Les Premiers Rois de Norvège de Thomas Carlyle (20/09/2013)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
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998301_584806698227203_332301984_n.jpgÀ propos de Thomas Carlyle, Les Premiers Rois de Norvège (Éditions du Félin, 2013).
LRSP (livre reçu en service de presse).

Les Premiers Rois de Norvège est un texte étrange, qui se lit d'une traite et qui, bien moins que la destinée, au travers des siècles, de la famille Harfagre, sa sagesse, sa sournoiserie, sa violence et ses hauts faits, évoque la fulgurante christianisation de la Norvège (cf. p. 115). Ce texte, qui est l'un des derniers travaux menés à bien par le grand Carlyle, nous est donné dans une traduction, point dépourvue de fautes, de Thierry Gillyboeuf et doit être mise au crédit des remarquables Éditions du Félin, dont le catalogue est riche de bien des pépites, certaines d'entre elles ramassées dans le tamis de la Zone, comme tel essai de Nathanaël Dupré La Tour, qui nous a quittés récemment.
Le lecteur qui ne connaîtrait Thomas Carlyle que par son œuvre la plus célèbre et, sans doute, aboutie, Sartor Resartus, sera quelque peu dérouté par Les premiers rois de Norvège, où les envolées métaphysiques et lyriques paraissent contenues, voire absentes, sinon aux toutes dernières pages du livre.
Un grand auteur, toutefois, reste un grand auteur, y compris dans ses œuvres mineures et les allusions, quoique discrètes je l'ai dit, sont néanmoins nombreuses dans ce petit livre aux grands thèmes privilégiés par Thomas Carlyle tout au long de ses œuvres les plus fameuses : les traces d'une grandeur passée, que nous pouvons, femmelins que nous sommes devenus, juger comme étant barbare par ses excès de bonté ou d'horreur (1), traces qui pourtant demeurent sous la surface des événements, et que tout bon lecteur doit ou devrait s'appliquer à lire, à tenter d'en chercher l'«once de vérité potentielle que l'art humain ne pourra plus jamais extraire» (p. 56), puisqu'il se pourrait bien que notre âge de monotone fadeur retrouve un peu de vie, fût-elle barbare (2), l'«étrange élément» (3) dans lequel se débattaient ces premiers rois au tempérament sauvage n'étant, selon Carlyle, «à certains égards pas si différent du nôtre» (p. 49), alors même que les jeunes âmes nobles et profondes (cf. pp. 111 ou 135) existent aujourd'hui comme hier.
Sauver les traces de ce qui a été et n'est plus, chanter la mémoire des plus hauts faits du passé qui ont forgé l'âme des peuples et des nations, bâti des empires. Cette tâche, parmi les plus nobles qu'un homme puisse accomplir, est celle d'une écriture qui, au travers des siècles, tente de retrouver le souffle épique des sagas islandaises : «Il semble avéré que, de la fin du Xe siècle au début du XIVe siècle, l'âme scandinave ait vaguement connu l'existence de ces lointains rivages [l'Amérique] et que quelques Scandinaves s'y soient hasardés. Mais parce que rien de bon n'en avait résulté, que périls et difficultés, ces expéditions cessèrent et sombrèrent dans l'oubli. Et n'eût été le don des Islandais pour l'écriture, la postérité n'en aurait jamais entendu parler» (p. 66).
Et, de fait, l'écriture, du moins celle d'un de ces poètes chroniqueurs comme Snorri Sturluson qui a consigné, sans peut-être trop y croire, les aventures fabuleuses de ces premiers rois du Nord, constitue peut-être l'ultime trace de grandeur que les hommes doivent à tout prix tenter de protéger contre la mollesse qui ronge, patiemment, tout, et vient à bout des aciers les plus durs : «Cette description (et l'événement en lui-même, comme nous pouvons l'imaginer) possède une forme de grandeur et de simplicité pathétique, d'âpre noblesse, quelque chose d'épique ou d'homérique, le mètre ou le chant d'Homère en moins, mais avec cette sincérité et cette vérité crue que l'on retrouve chez ces vieux rhapsodes grecs, auxquelles s'ajoutent force piété, dévotion et respect pour tout ce qu'il y a de supérieur et d'éternel dans l'Univers. Il y a là aussi quelque chose de très visuel, qui frappe votre imagination et donne l'impression de l'avoir vu de ses propres yeux» (p. 155).
C'est peut-être bien là l'intention profonde de Carlyle, que de parvenir à une espèce de réenchantement de son époque non pas noire ni blanche mais grise (4), en chantant les actions accomplies par ces héros auxquels il a consacré un ouvrage magnifique même si, il le sait mieux qu'un autre, les voies de la renommée sont mystérieuses, elles qui ne gardent trace de la grandeur passée qu'au moyen d'un nom déformé de rue par exemple (5), où semble se révéler, comme en miroir, le fracas d'une histoire pratiquement tombée dans l'oubli.
Comment parvenir directement (et non simplement par le biais de l'écriture) à ce réenchantement, si ce n'est en méditant l'exemple de ces temps barbares, de «cette pauvre arène nordique» où l'on observe avec grand intérêt «les premières transformations si mystérieuses et abstruses du Chaos humain en une forme de Cosmos organisé, on assiste aux affres terribles et étranges de la naissance de la Société humaine» grâce à un «sauveur» qui, chez ces «vieux peuples», garantissait à tout le moins le fait que les «violences, crimes et combats», (p. 207) n'avaient de sens qu'à répondre à la question, magnifique et terrible, que pose John Ruskin (6) cité par Carlyle ? : «Le vol et le meurtre ne constituent pas un spectacle agréable [...], mais les puissances tutélaires du monde spirituel et matériel entérineront vos biens spoliés, leurs nobles voix acclameront votre lance qui se dresse et reproduiront les reliefs de votre bouclier pour peu que vos pillages et vos assassinats servent à trancher cette interrogation : «Quel est le meilleur des hommes ?» Mais si vous refusez de vous poser cette question et que vous considérez qu'un homme en vaut un autre, si vous accordez le vote aux simples gens et la liberté aux plus vils, les puissances de ces mondes spirituel et matériel vous confronteront inévitablement au même problème, qui ne pourra être résolu qu'en sens inverse et vos pillages et vos assassinats devront alors permettre de déterminer «Quel est le pire des hommes ?» Ce qui n'est pas chose facile dans cet ordre du mérite aussi vaste [...]» (p. 208).
C'est cette absence de grand homme ou de sauveur, bien davantage que les violences, qui constitue selon Thomas Carlyle «un véritable fléau» (p. 207). Carlyle, ici, est un borgne et pas un aveugle, puisqu'il peut, grâce au talent et à «l'art de Snorri», «voir à travers une ouverture merveilleuse [...] dans les strates noires des époques et des générations» (p. 209) les grands rois du passé, comme Olaf Tryggvason et saint Olafr, ce constat mi-amère en entraînant deux autres, appel au réenchantement du monde par la plume en attendant l'apparition du grand homme, je l'ai dit, mais aussi remarque que l'écrivain s'adresse à lui-même, et dont on ne mesure guère, peut-être, le discret et ironique désespoir : «J'ai souvent songé au Livre que l'on aurait pu tirer de Snorri, pour peu qu'ait surgi un homme doué d'une vision littéraire et d'une inépuisable énergie, poète dans l'âme qui, en se familiarisant avec la topographie, le relief monumental et les réalités éclairantes de la Norvège, en passant au crible les meilleurs témoignages sur les lieux et les dates que peut encore lui fournir ce pays, les meilleurs récits collatéraux et les chronologies des autres pays, pourrait, en abrégeant, réarrangeant et en tirant au clair, réduire Snorri à un état cosmique structuré purgeant inlassablement sa matière si chaotique ! Un «type supérieur de poète» moderne, capable de s'atteler à un travail de mandarin incommensurable dont je crains fort qu'il ne faille pas s'attendre à le rencontrer de si tôt en ce monde ou à ce qu'il se consacre à la Heimskringla [ou Saga des Rois de Norvège (7)] s'il venait à faire son apparition» (p. 201).

