Au-delà de l'effondrement, 56 : Un rescapé de La Méduse : mémoires du capitaine Dupont, 1775-1850 (20/07/2015)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
L'effondrement de la Zone.
Dans sa courte mais sobre et, comme tout le reste de ses annotations, efficace présentation des Mémoires du capitaine Dupont, Philippe Collonge évoque un personnage littéraire bien connu, écrivant : «Il y a chez lui quelque chose du Candide de Voltaire qui, au terme d'une vie d'aventures, en vient à la conclusion que le plus important est de cultiver son jardin» (1).
Le texte si précis de Daniel Dupont, d'une concision admirable qui ne pourrait que faire loucher nos polygraphes contemporains tout pressés de ne rien dire mais de le dire le plus longuement possible, m'a fait penser à un autre personnage littéraire, de Flaubert plutôt que de Voltaire, et c'est à bon droit, remarquant que le capitaine Dupont recopia «un couplet sans prétention» : «Amis pourquoi nous désoler / De tous les maux de cette vie ? / Le mieux est pour s'en consoler / De bannir la mélancolie / Car s'il nous fallait déplorer / Les malheurs du temps où nous sommes, / Se plaindre, gémir et pleurer / Serait le fait de bien des hommes», que nous pourrions dire de lui qu'il est un cœur simple.
La première partie de ces Mémoires intéressera surtout les historiens, car elle nous donne une foule de précisions sur la guerre de Vendée, à laquelle Daniel Dupont participa, en tant que caporal puis sergent, rattaché qu'il était à l'armée des Côtes de Cherbourg qui prit part à la dramatique Virée de Galerne s'achevant par la sanglante défaite, pour les Blancs, du Mans. Plus d'une fois, il échappera à la mort, puis découvrira la Guadeloupe. C'est lors de son départ pour la Basse-Terre que Daniel Dupont sera nommé sous-lieutenant, puis lieutenant. Il se distinguera pour sa bravoure au feu lorsqu'il combattra les Anglais mais sera emprisonné par ces derniers durant deux années dans le sud de l'Angleterre, puis dans le nord deux années supplémentaires. Après la signature de la paix en 1814, Daniel Dupont, devenu capitaine, reviendra dans sa ville de Maintenon, après 22 ans d'absence.
C'est après une nouvelle campagne aux Antilles, où il devra une fois encore affronter les Anglais qui finiront par reprendre la Guadeloupe, et avant d'être démobilisé au Havre pour regagner quelque temps Maintenon, que Daniel Dupont notera, sans presque y penser dirait-on, quelque épisode laconique de sa traversée : «Le 15, beau temps; le 16, de même; le 17 aussi, très beau temps; le 18, petite bise, cap au nord-est, bonne route; le 19, de même. Le 20, brouillard. Le 21 nous avons repris Le Fame à la remorque. Le 22, beau temps; le 23, de même; le 24, tempête qui a duré jusqu'au 25. Le 26, nous avons jeté un homme mort à la mer. Les 27, 28 et 29, beau temps et le soir il a fait un coup de vent qui a duré jusqu'au jour. Le 30, beau temps» (p. 76).
C'est alors que commence la seconde partie des Mémoires de Daniel Dupont, laquelle a été probablement influencée, nous apprend Philippe Collonge, «par l'ouvrage que publièrent en 1817 deux rescapés du radeau, messieurs Corréard et Savigny», seconde partie qui comporte en outre, notre savant historien a raison de relever ce point, une «emphase», mais le mot est franchement emphatique dans le cas de notre taiseux, «à laquelle il ne nous avait pas habitués» (p. 79).
Les témoignages historiques «font varier les chiffres de cent quarante-sept à cent cinquante-cinq naufragés dont environ cent vingt militaires, une vingtaine de marins et une dizaine de civils. Une seule femme, accompagnant son mari militaire, se trouvait à bord du radeau» (p. 97), nous apprend ainsi Philippe Collonge, mais ni cette notation, sèche par essence, ni une autre d'ailleurs (2) ne nous disent absolument rien d'une étonnante remarque consignée par Daniel Dupont, quelques pages plus tôt : «À la fin cependant, je vis venir un aspirant qui était tout éclopé, qui avait été malade pendant toute la traversée; c'était la victime qu'on voulait sacrifier avec nous» (p. 92).
Nous pourrions, nous servant du canevas de ces quelques lignes surprenantes sous la plume de notre aventurier involontaire, imaginer des aventures entières, à la manière énigmatique et précise de Poe, ou broder encore sur quelques mots évoquant «une mer affreuse et une nuit qui ne pouvait qu'ajouter à l'horreur de notre situation», voire remplir d'images et d'aventures prodigieuses les nombreux points de suspension figurant sur le manuscrit après ces mots, pour une fois enlevés : «Hélas, qui pourra jamais se peindre nos maux ? La mer en fureur, les flots écumants venant se briser sur nos têtes... la tempête ! À cet affreux tableau malgré moi je m'arrête... Je tombai sans connaissance !...» (p. 100) et que dire, enfin, de la seule description que Daniel Dupont n'évoque jamais, et qui fit la fortune d'autres témoignages, directs ou pas, l'anthropophagie bien sûr.
