Sur quelques remarquables coïncidences entre Soumission de Michel Houellebecq et L'Oreille de Lacan de Patrice Trigano, note complétée d'une réponse de Patrice Trigano (15/09/2015)

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Photographie (détail) de Juan Asensio.
Addendum du jeudi 17 septembre 2015.
Nous reproduisons ci-dessous, à la fin de notre longue note, et bien évidemment avec son accord, la réponse que Patrice Trigano nous a fait parvenir aujourd'hui même.
Je n'en ferai aucun commentaire, laissant le lecteur seul juge de l'ensemble de ce dossier.

***



21027384845_2bc6512c18_o.jpgJe considère comme un préalable essentiel que l'auteur qui va s'avancer dans cette note ait lu le dernier roman de Michel Houellebecq, que j'ai longuement évoqué dans une critique qui démolit les stupidités journalistiques qui ont été déversées par tombereaux sur ce texte, et qui ont été reprises, comme il se doit, non seulement par des lecteurs qui n'avaient pas lu ce livre, mais, ce qui est tout de même plus inquiétant, par des lecteurs qui l'avaient lu.
Nous nous souvenons tous d'avoir appris, par presse, radio, télévision, Internet et même pigeon voyageur, avant même de savoir quoi que ce soit de Soumission, que c'était un brûlot anti-islam. Nous avons tous lu (ou entendu, ou vu) un certain nombre de belles âmes déclarer qu'un tel fait était proprement inadmissible, et que Michel Houellebecq, vraiment, faisait le jeu des extrêmes, et autres fadaises faisandées. Je ferai dans le texte qui suit des allusions à ma note bien sûr, qu'il vaut mieux avoir lue elle aussi, tout en rappelant que l'hypothèse centrale de lecture du livre (du moins sa seconde partie, durtalienne) de Patrice Trigano s'appuie sur celle que j'ai émise concernant le roman de Houellebecq, que je rappelle ici succinctement : Soumission n'est évidemment pas un brûlot anti-islam, comme les imbéciles l'ont répété en chœur pendant des semaines, avant même que ne paraisse le livre et, je l'ai dit, une fois qu'ils l'avaient lu donc, mais, d'abord, une critique féroce du christianisme dans les affaires de la cité et, ensuite, surtout à vrai dire, par le biais d'un personnage éminemment durtalien qui, lui, ne se mettra pas en route, ne s'approchera d'aucune cathédrale et jamais ne deviendra oblat, la figuration de la foi rejetée, moquée, mais approchée de suffisamment près pour que, à jamais, l'auteur (et non plus le personnage, qui se la coulera douce, au milieu des privilèges accordés aux récents convertis à l'Islam) reste inquiet, intranquille.
En somme, Soumission pourrait être vu comme le pessoen Livre de l'intranquillité de Michel Houellebecq, celui où il a mis en scène sa fascination personnelle pour le christianisme, et son corollaire rejet centripète, sa pusillanimité coupable, sa résistance tentée, son opposition molle ou involontaire, son combat truqué, son indifférence trouble, appelez ce sentiment torve comme vous voudrez, y compris en l'affublant de l'épithète de nature houellebecquien, de la foi. Je précise, à toutes fins utiles, que ma note sur Soumission est antérieure à la série d'entretiens que l'auteur a accordés depuis quelques semaines à la presse, longs papiers plus ou moins intéressants, le plus souvent parfaitement insignifiants, où il évoque son rapport à la religion chrétienne et, plus intimement, à la foi. Est-il besoin de préciser que chacune des lignes de l'auteur confirme ma lecture de Soumission et même de romans qui lui étaient antérieurs, comme La Possibilité d'une île ?
Voici l'article, à ce jour et à ma connaissance la critique la plus juste, en tout cas la plus complète ayant paru sur cet étrange roman qu'est Soumission.

1073172519.JPGSoumission de Michel Houellebecq, ou la shahada de Folantin.





