La lumière est plus ancienne que l'amour de Ricardo Menéndez Salmón (06/02/2013)

Crédits photographiques : Philip Brown (Reuters).
9782330009342.jpgÀ propos de Ricardo Menéndez Salmón, La lumière est plus ancienne que l'amour, traduction de l'espagnol par Delphine Valentin, Éditions Jacqueline Chambon / Actes Sud, 2012.
LRSP (livre reçu en service de presse).




3524371464.jpgSur L'Offense.

La lumière est plus ancienne que l'amour de Ricardo Menéndez Salmón, dont j'avais évoqué L'Offense est un livre ambitieux qui, marotte des écrivains vivants les moins inintéressants, se joue de ses propres codes puisque l'écrivain Bocanegra (bouche noire, littéralement) qui reçoit en 2040 le Prix Nobel n'est autre qu'un Ricardo Menéndez Salmón plus ou moins transposé, qui évoque, lors du discours de l'intéressé devant un parterre de grands de ce monde, son livre en ces termes : «Bocanegra avait souhaité raconter aux autres mais aussi à lui-même le mystère de la création, en quoi consistent le don et le tourment d'être touché par la pesante main de l'art, quels seuils le créateur atteint à force de parcourir des couloirs sans fin, quels abîmes s'ouvrent des deux côtés du chemin pour ces esprits irrédimés, un peu sauvage qui, gagnés par la tristesse, ne consacrent pas leur vie seulement à procréer, manger, boire et déféquer, mais tentent de chercher un sens, un pourquoi, une dimension, au-delà des évidences, à cette pléthore éparpillée qu'est la vie des hommes» (p. 182).
Cette tirade contient presque toutes, ou peu s'en faut, les banalités qu'un professeur pourrait trouver dans une honnête rédaction d'élève de Terminale et, même si le roman de Ricardo Menéndez Salmón peut être dit ambitieux comme je l'ai affirmé sans ambages, quoique pas dénué de défauts (comme l'entrevue du peintre Semiasin avec Staline, qui a dû tenter de copier celle de Virgile et d'Auguste dans le grand roman de Broch, ou comme l'évocation de Faulkner, cf. p. 63, à peu près hors-sujet, comme enfin d'autres banalités de la même marmelade que celle que nous avons précédemment étalée, cf. p. 85), nous n'arrivons pas à nous débarrasser de la pénible impression d'avoir lu le texte d'un faiseur, comme s'il n'y avait qu'une différence de forme plus que de fond entre le roman de Ricardo Menéndez Salmón et celui de Juan Gabriel Vásquez, Histoire secrète du Costaguana ou encore celui de Giorgio Pressburger, Dans l'obscur royaume.
Les mauvaises langues affirmeront peut-être que ce sont justement les textes de faiseurs, comme Énard ou Claro, qui plaisent à un éditeur tel qu'Actes Sud et je serai ma foi bien en peine de les contredire.
Ce n'est pas tant la construction du roman, ni même son sujet, une toile jugée blasphématoire et qui représente une Vierge à barbe (œuvre qui sera vite recouverte d'un mur et qui lie trois peintres, dont un réel, Mark Rothko, à l'écrivain Bocanegra), ce n'est donc pas cet assemblage, moins fluide qu'il n'y paraît, qui nous dérange, même si les enchâssements, aussi savants soient-ils, ne sont jamais que l'illustration de la maîtrise technique d'un auteur, laquelle ne nous garantit pas grand-chose, pas plus que cela, justement : sa maîtrise; ce n'est pas tant le sujet et la façon dont l'auteur le traite qui nous dérange, que le déséquilibre entre cette construction savante et l'extrême naïveté, pour ne pas dire bêtise, de quelques tirades pseudo-philosophiques qui sonnent comme les refrains d'un Claude François insérés malicieusement dans une composition de Faulkner. Ainsi, nous apprenons, l’œil plus distrait qu'embué de larmes, que la peinture, tout comme la littérature, «sert à consoler, à nous libérer de l'affliction d'un monde dans lequel la dignité humaine est crucifiée chaque jour» (p. 188), ou bien, je l'ai dit, que la «Culture et en particulier l'Art sont des Rubicon mentaux, des octrois, que l'homme franchit pour ne pas se contenter de vivre à l'état de pur organisme» (p. 85), cette superficielle profondeur de vue, si je puis dire, s'expliquant peut-être par l'habituelle et plate confession d'un auteur, réelle ou fantasmée, qui nous éclaire sur son rapport à Dieu, et affirme ainsi concevoir «le divin comme un fantasme de la conscience et réduit le mystère théologique à un mystère anthropologique», l'Histoire, elle, n'étant comme nous nous y attendions également (et en toute logique avec l'assertion précédente) rien de plus qu'un «vertige sans direction ni sens, dépourvu de toute finalité» (p. 186).
