Introduction à John Dewey de Joëlle Zask : l’exigence d’un supplément démocratique, par Gregory Mion (20/12/2015)
Crédits photographiques : Mark Kauzlarich (Reuters).
«Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement, rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.»
Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique.
«Comme les dieux, les idées sont des êtres effrénés; elles échappent rapidement au contrôle des esprits, prennent possession des peuples et déploient une énergie historique fabuleuse. Comment se fait-il que nous donnions vie à des êtres d’esprit, puis que nous leur offrions nos vies, et qu’ils s’en emparent finalement ?»
Edgar Morin, La méthode.
Encore trop peu commentés en France en dehors des bancs de l’Université, les travaux de John Dewey sont pourtant largement approfondis et colportés par l’effort pédagogique de Joëlle Zask, qui publie ces jours-ci une très utile Introduction à John Dewey (1). On peut en effet regretter que la philosophie américaine de Dewey ne soit pas davantage discutée puisqu’elle se veut essentiellement une tentative de penser la société comme une façon de remettre chacun de ses membres au centre d’un processus exhaustif de participation. Il est vrai du reste que l’idée de démocratie participative n’a que rarement été l’objet d’une réelle application politique, et, aujourd’hui, on estime que la démocratie figure moins la possibilité d’une collaboration de tous les citoyens que l’organe stéréotypé d’un consentement de tous en faveur d’une forme de pouvoir répétitive. En cela, toute démocratie participative a tendance à persister à l’état d’intention politique salubre mais qui peine à se traduire dans les faits, faute peut-être de posséder les hommes politiques qui l’aideraient à trouver une quelconque densité prometteuse. Les modèles de l’accession au pouvoir sont encore trop rigides pour contenir dans leurs principes un authentique concours des intelligences. La perspective qu’un gouvernement se fasse non plus à côté du peuple mais avec le peuple a quelque chose de fondamentalement subversif dans un contexte de forte hiérarchisation des individus. Alors que Dewey a toujours milité pour la valorisation du public, pour sa responsabilisation effective (notion d’empowerment du public), l’impression qui domine de nos jours vient contrarier la confiance généreuse de Dewey envers les hommes. Plutôt que d’instaurer une émancipation des publics, les démocraties contemporaines semblent infantiliser les acteurs de la Cité, aussi a-t-on la désagréable sensation que le citoyen a perdu de sa capacité d’animal politique et qu’il s’est fourvoyé dans le quotidien narcotique d’un animal domestique.
Loin de s’en tenir à la facilité d’un public qui serait de toute façon incompétent et de toute éternité condamné à l’être, Dewey préfère substituer au canevas traditionnel de la démocratie (le lieu des discours de tout le monde) une véritable méthodologie (le lieu des actions de tout le monde) où les contributions de chacun seraient mises en commun et considérées comme dignes d’intérêt. Si l’on se rend compte d’emblée du degré d’optimisme certain d’une telle proposition, on peut cependant y détecter l’incapacité chronique des gouvernements démocratiques successifs qui n’ont fait que reproduire des schémas de moins en moins efficaces, autant de redondances du pouvoir qui ont plongé la démocratie dans un coma artificiel. La machine démocratique a peu à peu égaré ses rouages, tout comme plusieurs de ses boulons se sont rouillés, produisant de la sorte un déficit tangible de démocratie, mais également une déréalisation de la société en tant que telle. Ce que suggère Dewey pour remédier à ce trou d’air, c’est un alignement des sphères privé et publique, une coalition sociale qui verrait se confondre les mœurs et les institutions. Ainsi la démocratie deviendrait un mode d’existence, complétée par le sentiment qu’elle pourrait être aussi un fait moral. En d’autres termes, tout avènement du légal serait immédiatement de connivence avec le domaine du légitime. Cette revendication d’une démocratie à l’état vif suppose des individus épanouis et soucieux de leurs institutions. La participation active du public aux affaires sociales implique assurément un surcroît d’initiatives locales, et cette vigueur collaborative des individus incite à envisager une dépolitisation de la démocratie en tant que gouvernement au profit d’un espace proprement expérimental. L’enjeu consiste à se défaire d’un dédale de normes auto-contraignantes pour les remplacer par des situations démocratiques où la politique serait perçue à l’instar d’une expérience devant encourager de nouvelles expériences.
