Morteparole de Jean Védrines (31/10/2014)

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Photographie (détail) de Juan Asensio.
À propos de Jean Védrines, Morteparole (Éditions Fayard, 2014).
LRSP (livre reçu en service de presse).


stalker 22.jpgC’est dans la discrétion que Jean Védrines fait mûrir une œuvre romanesque subtile, elliptique, parfois fulgurante, dont le sujet unique est la lente destruction de la parole commise par les «milliers de fabriques à petits chefs illettrés» (p. 166), et l'exposition de l'attitude qu'il convient d'adopter pour lutter contre cet état de fait. L’écriture du sixième roman de l'auteur, qui suit La Belle étoile (paru en 2011), L'Italie la nuit (2008) et Stalag (2004) et que j'avais évoqué dans la Zone, est révoltée, belle, malgré quelques vilains tics qui finissent par devenir obsédants (comme celui de l’inversion : «Un arbre, pourtant, il avait vraiment vu en classe, ses ramures effleurant le plafond» (p. 45)), et en dévoile dès le titre le motif dans le tapis. D’un côté, un langage vivant, enfantin, qui conserve la fraîcheur de «la puissance des premières fois, la lumière violente» (p. 26), une parole vivifiante qui se tient aux côtés de l’élan révolutionnaire, l’accompagne, se rebelle et crie, tel un «très lointain souvenir du Christ rouge» «le pain, un toit, la dignité des pauvres» (p. 90).
Jean Védrines est du côté de Bernanos lorsqu'il écrit : «Même si je reste persuadé qu'une poignée d'entre nous, l'élite de chaque génération, réussit à sauver l'enfant qu'il fut, à le garder du monde, des autres, de la bêtise adulte, puissante et arrivée. Mais c'est secret, enfoui au tréfonds, on n'en perçoit pas de signe visible, rien sur le visage qui trahisse que le gamin, le huit, neuf ans, est dissimulé là-dedans, a pris le cœur, les sentiments, et le reste, âme, esprit, idée [...]. C'est la position sociale souvent qui va révéler cette folie, cet enfermement dans l'enfance : le renoncement au travail, le dénuement, la pauvreté qui mène à l'hôpital, sous les ponts. Ou à la vie violente, sacrifiée» (pp. 23-4).
De l’autre, un langage mourant, mort à vrai dire, celui des Maîtres, des vieillards, de ce pitoyable et si médiocre Bec-Amer, «rebut de mots techniques, pesants et grossiers» qui ne peut que détester la «parole brûlée» (p. 95) qui fut un temps celle de l’ami de Giovan, le héros de L’Italie la nuit, Paul, avant qu’il ne sombre dans la grisaille professorale et n’oublie «les histoires riches et girondes comme des filles, les corps à détours, replis et secrets. La littérature, en somme, les délices» (p. 100). Il s’agit ainsi de se convertir à la Parole, «à la beauté du Verbe, au seul deuxième monde auquel nous avons à coup sûr accès» (p. 102), et de fustiger la «prose rabougrie» (p. 104) empestant «la morgue, le formol» (p. 106) des contrôleurs et ergoteurs qui pullulent. Cette conversion est une conquête ou plutôt, une reconquête, afin de retrouver la «parole enfantine», «une emprise infinie sur la beauté du monde» (p. 134). Dans ce roman qui n’est qu’un long cri de colère et peut se lire comme la geste de tout homme aux prises avec l’injustice, Giovan est le nécessiteux, alors que tout est facile, donné à Paul, les bonnes notes puis les belles femmes. L’un doit lutter pour rester pur, reconquérir la langue sonnant pouilleuse de ses ancêtres, conquérir la française, et cela alors même, nous confie Jean Védrines, que nos forces s'épuisent et que la chute paraît s'accélérer (cf. p. 136), l’autre s'abaisse, délaisse les images «tracées comme à la cendre, à la suie, sur la pierre des falaises, des cavernes» (p. 136), et nous ne savons à vrai dire, des deux hommes, qui sauvera sa vie et son âme par une fidélité aimante à la parole vivante.

Une version plus courte de cette note de lecture a paru dans le numéro de la revue Études du mois de novembre, dont voici le sommaire.

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