enchaîné; s’il appert, de ces mots, un pathos de circonstance qu’importe : le messie m’a tiré de l’espace non poétique où il arrive souvent que nous traînons, la maladie étant, je le crois, la partie matérielle d’un langage blessé, peut-être ancien sinon millénaire; qu’importe, là aussi, la gaucherie de mes mots : je te dis, ici et maintenant, à quel point j’ai été bouleversé par la beauté de ton essai; il fait partie, aurait dit Charlie Du Bos, «du ciel de mes fixes».
Ne disposais-tu pas d’un sujet magnifique ? Tous les matins, en rentrant dans mon bureau, les matins pas trop plombés, c’est le visage resplendissant de Fondane qui m’accueille (portrait offert par Lévana Henrion) – lui, Bruno Schultz, des millions d’autres, ont eu la fin atroce que nous savons. Si je m’en tiens à la définition de Gibran, les messies peuvent être la proie du bourreau, des flammes.
Je relève parmi les vers de Fondane que tu publies, ceux-ci :
«L’enfer passait par là sans doute mais le soir
Éclatait tout à coup l’orage des prières.
La foule entrait au cinéma des synagogues,
Des visions de feu éclaboussaient le noir» (p. 99)
L’Histoire est-elle décidément étrangère ou indifférente à nos prières, lorsque, emballée, elle conspire contre notre être et, en lui, contre la part de Dieu qu’il porte ? «L’orage des prières» me fait songer à des pages magnifiques de son coreligionnaire et compatriote Michaïl Sébastian : il évoque, dans son Journal, la pendaison atroce de juifs, passés vivants aux crocs des boucheries de Bucarest, juifs pris à leur prière. Et ceux qui attendaient leurs bourreaux dans les cimetières, près de leurs aïeux, souvent revêtus du châle des prières… Me voici orant des scènes poignantes et insupportables; elles fouettent ma violence naturelle et m’écrasent en même temps; elles ne peuvent qu’émouvoir l’auteur D’Humaines conciliations en deuil perpétuel de Mme von Schwartzenberg disparue dans la tourmente.
Et du coup, les vers de Fondane :
«O très chère, je songe à Prague
Je n’entends pas, je n’entends plus
Les prières de ses synagogues» (p. 18)
font saigner le narrateur d’un itinéraire pour l’instant bloqué; si entre le vers fondanien susdit et ma propre création il n’y a pas de raison de cause à effet, comment l’ami ne serait-il pas reconnaissant de la phrase extraite de mon roman qui apparaît dans une note du livre (p. 37) ? Dédicataire déjà, cette attention me touche et je t’en remercie du fond du cœur.
On ne peut pas dire qu’il y ait un seul des livres que tu aies écrits, ou du moins que j’ai lus, qui ne m’ait impressionné par sa tension : de bout en bout, elle porte le sujet. J’y vois une triple raison : la compétence impeccable du philosophe, la densité extraordinaire qui, de livre en livre, se renouvelle au point que ton lecteur sort courbatu par l’exigence mais combien enrichi, enfin le style qui permet à d’aucuns de gagner sur toute la ligne ou de sombrer dans l’amphigouri de cancre, part encore belle laissée à de trop nombreux livres de ce type. Je ne puis donc prétendre qu’il y aurait dans Semer le messie selon Fondane poète quelque chose qui trancherait sur les autres textes que tu as signés : d’emblée tu nous en offres la moelle. D’ailleurs, dans tes derniers messages, tu insistais sur la part personnelle dans ce livre, parce que tu y as «mis [ton] cœur»; dans ta lettre du 2 mars, tu m’invites à solliciter, de Lévana, les articles commis à l’occasion d’une rencontre fondanienne à Peyresq afin «d’apprécier l’énorme effort consenti et la communion qui fut la [tienne] à une expérience spirituelle majeure du siècle précédent». Si j’ai retrouvé l’étonnante trilogie hatémienne à laquelle j’avais été accoutumé, en revanche ladite communion ne m’a pas échappé; enfin, et tu l’imagines, Fondane exerce un ascendant écrasant. Ses souffrances. Sa mort tragique. Je ne suis pas sûr que Paul Celan, lui aussi venu des régions d’Europe centrale, désignées par le démon au massacre, m’ait autant impressionné, quoique sa poésie, même codée par endroits, soit à mes yeux l’une des plus hautes du XXe siècle.
