Le retour de Münchhausen de Sigismund Krzyzanowski (23/05/2013)

Crédits photographiques : David Gray (Getty Images).
Le fameux baron de Münchhausen, à sa façon rien de moins que loufoque, est lui aussi un voyageur dans le temps, comme le personnage des Souvenirs du futur, puisqu'il a pu récupérer une «petite boîte soignée et numérotée» dans laquelle, «niché dans de l'ouate, hérissé d'une barbe palpitante de flèches de secondes, gisait, ensommeillé, [s]on jour égaré» (p. 115).
L'étonnante capacité du baron à franchir les siècles est due à sa longévité tout à fait remarquable mais surtout à la nature du sang qui coule dans ses veines : la littérature, la seule invention de l'homme capable de lui redonner ce qu'il a perdu, un jour, un acte, une pensée ou une personne égarés.
Plus que le savant replié sur lui-même et préoccupé de la réalisation de sa machine à couper le temps et qui se contentait de griffonner quelques formules géniales nul n'en doute mais à tout jamais inconnues ou bien d'écrire un manuscrit qui ne fut jamais publié, Münchhausen est l'homme de lettres absolu, celui qui sait parfaitement que «les livres, en admettant qu'ils soient bien ce qu'ils semblent être, sont parfois comparables, mais jamais conformes à la réalité (1), l'homme, encore, d'exception bien sûr, auquel le roi d'Espagne «offre une langue artistement réalisée en or semé de petites verrues de diamants» (p. 118).
«À tout baron ses lubies» (p. 18) comme il se doit, mais il faut avouer que celles de Münchhausen ne peuvent nous déplaire, elles qui affirment la supériorité incontestable des puissances de l'imagination sur la si morne, grise réalité : «Encore ceci, un petit conseil de rien, délivré à Ernst Unding : ne vrillez pas ainsi votre regard sur chaque chose et chacun; car, si d'aventure vous perciez un tonneau, tout le vin s'en écoulerait, ne resterait sous les cerceaux qu'un vide stupide et sonore» (p. 19).
Le baron ne vit que du secret qu'il ne faut ni dévoiler ni éventer car, exposé, il se confond avec la poussière du jour fuligineux.
Pourtant, cette affirmation crânement délivrée à celui qui semble être son unique ami et confident n'est qu'à moitié vraie, puisque le baron, quelles que soient ses aptitudes à provoquer la réalité pour en extirper les fragments de rêve avec lesquels il assemblera l'unique scène intéressante, celle de la fantasmagorie, ne peut s'estimer quitte avec ce qui l'entoure, et surtout pas avec la «seule chose impossible à dissiper ou à chasser d'un coup de vent : la misère» (p. 26).
Ainsi, Münchhausen aura beau se lancer «aux trousses de son nom qui détale» (p. 32), devenir l'acheteur d'une étrange étoupe miraculeuse qui lui permettra de ne pas entendre «les discours des adeptes du socialisme chrétien» (p. 38), utiliser ses fameuses bottes qui n'obéissent qu'à lui (cf. p. 63), rien à faire, la misère semble offrir une résistance et être lestée d'un poids contre lesquels notre aérien personnage ne peut rien, contre lequel son «morceau d'étoupe incomplètement brûlé, ayant servi au rituel d'intronisation de Pie X» (p. 36) ne peut rien lui-même, puisqu'il laisse passer, dans les oreilles du baron, la plainte d'une mendiante, qui lui lance le mot «Mancia» (cf. p. 37).
La misère plutôt que la pauvreté est le seul obstacle qui semble pouvoir contrecarrer les plans hyperboliques du baron. Ainsi, la propagation publicitaire de ses actions, «comme les cordons de salpêtre propagent la flamme», celle de son nom célèbre qui a «soudain ressurgi de bougie en bougie [...] le nom du baron se retrouv[ant] à l'étroit dans les pages des journaux : quittant d'un bond son cadre de papier, il escalade les colonnes publicitaires, scintille, lettre de feu sur les réclames, projeté sur l'asphalte des rues, les briques et le fond plat des nuages» (p. 57), cette universalisation de la renommée du baron (2) qui bien sûr traduit l'accélération de la circulation des informations transmises par la presse, sont pourtant bien incapables de lutter contre l'écrasante misère qu'il ne peut que constater lors de son voyage dans la Russie de Staline, sur les traces de Boris Pilniak écrivant L'Année nue, terrifiante plongée dans un pays ravagé par la guerre civile ou bien le Conte de la lune non éteinte qui dissèque le mécanisme abject du stalinisme.
Sigismund Krzyzanowski, lorsqu'il traverse le pays exsangue, se déplace dans un train dont la locomotive utilise, en guise de combustible, des «monceaux de livres» (p. 69), la lenteur de son voyage semblant accentuer un peu plus l'horreur du spectacle contemplé, «la faim et la misère tend[a]nt de partout leurs myriades de mains» (p. 71), le pays étant ravagé, parti en fumée : «Le temps lui-même n'est plus que trouble, les siècles se confondent, le treizième a pris la place du vingtième. Inde : la révolution ! Un de nos grands hommes l'avait déjà intitulée : Fumée [titre d'un roman de Tourgueniev]. Un autre, avant encore, parlait dans ses écrits des «Fumées de la Patrie», si «douces et chères» [citation de Griboïedov]. Et les friands de fumées, les amateurs de fumeuses gâteries, les dégustateurs de carbone n'ont cessé de croître en nombre, jusqu'à ce que la patrie, se réduisant de plus en plus, partie en fumée, ne devînt fumée à son tour, cette fumée «si douce et chère» à leurs yeux» (p. 84).
Bien évidemment, nous ne pouvons un seul instant imaginer le baron, maître des siècles (3), se décourager devant la vision de la misère russe, provoquée par la folie de ses dirigeants. Sous l'humour kafkaïen de l'auteur perce la colère : «Le redressement de l'économie commença lentement en URSS, sans qu'on y prît garde, un peu comme le printemps qui, dans cette région du Septentrion, pousse péniblement ses bourgeons à travers la peau nue et engivrée des branches. Si j'ai bonne mémoire, tout partit de ces poutres que les gens se mirent à s'ôter mutuellement des yeux. Jusqu'alors, ils se refusaient à en voir fût-ce la paille, mais la nécessité conduit finalement nos yeux à se dessiller. Bientôt, le stock de poutres tirées des yeux fut assez important pour que l'on pût procéder à des constructions; çà et là, aux abords de la ville, apparurent de petites maisons de rondins, des coopératives de logements se formèrent, bref tout fut remis sur pied» (p. 97).
S'il ne semble pas se décourager mais, tout à coup, instantanément vieillir, lui qui s'est joué du temps, le baron échoue néanmoins dans sa quête d'une réalité qui serait portée, magnifiée par l'incandescence fantasque de son verbe, une réalité qui ne serait pas arrachée aux hommes traités comme des bêtes mais qui permettrait bien au contraire de retrouver leur dignité, car la douce folie du baron est une bonté et, sans doute, un humanisme.
Il avoue lui-même son échec à son dernier témoin, Ernst Unding, quelque temps avant de disparaître en se réfugiant dans un livre qui sera rangé «entre un vénérable Adam Smith et les Contes de mille et une nuits» (p. 161) : «Dans le jeu complexe des phantasmes contre les faits, qui se joue sur un échiquier dessiné par les lignes des méridiens et des parallèles, j'aimais par-dessus tout l'instant symbolisé par deux points où, le tour étant venu de jouer, on substitue le phantasme au fait, devenant par là même un non-existant en place d'un existant. Invariablement, les phantasmes l'emportaient, invariablement jusqu'au jour où je vins buter contre le pays sur lequel on ne peut mentir» (p. 150, l'auteur souligne).
Il se pourrait donc que le moderne avatar du baron de Münchhausen tel que le décrit Sigismund Krzyzanowski ait dû s'avouer vaincu par le sort jeté par la cruelle Baba-Yaga des contes russes sur son propre pays, réduit en poussière par les expériences radieuses des socialistes et des communistes, ces maîtres d'un langage vicié qui jamais ne pourra être confondu avec le talent de l'habile prestidigitateur qui ne doit sa vie puis sa survie livresque qu'à la puissance de la parole littéraire, éminemment poétique, libre.