Ce n'est donc pas tant la structure du roman, sa philosophie, pour le moins sommaire, qui peut intéresser le lecteur qui, faisons ce pari, dévorerait des livres non point pour y découvrir du nouveau, mais pour s'enfoncer, encore et encore, dans le tunnel qui le mènerait jusqu'au cœur de l'homme, jusqu'à son esprit qui contient tout, passé et futur, comme nous l'apprend Joseph Conrad.
Qu'est-ce qui peut donc intéresser ce lecteur idéal, lisant un roman où un écrivain évoque l'art de la peinture ? La réponse est fort simple : ce ne peut être que l'écriture même de l'auteur, sa capacité à évoquer non seulement la peinture, mais le monde qui l'entoure et, ce faisant, son aptitude à être, lui-même, un peintre.
Fort logiquement puisqu'il s'agit d'une bonne copie d'élève appliqué qui ne saurait oublier les principales thématiques de son sujet, celle du langage est partout présente dans le roman de Ricardo Menéndez Salmón, à tel point présente que nous pourrions à bon droit la considérer comme le sujet véritable de l’œuvre. Ce n'est ainsi sans doute pas un hasard si le dernier chapitre du roman est celui qui décrit l'écrivain Bocanegra recevant le Nobel, «l'être élu» s'approchant «de son lieu natal, du ventre de la diction, de l'agora où l'on parle, où l'on nomme, où l'on écoute», même si l'auteur se garde bien de conférer à ce lieu symbolique une quelconque dimension sacrée puisqu'il n'est en fin de compte que le dernier surgeon «hérité de cérémonies qui appartiennent déjà aux annales» (p. 181) et que le sacré s'est inverti en bouffonnerie, fût-elle politique (1), l'assassinat de Dieu ayant conduit, selon l'auteur, «à la prise de conscience de la vacuité de l'invention qui a été assassinée» (p. 28).
Le langage, pas plus que la peinture de Semiasin qui mêle inextricablement la réalité organique de ses composantes et l'idéal figuratif d'un monde cassé, ne saurait se dépouiller de ses propres humeurs fétides, de son propre poids de chair martyrisée, tout en aspirant à une rédemption certes fragile, Hitler et Celan illustrant en fin de compte une même réalité, séminale, qui est la langue allemande, la langue de l'horreur et de la grâce : «Hitler possédait la parole; Celan possédait la parole. L'un et l'autre utilisèrent la même langue, l'allemand : celui-là pour justifier la mort, celui-ci pour nous empêcher d'oublier les affronts. Mein Kampf et «Todesfuge» jaillissent d'une même fontaine, sont frères de lait d'une unique source très ancienne. Le même allemand qui dans un cas nous répugne et nous rabaisse, la langue qui fait que l'on se sent coupable du simple fait d'être des hommes, dans l'autre cas nous fait toucher l'éternité, divinise notre peine, nous sauve du désastre en le nommant, nous prend la main pour nous guider le long des sentiers sublimes : noirs, atroces, jonchés de cadavres, mais sublimes» (p. 185).