«C’est toute la douleur du monde
qui est venue s’asseoir à ma table
– et pouvais-je lui dire : Non ?» (p. 46).
écrit Fondane peu avant de disparaître dans le maelström-somme de trahisons (lesquelles n’ont jamais vraiment fait l’objet d’une étude définitive, peut-être parce qu’elles ruineraient jusqu’au bout les initiateurs) – trahisons dont on subit une nouvelle fois le pouvoir délétère à l’ombre des attentats, des menaces et du grand cinéma de nos pauvres politiques d’un point à l’autre de la terre. Où aurait été Nal en 1944 s’il était resté à Prague ? On sait seulement (troisième volume de la tétralogie) qu’à New York ses cauchemars servaient de linceul et ses larmes de poison au remords entourmentant. Comprends bien que si j’ai été tant touché par ton livre, altier par les moyens qu’il met à rendre compte «d’une expérience majeure au siècle précédent», c’est entre autres parce qu’il m’a constamment renvoyé, hors de ses frontières, à la problématique de la création, à ce qu’il y a eu d’incarné en elle et aux conséquences au plan de l’histoire. Mme von Schwartzenberg est morte en tant que poète, porteur d’une dissidence naturelle, d’une insurrection virtuelle; c’est contre les gens de son espèce que les bourreaux travaillent toujours, puisqu’ils représentent l’arbre de vie qu’il faut essoucher, à défaut de quoi leur idéologie est exposée au risque de la poésie : élever l’homme par la liberté. C’est en ce sens qu’elle pouvait prétendre, même par défaut, à la postérité; seuls ses poèmes l’ont arrachée au néant de la masse assassinée. La Reine de Sauveté en témoigne. Fondane nous oblige au même titre, et un peu plus que tous ceux que le bourreau a gazés. Son œuvre écrite, dans la prémonition du malheur, sème la vie, surgit des limbes du ciel témoin du meurtre, nous réinitie à cette vie et à ses tensions; il est messie sur une ligne de la résurrection dont la littérature a toujours été le topoï. Si par résurrection il y aurait quelque clin d’œil au Christ, tu me connais assez pour avoir admis que mon athéisme n’est pas suffisant pour me faire l’économie de mon judaïsme et de «mon» christianisme tout à la fois; quoi qu’il ait voulu, quoi qu’il ait tenté, par quels gestes, par quelles voies il s’en est démarqué (y compris par le sang versé), le christianisme est demeuré juif pour l’essentiel. D’ailleurs sans le christianisme, que serait devenue sa mère à travers les siècles, sédiment de l’Histoire ? Se serait-elle fossilisée, se serait-elle renouvelée ? Les spéculations, il est vrai, tournent souvent au morbide ou au gratuit, parce que nous les nourrissons de nos préventions, donc de notre extrême-contemporain : sillon peut-être mais sillon seulement. Je suis chrétien de culture – trop métissé d’occidentalisme pour l’ignorer ou pour feindre de l’ignorer. Note que je ne dis pas ceci parce que j’en aurais lu l’esquisse dans ton livre. Au contraire, il y a une finesse et une connaissance grâce à qui tout prend son sens, et on ne t’en rendra jamais assez hommage.