Je le disais, c'est également sous le rapport de la religion, pourquoi pas de la foi, que le roman récemment paru de Patrice Trigano est intéressant, même si un spécialiste de Lacan y verrait, cela va de soi, tout autre chose, et d'abord un jeu de langage, un jeu avec le langage, un jeu avec la création romanesque d'un dandy qui, l'auteur nous le dit, doit beaucoup à de vrais personnages qu'il a rencontrés ou fréquentés. Avançant dans la lecture de L'Oreille de Lacan, et à mesure que me frappaient des scènes que j'avais lues dans un autre roman, Soumission, je me suis amusé à noter quelques troublantes coïncidences, selon l'expression convenue et chérie par toutes les euphémistiques prudences, entre le roman de Patrice Trigano (abrégé désormais par OL) et celui de Michel Houellebecq (abrégé par S). En voici quelques-unes : à la page 30 du roman de Patrice Trigano, nous apprenons que le dandy Samuel Rosen chérit tout particulièrement À rebours de Huysmans, un de ses «livres fétiches qui raconte une histoire qui ressemble à la [s]ienne», alors que nous savons que la vie du personnage que peint Houellebecq, elle, «continuait, par son uniformité et sa platitude prévisibles, à ressembler à celle de Huysmans un siècle et demi plus tôt» (cf. p. 18 de S) ou, du moins, à celle de l'un de ses personnages favoris, Durtal. Nous savons aussi que le dandy Samuel Rosen possède une peinture de Pontormo, «une Vierge à la pose contorsionnée, triomphe du maniérisme florentin» (OL, p. 42), qui n'est pas sans rappeler «un très grand tableau de style pompier, qui était probablement un Bouguereau authentique», trônant «au-dessus d'une cheminée très ouvragée» (S, pp. 65-6), alors que le tableau de Pontormo, lui, «trône au centre du mur d'honneur» (OL, id.). C'est sous le regard (ironique et même «racoleur») de cette vierge de Pontormo que l'esthète peint par Patrice Trigano décide de jeter au feu le manuscrit qu'il devait publier, notre dandy opérant ainsi son «ultime adieu à l'art sous son regard», et étant convaincu que sa «renonciation constituera la dernière étape de [s]a libération» (OL, p. 176).
COaFJGRUcAAnWLQ.jpgLa thématique religieuse constitue d'ailleurs un autre point commun entre les romans de Patrice Trigano et de Michel Houellebecq, et nous ne sommes même plus étonnés de constater que, dans les deux cas, les personnages principaux effectuent un pèlerinage pour aller voir la vierge de Rocamadour, mais aussi, c'est tout de même assez étrange pour être souligné, chez des moines trappistes !
Samuel Rosen, qui apparemment éprouve des sentiments contradictoires à l'endroit du luxueux hôtel particulier dans lequel il vit reclus (1), décide de quitter sa demeure et de délaisser, par exemple, l'usage de son «imposant cabinet en acajou et sycomore avec incrustations de nacre» (OL, pp. 42-3), cette nacre que nous retrouvons dans le roman de Michel Houellebecq, toujours à propos de meubles de beau style et aussi un «petit hôtel particulier» (S, p. 65), cela pour se rendre dans un décor autrement plus «impressionnant» (OL, p. 83), un site qui apparaît lui aussi «impressionnant» (S, p. 164) au héros de Soumission. Si l'un, Samuel Rosen, effectue alors sa réservation «sur internet au Terminus des pèlerins (OL, p. 91), l'autre trouve «facilement une chambre à l'hôtel Beau Site» (S, p. 164), mais tous deux n'ont qu'une hâte : découvrir la Vierge noire. Samuel Rosen se donne du courage, car il «va falloir maintenant s'attaquer pour de bon à la montée du grand escalier de pénitence qui mène au sanctuaire; c'est à son sommet que se situent la basilique Saint-Sauveur et la chapelle Notre-Dame qui abrite la célèbre Vierge noire» (OL, p. 93). Dans le roman de Michel Houellebecq, nous voyons le héros prendre l'habitude de se «rendre tous les jours à la chapelle Notre-Dame», et de s'asseoir «quelques minutes devant la Vierge noire – celle-là même qui depuis un millier d'années avait inspiré tant de pèlerinages, devant laquelle s'étaient agenouillés tant de saints et de rois» (S, p. 166). Plus loin, le héros de Patrice Trigano déclare qu'il veut «prendre place au premier rang des prie-Dieu pour observer la Vierge, pour retrouver Poulenc» (OL, pp. 95-6), l'émotion religieuse, si elle doit se livrer, ne pouvant que choisir, chez l'esthète, un intercesseur esthétique, Poulenc en l'occurrence (dont les Litanies à la Vierge noire sont «une porte... une porte ouverte vers l'invisible», OL, p. 90), pour Samuel Rosen, et Péguy pour le personnage de Michel Houellebecq qui, lui, s'installe toutefois à l'avant-dernier