2666 de Roberto Bolaño, 3 : hommes sans qualités et femmes sans destin, par Grégory Mion (27/02/2014)

Crédits photographiques : Dan Kitwood (Getty Images).
Essdras M. Suarez : EMS Photography.jpg2666 de Roberto Bolaño, 1 : au bord du précipice et du monstre romanesque.




3148159795.jpg2666 de Roberto Bolaño, 2 : du mystère de l’homme à l’intuition de Dieu.




«La force cohésive qui, dans le monde extérieur, enfonce péniblement tout homme, avec sa présomption, dans la cohue des autres corps, se relâchait un peu, en dépit de toute la discipline, sous le toit de la prison où tout vivait d’attente, où le rapport vivant qui unit l’homme à son semblable était voilé, même dans la grossièreté et la violence, d’une ombre d’irréalité.»
Robert Musil, L’homme sans qualités.

«La femme ? c’est bien simple, disent les amateurs de formules simples : elle est une matrice, un ovaire; elle est une femelle : ce mot suffit à la définir.»
Simone De Beauvoir, Le deuxième sexe.

«Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés.»
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues.


Les destins mêlés du Mexique et des États-Unis

L’incipit de cette troisième partie est similaire à celui de la deuxième : on découvre un personnage désorienté qui se pose une série de questions existentielles (cf. p. 355). Il s’appelle Quincy Williams, il est afro-américain et new-yorkais, mais il se fait appeler Oscar Fate à la rédaction du magazine Aube Noire où il officie en tant que journaliste politique. Le pseudonyme «Fate» renvoie en anglais à la notion de destin. C’est aussi un terme qu’on emploie pour évoquer la dernière rencontre de la vie, celle de la mort (to meet our fate). En choisissant le destin comme identité, Oscar Fate se préserve des longues réflexions de l’autre Oscar (Amalfitano). Il se perçoit d’entrée de jeu comme un sujet dont la relation au monde n’est pas réductible à un ensemble de théories. C’est pourquoi il accepte d’exister en fonction du Christ, le paradigme de celui qui supporte les fins dernières de l’homme, celui qui désigne un au-delà de la croix que tout individu est obligé de transporter avec lui (p. 359). Le caractère eschatologique du personnage de Fate n’est à vrai dire pas surprenant. En tant que Noir américain, il est d’emblée stigmatisé par toute une série de désignations et de classements qui reposent dans les livres d’Histoire, aussi est-il davantage intéressant de se projeter dans un avenir d’ordre supérieur plutôt que d’être contenu par un discours objectivant. À ne prendre que le nom du magazine pour lequel il écrit, on peut supposer que Fate a voulu conjurer l’idée d’une minorité crépusculaire, tant dans sa couleur de peau que dans les positions sociales qu’on lui attribue.
Ceci fait de cette partie de 2666 un roman «noir» complet. Outre que le livre continue de se situer en lisière du roman policier avec la toile de fond des meurtres, il approfondit en parallèle son diagnostic de la société contemporaine et il se penche cette fois sur la confrontation de deux milieux – celui de l’homme noir des États-Unis et celui de l’homme standard du Mexique. Cette confrontation culmine avec le match de boxe qui doit opposer à Santa Teresa l’Américain Count Pickett et le Mexicain Lino Fernández. Même si l’auteur ne fait aucune description physique de Count Pickett, à l’exception de rares propos qui revendiquent la supériorité de ce boxeur, il est néanmoins facile de déduire l’identité afro-américaine du combattant avec son prénom. Par ailleurs, c’est un concours de circonstances conduira Oscar au bord du ring, en remplacement de feu le journaliste Jimmy Lowell, assassiné quelque part dans les parages de Chicago. Si le lecteur pourrait avoir l’impression que ce match de boxe justifie le déroulement de ce troisième temps de 2666, il se fera peu à peu une opinion divergente. Ce combat n’est qu’un prétexte narratif en vue d’étudier des rapports autrement plus riches de sens. En tant que tel, le combat Pickett/Fernández se déploie timidement en quelques lignes (cf. p. 475). L’Américain fait un knock-out en deux reprises. Le corps démoli du Mexicain est évacué sur une civière, pitoyable chair qui retourne à sa condition de souffrance après les ovations du peuple. L’argument est aussi simple que le combat est bref : la domination écrasante des États-Unis sur le Mexique se dispense de n’importe quelle analyse parce qu’elle est évidente. Les données sportives ne sont qu’une façon de concentrer dans tel ou tel événement une situation d’autorité plus large. En économisant les effets de style et l’exploitation de certaines thèses, la littérature de Bolaño met l’accent sur des conclusions que le lecteur se formulera en aval. Il serait du reste inutile de faire durer le combat de boxe parce que, d’une part, l’issue de cet affrontement est jouée d’avance, et, d’autre part, l’enjeu du livre se tient sur une autre dimension, sur le terrain barbare du massacre continuel des femmes de Santa Teresa, à l’intérieur duquel «se cache le secret du monde» (p. 529).
Car en ce qui concerne Count Pickett et Lino Fernández, ce n’était qu’une histoire classique d’ascendance, la victoire respective du savoir sur l’ignorance, le triomphe attendu de la prodigalité des ressources sur la privation, preuve que la frontière qui sépare les États-Unis du Mexique ne peut se traverser que dans un sens, lorsqu’il s’agit d’aller corroborer l’état d’une puissance. Quant à passer la douane pour se rendre aux États-Unis, la tâche est si ardue qu’elle implique un genre d’incarcération pour les habitants mexicains de Santa Teresa, quasiment contraints d’être sous la tutelle d’un Américain pour passer de l’autre côté. Raison pour laquelle Amalfitano, revenu à la sobriété du monde concret et maintenant éclairé par une plus vive intelligence, sollicite Fate afin que ce dernier aide sa fille Rosa à rejoindre l’Arizona, où elle devrait être en mesure de prendre le premier avion à destination de Barcelone (cf. p. 520-2). Bien que le professeur Amalfitano soit chilien d’origine et que sa fille soit de nationalité espagnole, bien que le père et la fille soient apparemment exemptés de la lourdeur du trope mexicain, cette demande de l’érudit traduit quand même un rapport de soumission à l’égard de la culture américaine. Si Dieu est une solution spirituelle contre le Mal, il est malgré tout nécessaire d’évaluer les solutions pragmatiques, et si celles-ci doivent entériner l’idée que le destin du Mexique ne sera jamais indépendant des intentions des États-Unis, tant pis. Amalfitano est devenu trop soucieux de la sécurité de Rosa pour lui présenter la récompense éventuelle du pari pascalien. En l’état actuel des choses, à Santa Teresa, ce pari ne semble pouvoir être tenu que par des hommes. Aussi, lorsque Fate demande au professeur si Chucho Flores, le récent petit copain de Rosa, est lié aux assassinats, Amalfitano répond : «Ils y sont tous mêlés» (p. 522). Cette sentence lapidaire contient la totalité du problème de Santa Teresa. Une sorte de connivence masculine s’est clandestinement organisée en vue d’éliminer les femmes des normes en vigueur. Contre cette alliance, il n’existe aucun refuge de l’esprit, aucun temps de prière. On peut s’accoutumer de la mortalité, mais on ne peut pas comprendre que Dieu ait été remplacé par des ennemis introuvables et partisans, dilués dans les nuits ténébreuses du désert.


La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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