Semer le Messie vaut d’abord pour sa réflexion sur le geste et l’acte poétiques au milieu du réel, c’est à dire au sommet d’une spirale où le vivant répète à l’infini sa violence, ou ce que l’esprit nomme «violence». Lisant – et mal – Heidegger, adolescent, j’avais retenu sa réflexion à propos d’un vers de Hölderlin : «Pourquoi des poètes en temps de détresse ?». Je retranche ces mots du contexte et ne les reprends ici que pour livrer mon étonnement et me laisser couler dans une phrase plus radicale : «Pourquoi des poètes ?». Il y a longtemps, et je dirais même dès le commencement de mon commerce avec les mots, je ressentis un chagrin, d’abord violent puis, peu à peu addictant : le «beau» préserve, intacte, la souffrance qu’il est censé transfigurer de l’intérieur. Il y a eu deux êtres que j’ai aimés jusqu’à m’oublier, chacun pour des raisons différentes mais qui n’étaient pas si éloignées : ma mère essentiellement, An. ensuite, et lorsqu’ils disparurent, chacun à sa façon – qui par le fer de la maladie, qui par un désir de liberté – sur le tranchant d’une intolérable douleur, j’ai vu, misérable, ce que les mots donnaient : rien – une accumulation poussiéreuse consubstantielle aux maladies du langage, les unes tant collées aux autres qu’elles forment une écorce solide, sédimentée; la poésie nous cueille nus et nous couvre de ses redondances sans que, si j’en juge par mon expérience, elle se fonde dans l’infra-langage (celui de la souffrance) qui, pourtant, la convoque. J’aime ici, à reprendre la magnifique méditation de Fondane, en 1929, reproduite dans ton livre, p. 15 : «J’ai su que le Beau n’était pas moins douteux que la Vérité, le Bien, la Civilisation. Les mots se sont débarrassés de moi; dans la nuit, j’ai commencé à crier sans mots, j’étais devenu aveugle avec une lampe à la main».
Crier sans mots. Et puisqu’il n’est de vérité sans épreuve(s), je dirais à quel point crier m’a davantage aidé à casser le béton du malheur que la vanité de l’écrire pourra jamais y prétendre. Je t’ai dit, et ai écrit dans Psoas et Où tes traces… que j’ai été un homme touché par la grâce de la maternité, maternité ovulée sur les cendres de la maladie et l’obsession de la mort approchant. En perdant ma mère j’avais perdu mon enfant, et cette double disparition, la seconde plus aiguë que la première tant elle avait été inattendue, comment le concevoir tant mon être rebelle se soustrayait, en partie, à leur réalité lapide ? Il me souvient d’avoir marché souvent vers le cimetière de Thiais, distant de vingt kilomètres de Paris, et d’avoir crié vraiment chemin faisant. Ce qui pourrait passer pour un symptôme de folie était, en vérité, un acte de libération. J’arrivais devant la tombe de mon aimée, éreinté, vidé, mais guéri. Guérison éphémère et soumise aux lésions rusées du deuil et de son travail. Je n’ai jamais ressenti une telle force biologique dans le corps de l’écriture sans cesse porté soit à la dilution, soit à l’exaltation du mouvement artistique. L’écriture, paradoxalement, extraction de l’espace intime, n’a de cesse de rejoindre l’espace public dont elle subit l’héliocentrisme, à avers ou à revers qu’importe; sa manifestation semble biaisée d’avance.
Ainsi le «crier sans mots» fondanien me parle; point qu’il y aurait rejointement entre le lu et le ressenti, mais il y a communion là où le cheminement intellectuel achoppe. Le commentateur, dans Semer le Messie, écrit, p. 16 : «Le poème se dérobe par décision du poète qui, face à l’emphase du mal, entend dénoncer la vanité du langage, manière d’épurer la poésie de ses idéalités et de ses mensonges, de son esthétisme et de ses enjolivements qui ont fait dire à Adorno en 1949 : “Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait même affecte la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes”». Et il ajoute cependant, p. 119 : «La poésie ne saurait être pesée avec ses propres poids et mesures car elle porte en elle l’orientation absolue par un appel qui l’excède». Évidemment écrire la poésie après Auschwitz était une barbarie en vertu même de l’espace public que revendique cette folle du logis, inventrice du divin, créatrice du dépassement esthétique mais idiote ou hagarde lorsque les hommes, sa propre mère, l’envoient valdinguer, morale et Verbe ensemble, dans les cales où Auschwitz et la constellation des assassinoirs ont tué Dieu. Je te suis reconnaissant d’avoir cité in extenso la fameuse phrase d’Adorno, tant et tant de fois répétée qu’elle est devenue proverbiale; mais aussi d’avoir ajouté, page 33, comme à résipiscence et par le même : «La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler, c’est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des poèmes.»