rang (cf. S, p. 168) de la chapelle Notre-Dame. Mais c'est la fin de ce cette scène qui présente d'étranges ressemblances puisque, dans les deux romans, la grâce fait défaut et, si un ange passe, la Vierge, elle, pardonnez-moi ce pauvre jeu de mot, trépasse : «J'ai beau fixer mon regard sur la Vierge qui ne me semble du reste pas si noire que cela, je ne parviens pas à établir le contact», le coauteur en somme de La Voix humaine restant «injoignable» (OL, p. 96) alors que, dans le roman de Michel Houellebecq, nous pouvons lire : «Bien autre chose se jouait, dans cette statue sévère, que l'attachement à une patrie, à une terre, ou que la célébration du courage viril du soldat; ou même que le désir, enfantin, d'une mère. Il y avait là quelque chose de mystérieux, de sacerdotal et de royal que Péguy n'était pas en état de comprendre, et Huysmans encore bien moins. Le lendemain matin, après avoir chargé ma voiture, après avoir payé l'hôtel, je revins à la chapelle Notre-Dame, à présent déserte. La Vierge attendait dans l'ombre, calme et immarcescible. Elle possédait la suzeraineté, elle possédait la puissance, mais peu à peu je sentais que je perdais le contact, qu'elle s'éloignait dans l'espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint. Au bout d'une demi-heure je me relevai, définitivement déserté par l'Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en direction du parking» (S, p. 170, je souligne). Tous deux dépités, et même au «comble de la déception» pour le personnage de Patrice Trigano, nos deux héros quittent la Vierge noire, redescendent «les marches du grand escalier de pénitence» pour l'un (OL, p. 96), ou, pour l'autre, «tristement les marches en direction du parking», une fois que le constat implacable est posé, je l'ai dit : «Au bout d'une demi-heure je me relevai, définitivement déserté par l'Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable» (S, p. 170), les deux scènes pouvant finalement être lues par le biais d'une phrase de Lacan, dont Samuel Rosen est le grand thuriféraire : «L'imaginaire et le réel sont deux lieux de la vie» (p. 96).
Dommage, car l'un et l'autre avaient pourtant compris que l'ascension «est bien plus qu'un exercice physique», le «rayonnement d'un lieu sacré» devant se mériter «par l'effort à déployer pour gravir 224 marches» (OL, p. 93). En tous les cas, les personnages de Patrice Trigano et de Michel Houellebecq sont tous deux venus «chercher à Rocamadour une caresse vénérable, un adoubement par procuration» (OL, p. 89), et ce n'est pas sans un certain plaisir sadique que Samuel Rosen s'imagine «mécréant, sur le chemin des grands pèlerinages de l'Occident chrétien», foulant «aux pieds la route des réalités sacrales qui mène à Saint-Jacques-de-Compostelle, comme d'innombrables croyants mais aussi comme des individus aussi prestigieux que saint Antoine de Padoue, saint Louis, Philippe le Bel, Jean le Bon ou encore Louis XI» (OL, pp. 88-9), le personnage de Michel Houellebecq, lui, affirmant que le «pèlerinage de Rocamadour était un des plus fameux de la chrétienté, vous savez. Henri Plantagenêt, saint Dominique, saint Bernard, saint Louis, Louis XI, Philippe le Bel... tous sont venus s'agenouiller aux pieds de la Vierge noire, tous ont gravi, à genoux, les escaliers qui mènent au sanctuaire, en priant humblement pour le pardon de leurs péchés» (S, pp. 160-1). Apparemment, les pèlerinages n'ont jamais autant été à la mode que ces derniers mois.
L'épisode du séjour de Samuel Rosen dans un monastère occupe les pages 155 à 161 du roman de Patrice Trigano. Nous allons voir qu'il est pour le moins ambigu voire paradoxal, car il finit par convoquer un vieux souvenir de Samuel Rosen qui explique sans doute, du moins à ses yeux, son ambivalence en matière de sexualité, la plus farouchement débridée des imaginations reculant systématiquement devant la réalité (cf. OL, p. 69). D'un roman à l'autre, plusieurs éléments présentent d'étonnantes ressemblances, puisque Samuel Rosen se déclare attiré (cf. OL, p. 155), malgré «beaucoup de réserves à formuler» quant à l'«inconditionnelle dévotion au Christ» des moines trappistes, tout comme le personnage de Michel Houellebecq qui, lui, comprend «aisément qu'on soit attiré par la vie monastique» (S, p. 98), le premier décidant de séjourner à «l'abbaye de La Trappe, Notre-Dame d'Aiguebelle à Montjoyer, dans la Drôme» (OL, id.) tandis que le second, lui, effectue «son premier séjour à La Trappe d'Igny, dans la Marne» (S, pp. 97-8). D'autres petits détails sont communs au séjour des deux personnages dans un monastère, comme, bien sûr, le silence propre à ce lieu (cf. OL, p. 159 et S, p. 217) ou encore la mention des horaires des offices (cf. OL, p. 158 et S, p. 213), ainsi que la description d'un «frère en robe de bure blanche, partiellement recouverte d'un scapulaire noir» (OL, p. 157) qui, dans le roman de Michel Houellebecq, est «un moine de stature élevée, vêtu d'un froc noir» (S, p. 213).