Cette recherche d’une démocratie amplement participative défend une individualité dynamique, coopérative avec la construction sociale, loin du profil de l’individu qui correspondrait naturellement aux normes établies et qui ne bougerait plus de son assiette. Il s’agit d’un genre de dépassement de soi où la nature de chacun se reformule constamment en fonction des avancées sociales collectivement réfléchies et conduites. Comme le souligne J. Zask avec pertinence, aucune politique ne devrait se servir de la nature présupposée des individus pour amorcer son action. Le cas échéant, nous devrions reconnaître que les marginaux sont des cas désespérément incommensurables, et ce type de pensée ne serait guère éloigné d’une justification souterraine d’un eugénisme social où l’élimination des uns satisferait le meilleur accomplissement des autres. D’une manière plus cynique et heureusement périmée, si l’on partait du principe trivial que le pouvoir exige en général de la poigne et de la virilité, il s’ensuivrait que les femmes et probablement aussi les homosexuels seraient rejetés hors des lignes de participation à l’architecture sociale. Ce que l’on devrait souhaiter selon Dewey, c’est une société où l’action sociale serait unanimement organisée, par le biais d’une réciprocité sans cesse travaillée entre l’individuel et le social, tout en évitant par ailleurs l’uniformité et le conformisme. Le fait que des différences subsistent est ce qui permet à la société d’engendrer des vies pleinement actives, vigoureuses. On retrouve ici l’une des thèses classiques d’Aristote, dûment citée par l’auteur, qui dit qu’une société ne peut se concevoir que dans la différence et l’échange. Plus proche de nous dans la chronologie des idées, on peut évoquer la fameuse «insociable sociabilité» de l’homme selon Kant (2), théorie selon laquelle tous les hommes recherchent en même temps l’association et l’intérêt privé, ce qui, au final, confirme l’image d’une société plurielle où la coopération n’est pas idéalement réduite à un pacte rectiligne, mais dépend plutôt d’une interaction énergique où toute opposition/collaboration est susceptible d’éveiller des forces qui pourront éventuellement améliorer la culture et la moralité.
On obtiendrait par conséquent une société aux apparences de communauté, dans la mesure où le lien entre les hommes ne serait pas exclusivement dominé par des motifs économiques, mais également par une conscience relationnelle et une compréhension spontanée de ce qui diffère en chacun de nous. On aurait donc une chaîne non coercitive d’existences à proprement parler, c’est-à-dire des citoyens entièrement existants, à même de sortir d’eux-mêmes, sachant que toute expérience ne peut d’abord valoir que par son caractère absolument centrifuge. Dans une société où chaque personne participe aux conditions de son existence et en même temps à celles d’autrui, on peut espérer que le self-government ne demeure pas simplement un concept vide ou un élément de langage. Par self-government, on entend une attitude populaire de prise en charge généralisée où le peuple n’attendrait plus que la solution vienne d’en-haut, mais où il se donnerait les moyens d’identifier lui-même les options adéquates pour résoudre ses problèmes hypothétiques. D’une société archi-verticale où le pouvoir de gouverner se confond allègrement avec le règne de l’expertise qui dicte la conduite à suivre à ceux qui n’ont pas les moyens de s’assumer, on passerait à une société tout à fait horizontale qui stipule une mise en valeur radicale du public et la fin d’une démocratie strictement procédurale. Il faut donc imaginer que le peuple puisse prendre part aux grandes orientations socio-économiques, ce qui revient ni plus ni moins à réclamer un supplément démocratique.