Dans ce va-et-vient permanent entre la lecture de ton livre et mes illuminations, – la première a exercé sur ma mémoire de créateur et sur la manière dont j’ai encalminé la poésie dont nous sommes, tous, les héritiers, à notre corps défendant – il me plaît de dire ici que la geste antipoétique de Nal von Schwartzenberg, après qu’il eut quitté Prague est tout entière du verdict adornien première manière. D’aucuns se sont élevés contre mon personnage en prétendant qu’au fond sa façon de brûler les livres de sa mère et l’interdiction de rééditer ses recueils de poésie rejoignaient les autodafés nazis. Je m’étais interdit dans le livre, à qui tu as offert ton amitié, de commenter un acte certes méprisable. Mais c’était l’agissement d’un homme ivre de douleur qui protestait contre l’inertie de la poésie «en temps de détresse». Dans la réalité, Mme von Schwartzenberg est morte d’avoir été poète (j’ai dit pourquoi tout à l’heure); et la poésie, instituée à travers le temps, voire représentation prestigieuse, est restée de glace quand les hommes empoisonnaient d’autres – et parmi eux Nafala – et parmi eux Bruno Schultz – et parmi eux la mère de Paul Celan – et parmi eux Itzhak Katzanelson – et parmi eux Benjamin Fondane dont Semer le Messie me paraît être à la fois stèle et maison, mais d’abord, mais surtout approche de ses derniers poèmes à qui obligation est faite de «sécréter la dose d’affirmation dont l’humanité a besoin pour vivre». La poésie, répété-je, n’a pu l’arracher à l’étreinte des portes de fer. Pas davantage que l’humanité oublieuse, la synagogue n’a pu être son «canot de sauvetage» (p. 37). Si comme l’Écriture le proclame : «Le fruit du juste est un arbre de vie» (p. 120), alors ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces vieillards, arrachés à la terre en tant qu’arbres d’une foi, ont été des justes par un paradoxe que n’avait pas imaginé la volonté du bourreau. Ce bourreau semble renaître de ses cendres à travers des hommes issus d’une autre civilisation et qui n’ont à la bouche que l’obsédant besoin d’anéantir les enfants d’Israël là où ils se trouvent jusqu’aux confins de la terre; c’est une trahison ignoble qui, dans la pesée de ma détresse et de mon mal-être général, incline fortement le fléau de la balance.
Nal a perdu pied après que les événements l’eurent expulsé de sa cellule spirituelle, Prague, et s’est mis à douter de l’humanité en la haïssant tout entière. Il y a des logiques, dans la création d’un personnages, nécessaires à la tension romanesque; j’ignorais jusqu’à quel point Nal réfléchissait ma propre perdition. Je lis, page 27 de ton livre, sous la signature de Chestov : «Le fait de perdre pied est le commencement du doute. Mais quand il se trouve que l’idéalisme est incapable de résister à l’assaut de la réalité, quand, de par la volonté du destin, l’homme se heurte à la réalité, et découvre à sa grande terreur que tous les beaux “a priori” n’étaient que des mensonges, c’est alors seulement que pour la première fois, les doutes fondent sur lui et jettent à bas en un instant les murailles des anciens châteaux d’Espagne», et encore p. 92 : «Chestov disait que les hommes étaient trop occupés à faire l’histoire pour prêter attention à la vérité, dont voici la définition : “la vérité est ce qui se passe à côté de l’histoire, et que l’histoire ne remarque pas”».
