L’Amérique en guerre (4) : La peau de Curzio Malaparte, che vergogna !, par Gregory Mion (13/12/2015)

Crédits photographiques : Yves Herman (Reuters).
Rappel.
2578865313.jpgL’Amérique en guerre, 1 : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien.




313700294.jpgL'Amérique en guerre, 2 : l'Irak de Phil Klay dans Fin de mission.





2251913716.jpgL’Amérique en guerre, 3 : Chronique des jours de cendre de Louise Caron.




3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Si donc tu dois bien employer la bête, il te faut choisir le renard et le lion; car le lion ne sait se défendre des lacets, ni le renard des loups. Tu seras renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups.»
Machiavel, Le Prince.

«Infâme à qui je suis lié
comme aux vermines la charogne.»
Baudelaire, Les fleurs du mal.


Une peste spirituelle : l’Amérique envahissante

Le silence dans lequel reposent les œuvres de Curzio Malaparte aujourd’hui est probablement dû à la nature déplaisante, peut-être même agaçante, de l’homme qui écrivit le monumental Kaputt et qui dévisagea dans ce livre la plus ignoble et la plus vérace gueule du nazisme. On a reproché quantité de choses à Malaparte, parmi lesquelles on recense un goût avéré pour le grand-guignolesque, un appétit pour les spectacles excessifs où le roman devient un lieu de prédilection pour détailler la laideur et l’abjection de l’humanité. Combien de pages, dans l’œuvre de Malaparte, contiennent des plaies ouvertes qui confèrent à l’obscénité généralisée ? Cette disposition à l’enflure du dolorisme reflète sans doute une part de la frénésie mégalomaniaque de l’auteur, à qui l’on reprocha encore la construction de sa villa sur un rocher de Capri, sorte de bâtisse futuriste qui piétine les anciens jours malheureux et qui regarde à l’horizon, comme la proue d’un navire insurgé fend une mer de panache et d’espérance. Haut perché dans ses intentions et ses engagements, Malaparte fut certes un homme de contradictions (mais quel grand écrivain ne l’est pas ?), un fasciste occasionnel qui finit par être du côté des Alliés dans ses romans (encore que), cependant on ne peut lui confisquer le courage d’avoir combattu dans les tranchées de 14 alors qu’il n’avait que seize ans. Est-ce de l’inconscience juvénile ou un désir précoce de s’inscrire dans le cours de l’Histoire ? Toutes les hypothèses sont recevables avec ce Malaparte par deux fois venu au monde, d’abord sous une identité allemande, celle de Kurt-Erich Suckert, né d’un père de nationalité germanique mais déjà culturellement italianisé, puis accouché de nouveau, cette fois dans un berceau de sa confection propre, se baptisant Malaparte parce qu’il fallait bien faire mieux que Bonaparte, et parce qu’il fallait bien aussi accepter de se placer sous la juridiction du Mal après avoir connu quelques-unes de ses places fortes. Cette reconstruction de soi inspire d’emblée le respect. Malaparte n’est pas un transfuge banal; c’est un renégat sublime qui modifie l’idée même de sa paternité, déjouant le premier sang, se vidant de sa substance pour se remplir d’une origine plus coriace et plus franche du collier (1).
Que certains aient pu voir chez Malaparte une personnalité en clair-obscur se justifie par la constante réappropriation de soi de l’auteur, toutefois ce jeu de vérités/contre-vérités n’a pas empêché la composition de romans dont le propos ne souffre aucune ambiguïté. Kaputt exposait une Europe lessivée par la saloperie nazie; La Peau est un texte autobiographique dans lequel Malaparte décrit pour l’essentiel la ville de Naples après la libération de l’automne 1943. Les Américains ont effectivement commencé à guérir une partie de l’Europe de ses maladies, mais il n’en reste pas moins qu’ils apportent avec eux un nouvel aspect de la violence, à savoir la violence des vainqueurs qui font des tartarinades auprès des vaincus, se sentant investis d’un pouvoir socio-culturel de facto et de jure. Au fond c’est une idée vieille comme le monde et