Envisagée du point de vue interactionniste, la société voulue par Dewey se transforme en un espace de transactions continues. Non seulement les individus collaborent entre eux, mais chacun d’eux constitue une subjectivité singulière qui explore son environnement tout autant qu’elle est sollicitée par lui. Il y a de ce fait une concomitance entre le sujet (l’individu expérimentateur) et son objet (la nature explorée), ce dernier n’étant pas perçu comme un vulgaire gisement de ressources exploitables, mais plutôt comme une matière surprenante dont nous avons à prendre soin et qui peut modifier drastiquement nos conditions d’existence. En affirmant que l’individu évolue en même temps que la nature et que cette évolution est en partie fondée sur l’intelligence de nos décisions, on fait de l’environnement autre chose qu’un milieu oppressif ou un contexte déterminant. Héritier avoué des écrits décisifs de Darwin, John Dewey rejette toute notion de fixisme dans le vivant, faisant de la nature une terre de mouvement et d’exubérance, étrangère au discours du finalisme ou à l’intuition hystérique d’une Histoire qui ne ferait que poursuivre le chemin de ses lois intrinsèques et inamovibles. C’est en cela que la nature suscite la pensée et l’expérience, et pour que nos expériences cognitives ou concrètes soient complètement profitables, pour qu’elles dépassent une fonction purement statistique, elles doivent être dépourvues de telos et de logos précise J. Zask. L’auteur précise aussi que cette conception de l’expérience s’appuie sur les travaux pragmatistes de William James, qui insinua une dé-psychologisation de l’expérience.
Cette requalification de l’individu démocratique se poursuit à travers la mise en place d’une philosophie de l’enquête, au sens où le monde qui nous entoure ne se résume plus au simple objet d’une conquête théorique, mais où il se change en terrain privilégié des actions et des investigations. La connaissance n’est plus indexée sur un ordre des raisons, ou, pour parler de nouveau comme Descartes, sur des règles pour la direction de notre l’esprit. À rebours d’une vision fermée et trop systématique de la connaissance, Dewey présume que l’action investigatrice est un vecteur de transformation du monde et qu’il n’y a que de cette façon que nous pouvons créer des objets connus. Autrement dit, toute connaissance provient de l’expérience ou d’un réseau d’expériences mutualisées, ou pour l’exprimer plus lapidairement, connaître, c’est faire – connaître, c’est enquêter avec les autres.
Par ailleurs, toute connaissance obtenue appelle une plus vaste exploration de ses conséquences. Une bonne société est une société qui commence par faire part de ses connaissances et qui ne cherche pas à faire de ses résultats convaincants des idéaux implacables. Parce que la connaissance est résolument incarnée, il est nécessaire que chacun de nos principes puisse être modifié en fonction des développements qui pourraient survenir dans nos usages. Tout idéal est disposé à se réformer dans la mesure où la chaîne de nos expériences est infiniment extensible. Ainsi nous visons non plus des «fins-en-soi» mais plutôt des «fins-en-vue», ce qui aboutit à une philosophie de l’enquête principalement conséquentialiste, par opposition à un modèle causaliste qui restreint la souplesse de l’univers. En supposant que les usages peuvent être plus importants que tous les alphabets de nos pensées, on se prémunit contre certaines dérives. Prendre garde à ne pas universaliser nos découvertes, c’est se garder de vivre dans le carcan d’une froide dogmatique. On sait en outre que l’application d’un bon principe n’est pas toujours exempte d’une conséquence mauvaise. Certes la morale s’effondre si l’on admet des exceptions dans l’application de ses principes, mais parfois il vaut mieux une conséquence qui détruit la morale et qui sauve quelque chose dans le monde plutôt qu’un principe bien appliqué et qui produit des effets dévastateurs. Pour illustrer cela et dans la lignée d’un Benjamin Constant qui répondait à Kant sur la question du mensonge, on dira que le principe de toujours dire la vérité ne mérite pas d’être universalisé s’il en va de la vie d’un homme juste menacé par un homme injuste. Tout homme qui veut nuire à autrui n’a pas droit à la vérité, quelles que soient les conséquences pour le devoir moral de véracité. Vouloir dire la vérité et rien que la vérité, ce serait agir comme une brute parce qu’il existe des vérités dangereuses (3), de la même façon que vouloir une démocratie qui persévère dans des pensées rétrogrades et nullement soutenues par l’expérience, c’est habiter une démocratie brutale qui empêche les citoyens de s’enrichir et de cristalliser leur environnement.