Sur cette thématique comme sur les autres, les banalités sentencieuses ne nous sont pas épargnées, par exemple concernant la traditionnelle impuissance du langage chargé de dire le monde : «le mot complet n'a jamais existé et n'existera jamais, de sorte que l'idée d'un signe qui serait pleinement descriptif, ou d'un langage qui s'adapterait sans fissures à la réalité, ne serait qu'un rêve impossible» (p. 35, l'auteur souligne), cette banalité étant redoublée par de nouvelles platitudes émises dans le chapitre où Bocanegra rédige, pour son professeur, une copie qui, selon l'auteur, ne peut laisser qu'entrevoir les dons du jeune homme, la littérature étant, elle, «un mouvement aporétique, un engagement toujours déçu, l'obsession d'exprimer l'inexprimable, le désir ardent de tout dire, bien que cela soit impossible» (p. 44, l'auteur souligne), le fait même d'écrire pouvant à bon droit être considéré comme une façon «d'échapper à l'entropie, à la désorganisation, à la mort de la forme» (p. 68).
Même si l'auteur lie le langage à la «présence physique, tangible, palpable dans l'atmosphère, du mal» (p. 75) qu'il faut bien évidemment dire coûte que coûte, ce n'est encore qu'un morceau de bravoure, le devoir appliqué d'un élève certes doué qui ne s'est toutefois pas colleté avec la réalité décrite. Autrement dit, Ricardo Menéndez Salmón se fait rédacteur mais pas écrivain tant qu'il n'a pas lui-même transformé l'expérience personnelle de la souffrance et du mal en autre chose qu'absurde désordre, inéluctable entropie, comme il déclare que Rothko a réalisé cette métamorphose : «Il est tentant de penser que la dépression qui dévorait Rothko s'incarne pour l'éternité dans ces quatorze splendeurs [qui décoreront la chapelle de Houston], qui combinent le rare prodige des ténèbres dont elles sont faites et de la paix qu'offre leur contemplation, comme si le précipité de toute l'angoisse que contient le cœur d'un homme aboutissait à la conquête du bonheur par ceux qui la contemplent» (p. 80).
C'est dans le beau chapitre intitulé Tout écrire, et qui nous présente l'écrivain Bocanegra en 2008 assistant, avec celui qui fut son premier mari, aux dernières semaines de sa femme agonisante, que Ricardo Menéndez Salmón semble payer le prix de son enquête sur l'horreur (menée dans ses trois précédents romans, comme il le confesse) : «ce prix, c'est un langage qu'il faut broyer, triturer et nettoyer; un langage suspendu autour d'un centre primordial : la signification, cette foutue et terrifiante signification» (p. 105). Comment a-t-il pu oublier que le prix, surtout, consistait à réconforter le lecteur, à lui apporter une lumière extraite des ténèbres mêmes où il n'a pas craint de plonger ?
Et c'est sa femme en train de mourir qui, comme Monsieur Valdemar, va proférer quelques vérités immondes et inoubliables : «Cependant, Bocanegra est tenté de penser qu'en réalité, la mort n'est peut-être que ça : l'épreuve qui renverse toutes les conventions, le retour à un état naturel ou prénaturel, où l'arbitraire du langage, la décence et l'urbanité se trouvent abolis, où seuls existent le cri, l'insulte, l'onomatopée, où le blasphème s'élève au rang de message définitif de l'être vivant adressé à l'ensemble des autres êtres vivants et à la création, à la pléthore d'organismes qui lui survivront et à la communion absurde d'objets qui triompheront de lui : la plainte, l'agon, la fantastique insulte lancée au monde pour rester indemne et debout, pour poursuivre sa rotation sans but quand nous, nous sommes déjà partis ou avons perdu tout espoir d'éternité» (p. 109).