Il est assez remarquable de constater que, si Michel Houellebecq n'exploite guère, d'un point de vue romanesque, le séjour à La Trappe de son personnage, tout marri qu'il est de ne pouvoir fumer, Patrice Trigano en fait le lieu d'une révélation toute laïque, du moins sacrée plus que religieuse, puisque c'est à la suite d'un rêve où il voit Lacan que Samuel Rosen comprend quelle fut la scène inaugurale, interdite, qui allait déterminer une sexualité «reléguée dans des tréfonds obscurs» (OL, p. 162). Je n'ai pas besoin d'insister sur la place qu'occupe, dans les différents romans de Michel Houellebecq, la sexualité, et me borne ici à constater qu'elle représente un fil rouge dans le roman de Patrice Trigano écrivant de Samuel Rosen qu'il est un «frustré de la vie tout autant qu'un frustré sexuel» (OL, p. 33).
Si le thème de la religion, pour le moins tenue à distance dans les deux romans (2) ou paradoxalement embrassée par les personnages des deux écrivains (ainsi, Samuel Rosen déclare-t-il qu'il ne s'est «jamais résigné à placer [s]es croyances en la fatalité», OL, p. 74), constitue une question commune, celle du rapport à l'art, singulièrement à l'écriture, semble être propre à Patrice Trigano. Ce dernier part du constat que Samuel Rosen est une énigme, et ce n'est donc qu'assez logiquement que le personnage finira par échapper à son créateur, car il n'existe «aucune certitude de voir l'auteur l'emporter sur son œuvre» (OL, p. 18), déclaration qui sera paradoxalement confirmée par l'écrivain Samuel Rosen lui-même qui jettera au feu son manuscrit, alors qu'il attendait de son livre, une fois publié, qu'il fasse «l'effet d'une bombe dont on ne [lui] pardonnera pas les dégâts» (OL, pp. 99 et 101). Samuel Rosen, comme les personnages de Houellebecq, semble hermétiquement clos sur lui-même (cf. OL, p. 59), ne croit «qu'aux vertus individualistes de l'art» (OL, p. 119), et la frustration ne paraît pas seulement en mesure d'expliquer cette incapacité de vivre en société (cf. OL, p. 68). Lui-même s'interroge d'ailleurs sur sa tare, dans une page que nous pourrions qualifier de très houellebecquienne (cf. OL, p. 122), au sens où elle dramatise les interrogations que pose le romancier lorsqu'il dépeint l'existence de paumés par lesquels le scandale, d'une certaine manière, arrive. Comme les personnages de Houellebecq, celui de Patrice Trigano n'aspire qu'à fuir le monde contemporain et, pourquoi pas, cette quête étant inscrite en filigrane de romans comme La Possibilité d'une île, à réconcilier réel et idéal (cf. OL, p. 125), fût-ce au moyen d'une fable voulant que Nerval ait en fait été l'auteur véritable des Fleurs du Mal de Baudelaire.
Patrice Trigano joue, voire se joue de son esthète qui, tel un personnage de Houellebecq, se demande comment on peu «se satisfaire d'une vie sans contact, sans ami, sans partage, sans élan vers autrui» (OL, p. 147) et s'adresse directement à lui, parce qu'il se cache «au dos du miroir sans tain à la face duquel [il se] regardes vivre» (OL, id.). S'amusant avec lui ou même se jouant de lui, Patrice Trigano, du moins son narrateur, soupçonne que le mal de Samuel Rosen a d'autres origines que tel instant où il a surpris, petit, sa mère dans les bras d'une autre femme : «En un instant je comprends que l'art comme les plus terribles drogues, qui après avoir donné du plaisir conduisent à des supplices, n'est sous mes yeux qu'un leurre derrière lequel se cache une vérité autour de laquelle je me comporte comme une girouette abandonnée au vent» (OL, p. 172). Il est ainsi étonnant de constater que le personnage de Patrice Trigano semble lui échapper alors que celui de Michel Houellebecq, pas une seule fois, ne se sera montré autre chose qu'un esclave docile envers son créateur, dont il semble épouser toutes les hésitations et, plus que cela, la complexion et même les pensées. Le romancier le plus connu n'est ainsi pas forcément le romancier le plus talentueux, puisque c'est bel et bien Samuel Rosen qui semble, aux dernières pages du roman, comprendre de quoi il en retourne : «Je suis quelque peu gêné d'avoir exprimé mon ultime adieu à l'art sous [le regard de la vierge de Pontormo], mais je suis convaincu que ma renonciation constituera la dernière étape de ma libération» (OL, p. 176). En fin de compte, c'est le roman de Patrice Trigano, et non celui de Michel Houellebecq, qui nous présente un héros véritablement humain, et non un petit robot tout enduit d'une fine pellicule durtalienne, Samuel Rosen pouvant affirmer qu'en «tout homme, sommeille la braise d'une blessure qui attend patiemment le moment de redevenir flamme» (OL, p. 181).