que Montesquieu avait formalisée dans De l’esprit des lois : quel que soit le pouvoir qui appartient à tel ou tel individu, ce dernier sera tenté d’en abuser, ainsi doit-on s’efforcer de remettre en question même les hommes de pouvoir qui semblent habités des meilleures intentions. Dans l’opinion publique, il ne fait pas bon de douter des Américains débarqués sur le sol européen, pourtant Malaparte se montre farouchement et ironiquement anti-américain dans La Peau. La figure messianique des Américains est écorchée par l’intuition que l’Europe a autant souffert de ses bourreaux fascistes que de ses sauveurs démocrates. L’homo sapiens démocratique n’est pas exempt d’un double maléfique où l’on repère le visage détraqué d’un homo demens. On ne peut donc pas parler d’une guérison de l’Europe, mais plutôt du remplacement d’une épidémie par une autre, les envahisseurs à la langue gutturale ayant cédé leur place aux conquérants prétendument raffinés. Le caractère antiseptique de la libération a engendré un monstre collatéral, un rejeton de l’hygiène morale qui ne ruine pas les corps mais les esprits. C’est le sens que prend le terme de «peste» dès le premier chapitre de La Peau. La peste indique ici des pourrissements intérieurs. Entre autres de ses apparences, cette peste réside dans la pitié des Américains pour les vaincus (cf. p. 51) (2). Elle révèle un commerce malsain de la liberté, comme si les Italiens s’étaient résignés à acheter leur délivrance en pleurant sur les pieds du «land of the free». Par conséquent, ce qui induit un avilissement de l’âme, ce n’est autre que la possibilité d’avoir négocié la liberté avec ces marchands de tapis volants (3).
Il n’y a que les peuples de vendus qui font de la liberté une opportunité de braderie. Sous la plume acérée de Malaparte, les mots pour exprimer cette vente prennent une tournure insultante, transcendant toute évocation de pourparlers entre l’Italie et l’Amérique : «[…] le nom Italie puait dans ma bouche comme un morceau de viande pourrie» (p. 22). À côté de cette condamnation monochrome qui suffirait à fonder une définition ultime et précipitée de l’Italie, le personnage du colonel Jack Hamilton apporte une nuance. Il qualifie les Italiens de «bastard, dirty, wonderful people» (p. 22), comme si l’impureté identitaire, à son plus fort degré de contamination, devait se recouvrir d’une espèce de beauté paradoxale sur laquelle affleure la marque d’un déchaînement de forces quasiment insurmontables, étrangères à toute intelligence, ni plus ni moins que la nature historique d’un peuple ayant subitement pris les contours d’une nature incertaine, à la fois rangée et enragée.
L’humiliation du vaincu se mue ainsi en intensité formidable – sous les crânes de ces Napolitains couvent des tempêtes perceptibles et d’une beauté curieuse. En effet, ce n’est pas vraiment du Beau que l’adjectif «wonderful» désigne lorsqu’il se réfère aux Italiens, mais plutôt ce que Kant installerait dans la catégorie du sublime dynamique, un objet incalculable qui suscite d’abord la terreur et que notre raison ne peut s’aventurer à comprendre toute seule (4). En voyant ces Italiens à la fois magnifiques et abâtardis, nous sommes tétanisés, figés devant le contraste qui sépare la grandeur d’âme des vaincus de la bassesse énorme des perdants. On dirait là un mélange terrible, une concoction écœurante, un œil du cyclone où se préparent de nouveaux orages d’acier. Il y a par ailleurs une opposition presque incommensurable entre ces êtres bouillants (les Italiens) et la situation tiède de ceux qui les contemplent depuis leurs forteresses mentales (les libérateurs). Cet écart incompréhensible ne peut être réduit que par le réveil de la force morale, la seule à même de se mesurer à la force de la nature déchaînée et de ressentir l’humilité devant ce qui nous rend insignifiants. Par l’observation des ouragans qui se jouent dans les vies de ces Napolitains défaits mais qui se comportent comme de fiers Artaban, on ressent la