Notes
(1) L'édition utilisée est celle publiée en 2002 par Verdier, le texte de l'auteur étant une fois de plus remarquablement traduit par Anne Coldefy-Faucard. Notre citation se trouve à la page 16, c'est l'auteur qui souligne. Les pages entre parenthèses renvoient à notre édition.
(2) Ce beau passage mérite d'être cité : «Le nom de Münchhausen, disparu sans laisser de traces, a d'abord fait grand bruit, puis baissé d'un ton, avant de sombrer dans le silence. La gloire est comme un son lancé dans la montagne : successivement un écho, des pauses allant croissant, une ultime résonance lointaine et confuse, et de nouveau le silence des pierres tendant les gigantesques oreilles des défilés, prêtes à capter un nouveau son» (p. 136). C'est dans le silence, justement, que tombe le nom du maître du langage Münchhausen : «Le voilà, l'amer tribut de la terre : pour des myriades de mots, le silence» (p. 143).
(3) Rappelons que le véritable baron de Münchhausen a combattu les Turcs dans l'armée russe au XVIIIe siècle, le personnage que Krzyzanowski a repris à la fable de G. A. Bürger (Aventures du baron de Münchhausen, publiées en France par José Corti en 1998) contemplant en 1921 l'écrasement de la révolte de Crondstadt par les troupes bolcheviks.

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