Je ne doute pas qu'une relecture plus attentive des deux romans ne soit riche d'enseignements, et il est frappant de constater que l'un et l'autre, malgré des différences sur lesquelles je n'éprouve pas le besoin de m'appesantir tant elles sont flagrantes, semblent se répondre dans un spéculaire dialogue, bien plus profond que ne l'est le simple constat d'étonnantes similitudes, nous l'avons vu, entre les épisodes décrits.
Ces nombreuses ressemblances ne pourraient-elles être, après tout, que de simples coïncidences ? Il n'existe pas de coïncidences en littérature, mais des livres lus, écrits, et des lecteurs et des écrivains, ces derniers pouvant être, cela va de soi, des lecteurs. Ainsi, toute œuvre littéraire, dans un sens mystique que des auteurs comme Ernest Hello ou Léon Bloy n'ont jamais manqué de développer, répond à une autre. La réalité, bien évidemment, est souvent plus sordide, et d'une lumière plus trouble que celle de ce que nous pourrions appeler, après d'autres, Maistre, Baudelaire ou bien Bloy, le flambeau des analogies. Ainsi, au risque de devenir désagréable et, pour le coup, d'évoquer la réalité germanopratine, souvenons-nous que Michel Houellebecq a été soupçonné d'avoir plagié plusieurs articles de Wikipédia lors de la sortie de son roman intitulé La carte et le territoire, comme L'Express le rapportait.
Qui plus est, ces coïncidences ne peuvent que laisser dubitatif tout lecteur honnête et amateur de petites énigmes qui commencerait alors à se poser un certain nombre de questions, dont voici quelques-unes. Tout d'abord, à quelle date Patrice Trigano a-t-il publié son roman et chez quel éditeur ? Le fait de montrer que celui-ci est postérieur au roman de Michel Houellebecq n'écarterait-il pas ipso facto tout soupçon d'inspiration coupable, voire pourrait même nous amener à soupçonner que c'est Patrice Trigano qui se serait inspiré de Michel Houellebecq, et non l'inverse ? La réponse à cette question est quoi qu'il en soit facile et figure sur la quatrième de couverture de notre exemplaire : le livre de Patrice Trigano a paru après celui de Michel Houellebecq, publié, lui, au mois de janvier 2015, et par les soins de La Différence. Et alors ? Rien. Dans ce cas, le dossier n'est-il pas clos ? Pas vraiment, non. Penser cela, c'est ne rien connaître à la temporalité, pour le moins longue, propre aux maisons d'édition. En voici une autre de question, dont la réponse sera beaucoup moins aisée à apporter : Patrice Trigano, avant de s'adresser à celui qui est devenu son éditeur, La Différence donc, a-t-il, comme il est logique de le supposer, envoyé son manuscrit à d'autres éditeurs, et, question corollaire, l'éditeur de Michel Houellebecq, Flammarion, faisait-il partie de ces éditeurs retenus ? Pourquoi poser une telle question, que d'aucune jugeront insidieuse ? Insidieuse, pardon ? Sommes-nous condamnés à ne même plus pouvoir poser de questions et à ne plus oser demander à un auteur s'il n'a pas tenté sa chance auprès de plusieurs éditeurs ? Je la pose, cette question, parce que j'ai envie de la poser, et surtout, parce que je dois la poser, parce qu'il est logique que je la pose. Si cette hypothèse est juste, nous devons alors supposer que Patrice Trigano a échangé avec ces différents éditeurs, dont Flammarion, un certain nombre de courriels, dont le contenu, mais aussi les dates d'émission et de réception, seront sans doute riches d'enseignements. Il est, partant, tout aussi logique de continuer de supposer que, pour que ce roman soit publié courant 2015 (au mois de mai, précisément), le manuscrit de L'Oreille de Lacan a dû, à tout le moins, être lu en 2014 par plusieurs éditeurs, ce qui nous indique, comme date de fin de rédaction de ce roman, l'année 2013, à moins, bien évidemment, que Patrice Trigano n'ait souhaité laissé dormir son manuscrit avant de l'envoyer à un (c'est infiniment peu probable) ou plusieurs (c'est la norme) éditeurs.