Nous pourrions encore imaginer les aventures des autres survivants de La Méduse, qui utilisèrent les six embarcations régulières de sauvetage, dont la grande chaloupe, que Philippe Collonge nous décrit comme étant surchargée, et qui «débarqua dès le 6 juillet [1816] une cinquantaine de volontaires près du cap Mirik. Ils n'arrivèrent à Saint-Louis que le 22 juillet, après une marche harassante de quatre cents kilomètres à travers le désert, émaillée d'incidents divers avec les tribus maures» (p. 122). Un romancier de talent, s'il avait quelque curiosité intellectuelle à l'endroit de ces vieux récits du passé, ne pourrait-il inventer les épisodes du déclin et de la chue d'Hugues Duroy de Chaumareys, capitaine de la frégate La Méduse, dont Philippe Collonge retrace la fin de vie misérable ainsi : «Dès son retour en France, en décembre 1816, Hugues Duroy de Chaumareys fut mis aux arrêts. Après une instruction rapide, un conseil de guerre, réuni à Rochefort sous la présidence du contre-amiral La Tullaye, le condamna en mars 1817 à sa radiation de la Marine et à trois ans de prison militaire. Sa peine accomplie, il se retira dans son château limousin de Lachenaud, proche de Bellac, où il mourut en 1841. Selon la tradition, à chacune de ses sorties il était accablé d'insultes par les habitants du village. Son domaine périclita et son fils se donna la mort en 1844. Le château et les terres furent vendus" (p. 128). Nous pourrions encore nous prêter à rêver quelques aventures romanesques à l'un des amis de Daniel Dupont, Louis Petit, son ancien adjudant, «rescapé du désert» (p. 131) avec lequel il entretint une longue correspondance.
Il y a, si le mot n'est point trop fort, un mystère dans l'âme d'un homme tel que Daniel Dupont, qui semble avoir vécu mille vies et n'en a point fait étalage, avant que n'explose, sur les brisées de Rimbaud, la longue traîne des écrivains voyageurs plus ou moins inspirés, de François Augiéras à Michel Vieuchange. Certes, on aura beau jeu de me rétorquer que le temps paraît s'être accéléré avec l'irruption de la modernité, et qu'il est inconcevable qu'à notre époque, une expérience comme celle vécue par Daniel Dupont ne finisse pas en livre pour présentoir, au milieu de ceux de Valérie Trierweiler ou de Philippe Sollers, mais il n'en demeure pas moins qu'une telle pudeur éclate et, se faisant, ne cesse d'intriguer.
Comment un homme qui a vécu l'épisode du radeau de La Méduse peut-il s'émouvoir de bonheurs tout simples et écrire ainsi : «La moindre des choses m'émeut en bien ou en mal, écrit-il ainsi, quand c'est envers d'autres personnes; et pour moi, jamais, lorsque je suis dans le malheur, je ne verse de larmes» (p. 108) ? Comment peut-il se contenter de noter : «Tout le temps que j'ai été sur le radeau, je n'ai eu que rarement des idées tristes; au contraire, lorsque j'étais seul, debout ou couché (3), j'avais toujours quelques chansons qui me passaient par la mémoire. Quelquefois je me disais : mais il est bien singulier que, dans la position où je suis, j'aie toujours l'esprit occupé de chansons, tandis que je suis entre la vie ou la mort !» (p. 120) ? Nous ne le saurons jamais, mais il faut remercier Philippe Collonge de nous avoir redonné de si belle et modeste façon le goût du grand large, et des vies simples que celui-ci taille dans les étoffes en apparence les plus banales et qui se révèlent capables de survivre à tous les effondrements.
Notes
(1) Philippe Collonge, présentation et commentaires du manuscrit original du capitaine Daniel Dupont, Un rescapé de La Méduse : mémoires du capitaine Dupont, 1775-1850 (La Découvrance, 2014), p. 12. Je souligne.
(2) Que je donne : «Jean-Daniel Coudein, âgé de vingt-trois ans, était le fils du capitaine de vaisseau qui commandait le régiment de marine de l'île d'Aix lors du passage de Napoléon à Rochefort; il s'était sérieusement blessé à la jambe avant le départ et pouvait à peine se tenir debout; il fera néanmoins partie des survivants du radeau et rédigera, à l'intention des autorités maritimes, un rapport concis mais loyal» (p. 92).
(3) Daniel Dupont fait ici référence à la vingtaine de jours qu'il a passés à Saint-Louis du Sénégal, où il fut soigné à l'hôpital des Anglais.
Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, philippe collonge, éditions la découvrance, un rescapé de la méduse | | Imprimer