J’ai découvert Chestov dans l’endurance d’un autre deuil, décrit dans Où tes traces… – quand la vie et la poésie de Fondane frappaient à ma porte entreclose. Ce fut en 1989. À l’époque j’étais plongé dans le vertige heideggerien, et comme hypnotisé par la rencontre entre Heidegger et Celan, le nazi et le chantre presque olympien – tant la difficulté d’approche se précise dans chacune de ses pièces – le chantre des années de Notre Mort, tournant et retournant le matériau dans ma pauvre tête pour, qui sait, sortir un texte d’une tension telle qu’il me faudrait, me disais-je insomniaque, une vie plus longue que mes quarante ans d’alors, et disposer, dans le même mouvement, celles de ces deux intelligences, les plus denses du siècle. Autant avouer que le projet implosait de lui-même. Je me mis à aimer avec d’autant plus de sincérité Fondane et Chestov que j’avais là deux «fruits justes», deux âmes magnifiques, même s’il y a, dans la métaphore de l’arbre de vie, quelque chose qui tient plus de l’être humain et de sa civilisation que de l’être végétal. Je m’amuse à te rapporter, par pur plaisir, plus que par association logique, cette phrase de Gide que rapporte Mme Van Rysselberghe dans ses Cahiers de la Petite Dame : «Vous êtes-vous déjà dit que jamais nous ne voyons un arbre à l’état naturel; ou bien l’homme l’a ébranché, par esthétique ou par hygiène, ou il l’a dépouillé de toutes ses branches pour ses besoins. Je crois qu’à l’état de nature l’arbre cache son tronc, par sa défense, pour empêcher les animaux d’y grimper. Nous sommes redevables à la civilisation du tronc de l’arbre». On pourrait beaucoup ergoter là-dessus, et là n’est pas mon propos. L’arbre de vie, et, par extension, le juste, crée le poète quels que soient les avatars de la poésie. Si «la poésie ne sauve pas le poète ainsi que l’avait cru le jeune Fondane, elle ne lui permet pas davantage d’échapper à l’épouvante réelle par une épouvante imaginée. (p. 31). D’ailleurs, écrit Rilke, « jamais devant les cendres la voix ne manque au poète» (p. 32). Et Octavio Paz de souligner avec une simplicité admirable : «Tout poème s’accomplit aux dépens du poète» (p. 35). Tuons-nous la poésie dans le flux même de l’histoire, par l’essence tragique de l’homme, animal de guerre dans sa résolution de maintenir la cohésion du ou des groupes au(x)quel(s) il appartient ? Gide a cependant son idée : «Dans l’éternel flux des choses», dit-il, l’œuvre d’art constitue le seul axe d’équilibre des choses» (p. 42). Mais un équilibre trop astreint aux tensions de l’Histoire dont on pourrait dire qu’elle a presque pour vocation de s’intéresser moins au salut des hommes qu’à la sauvegarde des groupes. C’est en réfléchissant à cette contingence que la pensée de Jüng m’est apparue féconde et plus extensible que celle de Freud, trop raisonnée, trop humaine; son crédit est large et combien apaisant et combien appréhensible après tout. Mais faut-il le dire en France, patrie des chapelles et de l’autocensure, pour qui le doute n’est permis que s’il est «cartésien» ? C’est qu’il n’est nation plus universaliste (fût-ce par auto-proclamation). Il n’en est, dès lors, plus travaillée d’une mystique innommée, que l’on ne doit pas nommer. Passons.
Je voudrais aller plus loin dans ma réflexion, mais il faudrait que je choisisse entre le bavardage épistolaire de peu d’allant par essence et une sorte de petit essai qui aurait pour premier enchaînement de bouleverser cet écrit, si insuffisant et si subjectif mais au moins présent : réaction à une lecture dont je ressors impressionné.
Je laisse, témoignage de ma sincérité, ces citations tirées de ton livre, soit que tu les signes, soit que tu les importes pour le besoin de ton travail. En première intention je voulais étendre ma discussion sur la poésie et en disposer pour mieux la faire valoir. Je ne puis; pour des raisons de santé d’abord et, au fond, au-delà de la commodité, par pure décence : qu’ai-je à dire de plus que ton propre livre suggère déjà ? Ces citations les voici :
Sans intention de sa part, la vieille édentée de la mort a mis le poète sur la trace de celui qui a seigneurie sur la mort. De là procède la dernière strophe (p. 36).
«Abandonner la poésie ne veut pas dire trahir, ni qu’on ouvre une fenêtre sur le compromis» (Dinos Christianopoulos, in Abandonner la poésie), p. 39.