Les premiers articles de presse mentionnant le sujet de Soumission, et la présence de Huysmans dans ce livre, datent de la fin de l'année 2014, à une date à laquelle, selon toute vraisemblance, Patrice Trigano avait non seulement terminé de rédiger son manuscrit mais avait envoyé ce dernier chez un ou des éditeurs. En outre, il est bien évident que l'éditeur de ce qui allait être le dernier roman de Michel Houellebecq ne pouvait que connaître, dès avant cette date de la fin 2014, de quoi était fait le manuscrit en question. Je n'ose, à ce stade, avancer une nouvelle hypothèse, qui elle aussi résulterait pourtant d'une simple concaténation, hypothèse qui nous permettrait pourtant de mieux comprendre l'embarras (puis, évidemment, le refus) d'un éditeur qui publierait, coup sur coup, deux romans, l'un sous la plume de Houellebecq qu'il n'est plus besoin de présenter, l'autre sous celle de Trigano, tout de même beaucoup moins connu, évoquant des personnages blasés tous deux amateurs de Joris-Karl Huysmans, ayant tous deux un rapport pour le moins trouble avec la foi mais aussi avec les femmes et la sexualité, ayant tous deux décidé d'accomplir un pèlerinage pour aller voir la Vierge de la grotte de Rocamadour, ayant tous deux décidé de se rendre dans une trappe durant quelques jours, ayant tous deux renoncé à devenir des catholiques croyants, l'un parce qu'il estimerait s'emprisonner et jeter aux orties sa si altière indépendance, l'autre parce que le Christ est décidément un maître trop dur !
Nous pourrions encore nous poser d'autres questions, comme : s'il a lu Soumission de Michel Houellebecq (3), qu'en a pensé Patrice Trigano ? S'est-il rendu compte de certaines des ressemblances que j'ai indiquées entre les deux romans ? Si oui, pourquoi ne pas avoir tenté de s'en faire, d'une façon ou d'une autre, l'écho ? Est-ce alors l'admiration (qui sait ?) pour l'auteur de Plateforme, ou bien la prudence, ou bien la certitude que nul ne l'écouterait, ou bien celle de se savoir immédiatement soupçonné par la si courageuse corporation des journalistes (qui lui serinerait l'antienne convenue : toi, mon ami, tu cherches à te faire un peu de publicité sur le dos d'un auteur beaucoup plus connu que tu ne l'es !) qui l'ont retenu, au bord de la colère ? S'il a lu Soumission, et s'il y a relevé ces troublantes ressemblances que j'ai évoquées, Patrice Trigano, j'en suis certain, a dû se sentir comme dépouillé et, j'ose le mot, violé.
Nous ne pouvons en dire davantage, à ce stade de notre modeste enquête qui m'en rappelle une autre, à propos d'un fort mauvais écrivant et imposteur, Antoni Casas Ros dont je rapprochais les rinçures des textes d'Hugues Jallon. Depuis cette date, Antoni Casas Ros, la renommée de l'immense talent littéraire que lui accordaient des fumistes se prenant pour des lecteurs s'est passablement estompée, et nous en sommes satisfaits. Je ne prétends rien, mais, ayant constaté plusieurs ressemblances, et non des moindres, entre deux romans récents, je me suis borné à poser des questions logiques, que n'importe lequel de mes lecteurs aurait pu se poser, une fois ces deux romans lus avec attention. Ajoutons que je fais, visiblement, le travail qu'aucun journaliste spécialisé en critique littéraire n'a daigné faire à ce jour, ce qui ne peut étonner que celles et ceux qui accordent le moindre crédit intellectuel à cette corporation de paresseux et de si piètres lecteurs, quand ils ne sont pas, tout simplement, des incultes fiers de leur inculture ayant, hélas, le droit de proclamer haut et fort leur crasse ignorance.
Je ne doute pas que l'auteur de L'Oreille de Lacan, s'il me lit et le souhaite, pourra apporter un certain nombre de réponses aux questions que je viens de poser naïvement, en tenant simplement compte de ce que j'ai lu, et comparé, dans deux romans, ou bien au contraire se contentera de me dire, poliment et en me tapotant l'épaule, que j'ai bien trop lu tel roman à énigmes de Robert Louis Stevenson. Je doute que Michel Houellebecq daigne en revanche me répondre, car je n'ai de sa part plus la moindre nouvelle, alors que nous avions correspondu, du reste de manière fort agréable, en 2008.
Peut-être cette série de troublantes coïncidences entre le dernier roman de Patrice Trigano et le dernier roman, Soumission, de Michel Houellebecq, est-elle due au si banal hasard, ce grand farceur dont Lacan affirmait qu'il nous pousse à droite et à gauche, bien que nous en fassions notre destin, «car c'est nous qui le tressons comme tel» (4), et, dans ce cas, je n'aurais alors fait que tenter de dénouer ce hasard, et de tresser quelques hypothèses de lecture que j'ai étayées.