qualité de notre âme, l’élan spirituel, la découverte en nous d’une faculté de résistance et de compréhension envers ce qui pourrait nous écraser à tout instant, envers ce qui nous dépasse de la tête et des épaules. Parce que le colonel Hamilton est en sécurité par rapport à ces Italiens sublimes, qu’il regarde comme on regarderait de notre maison un amoncellement de nuages noirs prêts à exploser, il peut reconnaître dans cette immense fureur de l’Italie en déconfiture la force de son âme d’Américain, tout comme il peut concomitamment se réclamer d’une pudeur fondamentale en saisissant la véhémence de cette Europe qui avance à l’instar d’un typhon dévastateur, qui veut rester debout malgré ses millions d’allongés. L’Europe est sublime, disloquée, fiévreuse, alors que l’Amérique n’est que rectiligne, stable et mathématiquement envahissante.
En apparaissant comme une entité quasi surnaturelle, Naples fait s’effondrer les fondations cartésiennes d’Hamilton (cf. pp. 53-8). Il se confronte à l’autre de l’Europe, à son versant qui n’a jamais vu le soleil, à son mystère, et voilà ce qu’on lui dit : «[…] Hitler aussi est un élément du mystère de l’Europe, […] Hitler aussi appartient à cette autre Europe, que la raison cartésienne ne peut pas pénétrer. Crois-tu donc pouvoir expliquer Hitler avec le seul secours de Descartes ?» (p. 58). Bien que le colonel Hamilton nie en bloc son incapacité à produire un raisonnement sur cette Europe décimée par les fascismes, la pudeur dont il a fait preuve en amont nous permet de poser que sa passion de Descartes n’est plus qu’une couverture, une sorte de boîte à outils qui ne peut que réparer une partie de la machine-Europe.
En outre, la conception cartésienne d’une nature continuellement créée par Dieu est incompatible avec les sentiments éprouvés de concert par Hamilton et Malaparte (5). Tous les deux, après avoir admiré le Vésuve éclairé par la lune, admettent l’absence de bonté dans la nature, ce qui revient à présumer un fort coefficient de méchanceté dans les éléments naturels (cf. p. 54). Ils font de cette nature une entité non chrétienne, le lieu de l’absence absolue de Dieu. On pourrait cependant alléguer que l’attitude d’Hamilton devant le Vésuve ne fait qu’accentuer l’idée que la nature spécifique de l’Europe serait mécréante et impure, tandis que la nature américaine serait encore préservée et sous le contrôle de Dieu. Si ce n’était pas le cas, comment est-ce que les Américains auraient pu venir libérer les Napolitains de leur prison idéologique ? Bien que cette hypothèse soit intéressante, elle nous apparaît insuffisante eu égard aux performances intellectuelles du colonel Hamilton. Il est présenté comme un penseur, un polyglotte et un adorateur de l’Europe, aussi doit-on se garder de lui prêter des jugements bâclés ou condescendants. En d’autres termes, le fait qu’il persiste à pouvoir expliquer Hitler par l’intermédiaire de Descartes n’est probablement que la parole d’un homme qui connaît la valeur du doute et la difficulté de conquérir la vérité.
Par antinomie avec le tempérament cérébral d’Hamilton, les Américains ne sont pas à la fête au cours de ce premier chapitre décisif. La venue ou la survenue des Américains sur le territoire semble avoir entraîné un marché de la chair (cf. pp. 25-6 et 34-9). On évoque la possibilité de se procurer une petite fille pour trois dollars, et dans le même temps on déplore une inflation de la chair nègre. Dans la «jungle de Naples», le trafic des nègres bat son plein. Chacun paraît touché par ce désir mimétique qui a tant inquiété René Girard : puisque tout le monde veut posséder son nègre, le désir du nègre s’accroît et produit des compétitions férocement ignobles, et plus ce désir est exploité par l’écriture licencieuse de Malaparte, plus la ville de Naples se découvre sous des perspectives louches, cité catalysée par des transactions immondes et prenant la forme d’une circonscription du Mal. Tout corps est devenu l’objet d’un trafic des charmes.