Dans le meilleur des cas, l’enquête sociale, si elle est correctement menée, doit pouvoir assister les activités gouvernementales. Plus qu’une société horizontale, on entre ici dans une société largement inclusive où le public saisit les moyens de se rassembler et d’exister politiquement. La conjonction des individus et des institutions inspire des actions qui contribuent à l’enrichissement de tous. En outre, la force de l’individualité n’est jamais perdue puisque toute expérience individuelle peut s’avérer cruciale pour la communauté. Pour parler comme Foucault, le gouvernement de soi, dans une démocratie participative, entraîne obligatoirement le passage au gouvernement des autres. Faire, c’est faire pour soi-même et pour autrui. La liberté d’entreprendre ne disparaît pas, à ceci près qu’elle s’effectue sur la base d’une législation qui évite les inégalités et les situations insupportables d’exploitation. Cette politique défendue par Dewey est qualifiée de «libéralisme radical» ou de «démocratie radicale», et J. Zask ne cache pas que ce projet de société paraît difficilement soluble à notre époque.
Sachant les résistances que rencontrerait sûrement un homme politique qui tenterait de s’accaparer les grandes lignes de la philosophie de Dewey, comment serait-il possible de promouvoir une société dont les rênes seraient majoritairement tenues par le peuple ? Un simple regard panoramique sur les circonstances électorales françaises récentes suffit à douter de la capacité du peuple à s’emparer de lui-même et à fonder ses propres outils d’expérimentation. D’où vient le mal ? Comment peut-on expliquer la désagrégation tous azimuts de notre vie politique et le fait que l’espoir d’un renouveau puisse s’incarner dans un parti d’extrême-droite dont les raisonnements ne tiendraient pas la distance s’il se trouvait ne serait-ce qu’un homme pour les déconstruire avec patience et habileté ? Qu’est-ce qui fait que le public français (comme tant d’autres publics de nos démocraties contemporaines) nous semble insuffisant, inconséquent ?
Selon Dewey, un public défaillant s’explique par une école défaillante. À la base de la méthode démocratique comprise comme participation de tout un chacun, il y a une école qui prépare les citoyens non pas tant par son instruction aride que par sa pédagogie vivante et vivifiante. L’école est en elle-même le cœur de «l’architecture morale» qui irrigue la démocratie participative. Or nous savons que l’école française s’érige moins sur la mise en relation de ses élèves que sur le piédestal d’une compétitivité parfois insoutenable. Ce n’est qu’en favorisant l’expérience et la collaboration que l’on construit un public démocratique à même de devenir une communauté d’enquêteurs. Quoique l’expression pourrait sembler pompeuse, l’ambition de nos écoles devrait uniquement résider dans la «socialisation de l’intelligence». Un enfant qui pense seul est un enfant qui ne pourra jamais participer à la pluralité humaine de l’enquête sociale. Quant à l’enfant qui pense contre pour gagner un rang au classement trimestriel, il est déjà inconsciemment instruit par le paradigme des experts et des organigrammes immuables. Or J. Zask a raison lorsqu’elle dit que la société n’a pas besoin d’expertise, de sur-douance ou de chef charismatique; la société n’a besoin que de «revitaliser la citoyenneté». Seule une immense volonté de changer notre école nous aidera à nous rapprocher des propos philanthropes de John Dewey. Tant que nous ne l’aurons pas fait, il nous sera interdit de juger ses écrits, de les taxer d’incongrus et passés de mode.
Notes
(1) Éditions La Découverte (2015).
(2) Cf. Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique.
(3) Cf. Jankélévitch, L’Ironie (1936).
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