Notes
(1) Dont l'«immense bibliothèque, une pièce de sept mètres de haut qui étend ses rayonnages sur trois niveaux auxquels on accède par un escalier à double révolution situé à son extrémité (OL, p. 109) n'est pas sans rappeler le «grand salon-bibliothèque» que décrit Michel Houellebecq et qui appartient à Rediger, dont «les murs étaient très hauts», la hauteur sous plafond devant «approcher les cinq mètres», alors que deux «échelles métalliques solides, montées sur des glissières, permettaient d'accéder aux rayonnages les plus élevés» (S, p. 244).
(2) «Et si j'ai fait vœu de me joindre à la cohorte des pèlerins animés par les élans de la foi à laquelle j'ai toujours été étranger, ce n'est qu'à travers une démarche laïque qui ne s'approche du sacré que par ma passion de l'art» (OL, p. 89).
(3) Il y a fort à parier que Patrice Trigano a lu le roman de Houellebecq, pour la simple et excellente raison que nous avons trouvé houellebecquien son propre roman, ce qui implique que l'auteur, à tout le moins, a déjà lu un ou plusieurs romans de cet auteur.
(4) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome (Seuil, 2005), p. 162.

Addendum : courriel de l'auteur, Patrice Trigano, reçu le 17 septembre 2015, reproduit avec son aimable autorisation.