Notes
(1) «Quant à Halvdan Longues-jambes lui-même, en souvenir de son propre père assassiné, Torf-Einarr "découpa un aigle sur son dos», autrement dit il découpa les côtes de chaque côté de l'épine dorsale et les retourna comme les ailes déployées d'un aigle : une vengeance nordique en usage à cette époque dans les cas extrêmement graves !» (p. 17), ajoute, non sans une pointe d'ironie, Thomas Carlyle, comme pour se moquer de notre pusillanimité.
(2) «Ces deux premiers rois [Haraldr Harfagre et Gorm le Vieux] étaient de remarquables vieillards; ils possédaient un certain don pour rapprocher un peu le chaos d'une forme de cosmos vis-à-vis duquel, force est de le dire, ils firent montre d'une certaine loyauté. Autrement dit, ils possédaient d'authentiques vertus à l'état sauvage, de celles qui ont été nécessaires à toutes les sociétés à leur début, «vertus» largement tombées en discrédit de nos jours, mais dont il est fort probable qu'on puisse en avoir à nouveau besoin, au grand dam des personnes imprudentes, avant que tout soit accompli !» (p. 23). À la page 160, nous pouvons lire : «Le grand Olafr finit par succomber sous ces coups redoublés et quitta à jamais ce bas-monde, qui est indigne d'hommes de cette trempe, se dit-on parfois. Mais c'est une erreur et une erreur grave de surcroît si l'on persiste à le croire».
(3) Ces «temps simples» qu'évoque Carlyle (cf. p. 57), qu'il appelle encore des «époques vierges et sauvages» (p. 97) ?
(4) Étant donné que le «parcours de la Providence éternelle qui préside à tout cela et donne naissance à ces personnages en adéquation avec leur époque» (p. 206) se poursuit sans doute en profondeur à l'époque contemporaine.
(5) «Saint Olave [Olafr] Street, Saint Oley Street, Stooley Street, Toley Street : telles sont les métamorphoses de la renommée humaine en ce bas-monde !» (p. 161).
(6) Cet très bel extrait provient des Fors Clavigera, un ensemble de lettres adressées aux ouvriers de Grande-Bretagne dans lequel l'écrivain et grand critique d'art britannique développe sa conception de la société idéale.
(7) Il en existe une traduction en français, publiée pour le moment en un tome par les Éditions Gallimard dans sa belle collection L'Aube des peuples.

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