Selon une belle image, le «langage est un centaure fatigué» (p. 112), qu'il soit confronté à la mort de l'être aimé ou bien à la réalité de l'amour passé (cf. p. 113), et il semble donc que la peinture lui soit infiniment supérieure, puisque rien «n'est plus désolant qu'un mot superflu», alors que la peinture, elle, semble mieux que les mots pouvoir «montrer le monde dans sa féroce intensité» (p. 130), comme l'illustre une des œuvres les plus marquantes de Semiasin, seule capable finalement de ramasser le temps et de conserver quelques gouttes de la substance des êtres (même s'il finira par la brûler, une méthode tout de même moins efficace, d'un point de vue symbolique, que le fait de dévorer ses propres toiles) : «Comme toute chose simple, l'intuition était géniale. Si l'on trouvait un train suffisamment long et que l'on plaçait dans chaque fenêtre un fragment d'histoire, en faisant bouger la machine à la même vitesse que le cinéma projette ses images, on obtiendrait une pellicule en mouvement. plutôt qu'un récit linéaire, les visages que Semiasin se mit à peindre représentaient des hommes et des femmes qu'il avait connus tout au long de sa vie» (pp. 133-4).
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si seule la peinture semble être capable de provoquer des expériences extrêmes, Ricardo Menéndez Salmón prêtant à cet art ce qu'un Roberto Bolaño prêtait à la littérature : le pouvoir de contaminer la réalité, le thème de l’œuvre étant composé «de parties d'un homme ou du corps complet d'un homme; en un mot, l'homme sera la substance de l’œuvre» (p. 140, l'auteur souligne), Semiasin créant des peintures révélant «la matière même de la guerre» (p. 148, l'auteur souligne) à partir de fragments, y compris organiques, qu'il a lui-même récupérés sur le champ de bataille de Stalingrad.
Et c'est encore une peinture (elle-même emmurée par décision ecclésiastique), celle qui a déclenché l'histoire que nous conte l'auteur, qui, non contente de constituer la clé de l'énigme romanesque, à vrai dire quelque peu confuse parce que fort inutilement compliquée, symbolise la seule voie de libération apparemment possible, dans un monde où les personnages (et singulièrement les peintres) se trouvent finalement emmurés (l'un par son silence, l'autre par son suicide, le troisième par sa folie) dans un cachot hermétique : «à travers la déchirure, on voyait quelque chose de lumineux, une sorte de tache qui voulait paraître bleue mais qui n'était rien d'autre qu'un scintillement argenté» (p. 152), cette tache lumineuse étant moins celle que représente la peinture d'Adriano de Robertis (dont nous n'avons toujours pas compris la genèse ni même l'intérêt) que la phrase écrite sur la peinture dont il conservera un unique fragment, portant ces mots : Lux antiquior amore, le langage étant finalement impuissant devant la lumière comme devant les ténèbres, la peinture seule pouvant tenter de nous livrer quelque parcelle de leur mystère, dans un monde où le sacré, nous dit Ricardo Menéndez Salmón, n'existe plus, hormis par la trace fulgurante que constitue la beauté.
Une beauté lointaine que son roman nous montre d'un index tendu, mais qu'il s'est révélé bien incapable de peindre.

Note
(1) Notons ce beau passage où l'auteur évoque l'âme russe : «Notre inspiration n'est pas démocratique, elle est esclavagiste; notre génie n'est pas ironique, mais tragique; logos n'obéit pas à la raison, mais à la foi, bien que ce soit une foi de tendance négative. Héritier de l'autocratie et du dogmatisme religieux, notre peuple n'a jamais eu, en réalité, la moindre objection à leur opposer, car n'importe quelle tyrannie, si elle est fondée sur un principe d'autorité ferme et sans faille, lui apparaîtra comme une expression différente mais tout autant solennelle de ce que les Occidentaux appellent liberté. Au bout du compte, que fut le bolchevisme sinon une Seconde Réforme ? Qui fut Lénine sinon un Luther athée, qui, plutôt que de vivre la tragédie d'une Christ crucifié, vécut la Passion d'un frère terroriste, et qui, plutôt que de résister aux tentations du désert, savoura les renoncements de l'exil ?» (pp. 161-2).

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