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12/05/2013

Au seuil du monde de Nathanaël Dupré La Tour

Crédits photographiques : Jason Hawkes.

À la mémoire de Nathanaël Dupré La Tour, décédé brutalement ce lundi 20 mai.

au-seuil-du-monde-de-dupre-la-tour-937054519_ML.jpgÀ propos de Nathanaël Dupré la Tour, Au seuil du monde (Éditions du Félin, 2013).
LRSP (livre reçu en service de presse).


D'autres ouvrages de Nathanaël Dupé La Tour disponibles sur le site PriceMinister.

Nous avions déjà indiqué le travail de Nathanaël Dupré La Tour en évoquant l'excellent petit ouvrage qu'est L'instinct de conservation également publié par les Éditions du Félin dont il faut saluer le beau travail éditorial.
Dans Au seuil du monde, le ton de l'auteur se fait volontiers plus intime que dans son précédent ouvrage, puisqu'il s'agit d'y décrire les bienfaits d'un séjour dans un monastère bénédictin, non seulement pendant la durée elle-même de cette retraite, mais aussi, surtout à vrai dire, lorsqu'il s'agit de revenir au monde (1) : «Je voudrais expliquer l'importance essentielle que revêt, pour un homme du monde, l'existence de ces lieux de prière [que sont les monastères]» (p. 19).
Il faut s'éloigner de la Ville qui jamais ne s'endort, pleine de bruits et de clameurs, de voix, Ville que l'auteur, comme nous le fîmes après tant d'autres, affuble d'une majuscule, et de ses millions de tentacules qui vous happent et vous entraînent dans tous les lieux qui vous consommeront petitement, mais vous consommeront quand même, chaque jour davantage.
Pourtant, la Ville n'est rien, en tout cas pas grand-chose, même si elle parvient à plier l'espace et le temps (2), à l'inverse de tout ce qui n'est pas (encore) elle, la campagne ou ce qu'il en reste, la frontière, le seuil du monde : «À mesure qu'on s'éloigne de la Ville, c'est la permanence de l'espace dans le temps qui frappe» (p. 13). L'auteur aurait pu inverser sa proposition, puisque le lent et majestueux écoulement du temps n'est jamais plus perceptible que dans les campagnes ou les lieux éloignés des grandes villes.
L'ambition de ce petit ouvrage fort plaisant mais qui est parfois quelque peu trop naïvement didactique, est résumée par cette phrase : «Le monastère et son rapport au temps ne sont peut-être pas le contraire de ce que vit l'homme de la Ville; mais un miroir utile en ce qu'il ne se situe pas hors du monde mais à son seuil» (pp. 19-20). La retraite définitive appartient aux âmes d'élites, celles du commun devant finalement tenter de s'épanouir, du moins pour les plus rigoureuses d'entre elles, à l'intime jointure entre la vie moderne et une vie plus profonde, aux rythmes plus lents, la vie du silence et du recueillement.
Tout le travail que l'auteur se propose d'exercer, d'abord, sur lui-même, a pour but de le différencier de ce type d'hommes, si commun et peut-être même, désormais, universel, qu'il appelle gyrovague, en reprenant un vieux mot du vocabulaire du monachisme : «La vocation du cénobite est de chercher Dieu sans intermédiaire. Celle du gyrovague de chercher tous les intermédiaires qui pourront le détourner de Dieu. Nos tentatives dérisoires de réchauffer le monde d'après Sa mort par la convoitise ou la voracité dégagent plus de fumée que de flamme, ne font illusion qu'un instant. Et le désert croît; la faim qui le poursuit tourmente l'appétit du gyrovague, que l'épuisement des consommations ne peut satisfaire tout à fait. Car tout en poursuivant sur son erre il sait ou sent confusément qu'il est, au fond, appelé à autre chose» (p. 43, l'auteur souligne).
Ce qui manque au gyrovague c'est un but à sa déambulation sans fin, un but, c'est-à-dire une assise, un commencement, une fondation : «Se laisser instituer», écrit ainsi l'auteur, «tel est le projet monastique» (p. 57). Nous savons que, parmi les prérogatives de l'homme moderne, figure la possibilité, bientôt le droit de s'ériger maître et créateur absolu de ses semblables et du monde.
C'est dans le très beau chapitre intitulé Les bonnes œuvres que Nathanaël Dupré La Tour définit l'essence même de la retraite orante, qui, une fois de plus, a maille à partir avec le temps ou plutôt, car cette expression évoque encore une forme de lutte, laisse glisser le temps, se fond en lui et le respecte, suit son cours : «La conversion véritable est dans ce rapport au temps, et donc à l'être tout entier, qui consiste à s'arrêter pour écouter, à se rendre disponible, attentif à ce qui nous entoure. Le temps nous est donné, il ne nous sera pas repris. L'urgence est dans la suspension de cette course en tous sens, dans ce mouvement de revirement qui nous fait prendre conscience, intensément, de ce qui nous est donné de percevoir et de comprendre, de vivre» (p. 88).
Ce parfait petit manuel pour l'homme pressé, bien qu'honnête, qu'est le livre de l'auteur insiste sur la nécessité de la conversion, c'est-à-dire d'un retour sur soi-même qui nous fixe et, en nous fixant, en nous ancrant, en nous fondant, permet que le temps glisse sur nous comme une rivière sur un galet, qu'elle n'en finira pas de polir.
Le texte, le livre, les meilleurs d'entre eux du moins, à la fois galets polis par le temps et bornes à quoi nous raccrocher, l'attention patiente que nous leur portons peuvent nous aider dans cette entreprise : «Religion du livre : religion du recueil, du lien, du tissage – tautologie originelle mais qui rappelle la peur fondamentale d'être seul face à la responsabilité d'une vie unique et dont le dernier acte est toujours tragique. Le texte ne suffit pas à libérer, mais en reliant il délie» (p. 100).
Temps de l'écoute, temps du silence, temps du travail, temps de la prière et du partage, temps, aussi, de la lecture, temps d'un temps qui ne dévore plus mais donne, redonne ce qui ne peut se perdre, dans une unité (3) conquise de haute lutte : «Comme l'exilé se souvient du pays qui l'attend, je replonge avec la conviction que le ré-enchantement du monde passe par la solennisation des temps, par une sacralisation du temps qui est l'introduction de l'éternité dans l'instant, et donc dans l'existence toute entière» (p. 111).
Si nous sommes des exilés dans un monde moderne qui désorganise l'unité essentielle de nos vies, nous devons donc à tout prix rechercher «cette promesse de vie unitive [qui] parle d'un paradis perdu», car nous avons besoin d'un «enchantement du monde qui n'a rien à voir avec la superstition, mais qui réinscrive la dimension narrative de l'existence – y compris collective – sans laquelle nous avons tant de mal à penser le sens. L'écoute, l'attention, la présence, nous inscrivent dans un récit du monde rythmé par les Heures et la liturgie de l'Année, qui redit l'histoire sainte. Elles nous désapproprient de notre moi et de ses angoisses, nous confèrent une unité transcendante» (p. 114).