«Toute œuvre d’art, dit Novalis, possède en elle un idéal a priori une nécessité d’exister». (p. 67)
Fondane : «La lumière saignait son jus inimitable», (p. 114)
Je dis : c’est pour s’être attablé en vue d’écrire que Fondane a fait comparaître la Douleur du monde. Il s’est mis dans une disposition d’ouverture totale. (p. 58)
Un trou dans l’histoire a privé l’homme fondanien de sa mise à l’unisson de la nature, de la pure égalité à soi (p. 49).
«Être Moi, c’est être Messie» précise Levinas. Il ajoute : «Le fait de ne pas se dérober à la charge qu’impose la souffrance des êtres définit l’ipséité même. Toutes les personnes sont Messie (…) Le Messianisme, ce n’est donc pas la certitude de la venue d’un homme qui arrête l’histoire. C’est mon pouvoir de supporter la souffrance de tous. C’est l’instant où je reconnais ce pouvoir et ma responsabilité universelle» (p. 55).
Levinas : «C’est moi qui suis intégralement ou absolument Moi et l’absolu est mon affaire. Personne ne peut se substituer à moi qui me substitue à tous» (p. 95)
Le Talmud proclame qu’on est comptable de la responsabilité d’autrui, p. 59.
«Un Messie est caché à l’intérieur de chaque juif», personnage des Miracles de Bashevis Singer.
Semer le Messie, c’est engager le combat sans certitude que l’Histoire réponde à un dessein transcendant ou le commente, c’est le fait d’un messianisme sans Messie et surgissant dans la trame du temps comme ce qui saura en retourner définitivement la tapisserie pour la mettre à l’endroit de quiétude et de miséricorde, dans la guise de l’espace achevé où toutes les béances sont suturées, c’est le fait d’une messianité transcendantale (p. 83).
Marivaux, dans La vie de Marianne : «Nous qui sommes bornés en tout, comment le sommes-nous si peu lorsqu’il s’agit de souffrir ?». (p. 62)
Joë Bousquet : «Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner» (p. 68).
«L’avenir pour les juifs, dit Walter Benjamin, ne devint pas un temps homogène et vide. Car chaque seconde y était la porte par laquelle pouvait passer le Messie» (p. 93)
Chez Fondane, il faut étrangler l’homme pour le transformer en poète ou prophète. L’indécision sur le sens étant constitutive de l’événement du baiser. (p. 114)
«Nous sommes tous capables d’être prophètes, dit Hamann. Tous les phénomènes de la Nature sont des rêves, des visages, des énigmes, qui ont leur signification, leur sens secret» (Hamann) (p. 115)
La Reine de Sauveté est, à l’échelle de ce que tu as écrit, comme une résurrection, ou plutôt comme un transfert de l’imaginé-imaginaire (Mme von Schwartzenberg) vers le vivant qui réincarne (Jad Hatem); je ne saurai dire tout ce que j’ai à dire, et de passionné, dans cette missive déjà impossible par sa longueur. Permets-moi d’y revenir dans un prochain message à elle entièrement consacré.
J’aimerais aller mieux... Je me réjouirai de te revoir comme tu me le laisses entendre. Tu évoques ton livre sur Corneille mais ou en es-tu avec ton étude théologique sur le Hallaj ? Ma poignée la plus solide.


En nota bene, le lecteur du Stalker voudra bien me permettre ces notules indispensables, puisque la lettre est rendue publique :
Jad Hatem, Semer le Messie Fondane poète, éditions de La Part de l’Œil, Bruxelles, 2003.
Jad Hatem est l’auteur de plusieurs dizaines de livres et parmi eux d’un essai consacré à mon roman D’Humaines conciliations. Il mériterait et mieux que d’autres, l’adjectif «considérable». Bibliographie possible mais incomplète sur Google. Je me suis permis de citer quelques titres sortis de ma plume, naïveté insigne sans doute d’un solitaire que l’aiguillon de la maladie et l’indifférence au qu’en dira-t-on ne rendent pas téméraire mais pressé d’affirmer ses liens et leur symbiose.

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, benjamin fondane, daniel cohen, jad hatem | |  Imprimer