À la date exacte du 1er octobre 1943, Naples libérée a contracté sa «peste» et par extension d’assonance sa perte (cf. p. 47). La rumeur qui circule défend la théorie d’une peste importée par les Américains, certainement présente dans le corps même de ces soldats libérateurs. Ils sont comme des bubons qui viennent grossir les tumeurs déjà conséquentes de l’Europe. Ce sont des géants qui détruisent ce que les fascismes n’ont pas réussi à atteindre. Avec l’arrivée de l’Amérique du Nord sur les terres européennes se profile le pressentiment d’un nouveau totalitarisme : la démocratie américaine et son cortège capitaliste vont peu à peu instaurer le «despotisme mou» que Tocqueville redoutait (6). Après 1917, 1943 et bientôt les débarquements de 1944, les États-Unis confirment leur alliance avec une certaine Europe. Comment ne pas succomber au paradigme économique de nos plus fervents protecteurs ? Il ne serait pas convenable de rejeter unanimement ce que les Américains ont emmené dans leurs bagages. De toute façon, il s’agit d’une peste qui s’en prend aux âmes, et ce type d’affection ne trouve guère son antidote que dans les caractères désobéissants, en l’occurrence des caractères qui tendent à se raréfier à mesure que le capitalisme gagne en puissance. Souvenons-nous que la force particulière du despotisme redouté par Tocqueville, c’est le fait que le peuple assimile son dirigeant à une présence bienveillante. Cette strangulation douce est bien plus efficace que «le cercle de fer de la terreur totale», expression choisie par Hannah Arendt pour qualifier les totalitarismes hitlérien et stalinien (7). Alors que le totalitarisme pour ainsi dire topique étouffe la vie publique et la vie privée de son poids colossal, le totalitarisme du capital hypertrophie le champ des possibles tout en réduisant l’esprit d’initiative à sa plus faible envergure. Comment élaborer une résistance contre un processus qui ne donne pas l’impression d’être oppressant ? Voici peut-être les effets à long terme de la peste dénoncée par Malaparte.
Conformément à ce qui précède, la sensation d’une Europe prostituée n’est pas loin. Le passage du quartier des naines, le Pendino di Santa Barbara (cf. pp. 41-45), est éloquent à plus d’un titre. Le romancier donne à voir un arrondissement de la monstruosité napolitaine, tant physique que morale. Telles des ménines à la petite semaine, les naines du Pendino copulent avec les molosses de l’Amérique. On imagine les membres gargantuesques de ces titans virils pénétrer les orifices étriqués de ces gnomes féminins, jetant dans ces physionomies difformes une semence purifiante qui pourra faire grandir l’Europe après ses rabougrissements meurtriers. C’est un tableau qui devrait nous faire honte que cette hypothétique toile qui s’intitulerait Les Américains guidant l’Europe, mais nous en avons accepté toutes les couleurs et toutes les allégories. La peste américaine a mis l’Europe en quarantaine économique et culturelle. Qui pourra dire après cela que Malaparte n’a pas rédigé un texte viscéralement anti-américain ? Pire encore, de ce dont il est question dans ce livre hors-la-loi de la vertu, on pourrait le rapprocher de ce dont il a été question dans toutes les expéditions de guerre américaines depuis 1939-1945 : la guerre n’a peut-être jamais autant été la continuation de la politique par d’autres moyens (8). Dès qu’elle entre en guerre, l’Amérique empeste, elle est pestis, maladie épidémique, très contagieuse et qui se ne répand qu’une fois les derniers obus éclatés. Les pathologies de la politique impérialiste impliquent une détérioration qui suscite des pestes noires démesurées et cent fois plus meurtrières que la guerre en elle-même. La pestis que Malaparte vise intervient après-coup, après-guerre : elle termine le travail en privant les hommes de leur dignité.

0741LEOLEO-GM-AEG-Couverture 21 03 25_page-0001.jpg


La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, curzio malaparte, la peau, gregory mion | |  Imprimer