«Cher Juan Asensio,

Je viens de lire votre article ayant pour titre «Sur quelques remarquables coïncidences entre Soumission de Michel Houellebecq et L’oreille de Lacan de Patrice Trigano».

Les stupéfiantes ressemblances de situations et de descriptions que vous avez relevées ne m’ont bien évidemment pas échappé. Elles sont pour moi incompréhensibles.

Je suis bien évidemment à la fois honoré que mon livre puisse faire l’objet d’une comparaison avec celui de Michel Houellebecq, auteur pour qui j’ai beaucoup d’admiration, tout en regrettant qu’une question* que je redoutais depuis le mois de janvier dernier, date de la parution de Soumission, naisse sous la plume d’un critique littéraire émettant l’hypothèse que j’aurais pu m’inspirer du livre de Michel Houellebecq pour écrire L’oreille de Lacan publié en mai dernier.

Votre interrogation m’oblige donc à trahir la volonté de réserve que je m’étais imposée en refusant de penser à autre chose qu’aux singularités de chacun des ouvrages :

- après avoir terminé L’oreille de Lacan, j’ai adressé mon manuscrit à plusieurs éditeurs et ai reçu le 31 janvier 2014 un courriel de Flammarion me faisant part de l’intérêt suscité par mon livre,

- à la demande de Flammarion j’ai envoyé par courriel le 13 mars 2014 un fichier électronique,

- entre le 31 janvier et le 3 avril 2014, il y eut un échange de sept courriels avec Flammarion relatifs à une possible publication de mon livre, pour finalement aboutir à un refus,

- j'ai déposé le texte de L’oreille de Lacan auprès d’une société d’auteur en 2014.

Ces informations me semblent nécessaires et je vous laisse juge de tirer la conclusion qui vous semblera la mieux adaptée à l’énoncé des faits.

Je vous prie de croire, cher Juan Asensio, à l’expression de ma parfaite considération».

* Question (à laquelle j'ai d'ailleurs explicitement répondu) que je rappelle en citant le passage concerné de ma note : «Tout d'abord, à quelle date Patrice Trigano a-t-il publié son roman et chez quel éditeur ? Le fait de montrer que celui-ci est postérieur au roman de Michel Houellebecq n'écarterait-il pas ipso facto tout soupçon d'inspiration coupable, voire pourrait même nous amener à soupçonner que c'est Patrice Trigano qui se serait inspiré de Michel Houellebecq, et non l'inverse ? La réponse à cette question est quoi qu'il en soit facile et figure sur la quatrième de couverture de notre exemplaire : le livre de Patrice Trigano a paru après celui de Michel Houellebecq, publié, lui, au mois de janvier 2015, et par les soins de La Différence. Et alors ? Rien. Dans ce cas, le dossier n'est-il pas clos ? Pas vraiment, non. Penser cela, c'est ne rien connaître à la temporalité, pour le moins longue, propre aux maisons d'édition.»

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