Ens non esse facit, non ens fore (10/02/2005)
Crédits photographiques : Yusuf Ahmad (Reuters).
André Hirt, L’Universel reportage et sa magie noire.
«Mais les hommes sont comme celui qui rêve de se lever et qui s’apercevant qu’il est encore couché, ne se lève pas mais se remet à rêver qu’il se lève – ainsi, sans se lever et sans cesser de rêver, il continue à souffrir de l’image vive qui trouble la paix de son sommeil et de l’immobilité qui rend vaine l’action dont il rêve.»
Carlo Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique.
Cette idée qui me fascine, dont l’origine complexe est exposée, avec quelle érudition sereine, par Ernst Kantorowicz (dans Mourir pour la patrie et autres textes, recueil publié par Fayard dans la collection de Pierre Legendre), selon laquelle le pape de nihilo facit aliquid ut Deus, de rien fait quelque chose comme Dieu, a été transformée par la suite, dans les Addimenta d’Hostiensis (Henri de Suze), en celle-ci, encore plus troublante : Ens non esse facit, non ens fore, à savoir que le pape fait qu’une chose qui est, ne soit pas, et que ce qui n’est pas, soit. Kantorowicz commente cette mutation en écrivant que «aux gloses de ses prédécesseurs, Hostiensis ajoute ainsi le pouvoir inverse, et peut-être plus convaincant, du pape de faire qu’une chose réelle ne soit plus rien, ce qu’il explique par la prérogative de mutare etiam naturam rei.»
Ayant depuis des années l’habitude maladive de lire tout ce qui se rapporte à la question du démon, j’ai immédiatement songé aux vers de la sombre tragédie, décrivant dans ce cas l’action démoniaque qui peu à peu détruit le royaume de Macbeth devenu roi, «and nothing is but what is not » (que nous pourrions traduire par «et rien n’est que ce qui n’est pas»), ainsi qu’aux innombrables textes rédigés par les inquisiteurs pour lesquels les pompes du diable n’étaient que prodiges, simulacres, fausses apparences.
Inutile de préciser que cette pensée peut parfaitement être appliquée au monde creux érigé par les journalistes ou plutôt, par une parole journalistique devenue folle (comme la toupie dont parlait Chesterton) et entièrement autonome, déracinée de la réalité.
Elle finira bien, cette parole journalistique ou ce mauvais rêve, comme toute création humiliée par son créateur, l’homme, par avaler ce dernier. De la digestion qui s’ensuivra naîtra alors, probablement, non pas l’homme nouveau des vieux mythes pagano-progressistes (voir la peinture de Jean Delville intitulée Prométhée) mais un homme dévalué, le médiocre absolu si je puis dire qui, pour prix de sa renaissance, aura traversé les limbes grouillantes de phrases dépourvues de sens, de demi-mensonges et de demi-vérités, sans gagner la moindre virginité, sans rapporter la plus petite parcelle de savoir volé aux ténèbres gémissantes.
Au fait, cette description sommaire ne correspond-elle pas, déjà, à notre situation d'êtres fripés, comme si nous n'étions plus que ces chairs saponifiées d'avoir été décongelées que Paul Rebeyrolle peint avec une implacable clairvoyance ?
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