Les Soldats de Salamine de Javier Cercas (10/07/2015)
Photographie (détail) de Juan Asensio.

Parmi d'autres figures tutélaires ou, plus simplement, inspirateurs de hasard ayant peut-être influencé cet auteur, j'ai immédiatement songé à l'étrange et si méconnu Leo Perutz, que Borges tenait pourtant en grande estime. Je cite les quelques lignes que j'avais écrites sur Le Marquis de Bolibar dans une note sur un roman de Dantec, même si je ne me cache pas le fait que le texte de Leo Perutz, lui, à la différence de celui de Javier Cercas, ne se contente pas de jouer avec son lecteur

Convoquant l'ombre truculente de Bolaño, l'auteur de ce roman habile évoquant la Guerre d'Espagne, tout de même plus réussi que l'ignoble Pas pleurer de Lydie Salvayre dont nous avions rendu compte, finira par retrouver l'un des témoins de la scène ayant ébranlé son imagination d'écrivain, le vieillard Miralles, sans que nous sachions si ce dernier est le soldat qui a épargné, jeune, Rafael Sánchez Mazas. Peu importe du reste, car l'intérêt de ce roman qui se lit en deux heures ne réside pas seulement dans l'élucidation d'un problème d'identité, mais dans la quête d'un secret qui, nous répète l'auteur plus d'une fois, est essentiel, et est lié à l'enchevêtrement des destinées, mais aussi, ce point étant bien évidemment inséparable du précédent, dans le pouvoir du récit, dans sa capacité à remonter jusqu'à la vérité bien plus que la véracité, de la scène initiale qui lancera la légende. Ainsi le journaliste que dépeint Javier Cercas est-il obsédé par le fait de parvenir à écouter «l'une des toutes premières versions, encore brute et sans vernis, de la même histoire que presque soixante ans plus tard» (1) lui rapporterait le fils de Sánchez Mazas, Ferlosio.
Il s'agit de parvenir au noyau, à l'épisode lointain «et sans doute légendaire pour ses protagonistes» qui est systématiquement couvert «de cette patine de semi-vérités et de mensonges» (p. 75) donnant de l'éclat à ce qui n'en avait guère, conférant à un fait «toujours coutumier, anodin et sans gloire» (p. 89) une gloire qui est le fait du travail de la mémoire. En remontant le passé, Javier Cercas, via son narrateur, veut retrouver, sans doute, le prestige du «monde inventé et impossible qu'est le Paradis» (p. 100), tout comme Rafael Sánchez Mazas a embrassé la doctrine fasciste pour espérer «rendre réel le monde» qu'il évoque dans sa poésie, «ce monde aboli, inventé et impossible du Paradis» (p. 103), nous répète l'auteur, comme il répète encore plusieurs scènes (ainsi de ce paso doble (cf. p. 274), lancinante trace, indice discret de celui qu'il faut chercher, retrouver, pour comprendre pourquoi il a épargné le fugitif Rafael Sánchez Mazas), mais aussi tenter de dissiper «le voile d'une légende constellée d'équivoques, de contradictions et d'ambiguïtés» (p. 112), et, surtout, parvenir, par le biais paradoxal d'un texte, c'est-à-dire d'un assemblage de mots, à comprendre que «quelque chose» «échappe aux mots de la même manière que l'eau du ruisseau esquive la pierre, car les mots ne sont faits que pour se dire eux-mêmes, pour dire le dicible, c'est-à-dire tout, hormis ce qui nous gouverne ou nous fait vivre ou nous touche ou ce que nous sommes» (p. 133).
En cours de route, le roman de Javier Cercas, que je laisse aux lecteurs intéressés le soin de découvrir, perd de son ambition métaphysique et se contente d'égrener l'antienne convenue de la littérature comme unique témoignage par-delà la mort et le souvenir réel, immortel, de ceux qui ne sont plus (cf. pp. 260, 261, 270), et me laisse un souvenir mitigé, un peu identique à celui que m'ont laissé d'autres romans écrits par des auteurs espagnols contemporains, comme Ricardo Menéndez Salmón, plusieurs fois évoqué dans la Zone, ou portugais, comme Gonçalo M. Tavares, avec Apprendre à prier à l'ère de la technique.
Certes, nous avons affaire, avec ces romans, à des récits intelligents, parfois même brillants, qui ne sont rien de plus que de petits jeux épistémologiques et spéculaires bien davantage que la figuration, fût-elle involontaire, de grandes questions métaphysiques, comme nous la trouvons dans les romans de grands auteurs, de romanciers puissants, qui n'écrivent pas le texte le doigt sur leur Foucault, Deleuze ou Derrida, mais il n'empêche que ces constructions byzantines, qui s'apparentent à celles d'un José Carlos Somoza ou bien d'un Yann Martel, bien que d'un niveau supérieur, sonnent creux comme des statuettes en papier mâché.
Notes
(1) Javier Cercas, Les Soldats de Salamine (Soldados de Salamina, 2001, traduction de l'espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić, Actes Sud, 2002, puis Le Livre de poche, 2005), p. 48. Nous citons ce texte dans son édition de poche.
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