Notes
(1) «C'est autre chose que je cherche : laisser les enseignements de la vie régulière habiter au quotidien ce monde qui est, quoi que j'en aie, le mien; trouver dans l'esprit de la Règle la force de renouveler mon cadre de vie, de le restaurer» (p. 124). L'auteur, dans la partie la moins convaincante de son livre puisqu'il s'applique à nous donner quelques règles de vie simples applicables par tous, déclare toutefois ne pas parvenir à comprendre le renoncement des moines à l'amour sexuel (cf. p. 135).
(2) Le temps de la Ville est fragmenté en raison même de notre rapport au travail et à la production, qui n'ont, dans la plupart des cas, plus aucun rapport avec le travail de l'artisan : «Quand, dans le travail, l'échange d'informations prend à ce point le pas sur la production, le refus de l’œuvre apparaît comme une explication possible au choix assumé de la fragmentation du temps» (p. 46, l'auteur souligne). Plus loin : «Et je veux croire pourtant que vous êtes ceux qui maintiendront des lieux où la conjugaison contemporaine de l'accélération du rythme et de la dépréciation du travail, est non seulement inconnue mais impensable» (pp. 78-9).
(3) «Le mal absolu est pensé dès l'origine comme la division (le diable); il faut donc que le bien absolu soit l'Union. L'effort constant de l'anachorèse est bien d'être seul avec le Seul, un avec l'Un, dans cette conviction que le silence favorise le retour à l'homme intérieur, permet d'entendre l'appel divin. À ce prix seulement il peut entrer en communion avec tous les hommes» (pp. 118-9).