Le destin extraordinaire du philosophe Amo : celui qui tient en respect tous les racismes et tous les médiocres, par Gregory Mion (22/04/2016)

Crédits photographiques : Siegfried Modola (Reuters).
41Dv3R4xuaL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgAcheter Amo Afer : Un Noir, professeur d'université en Allemagne au XVIIIe siècle sur Amazon.

«Les poux naissent sur beaucoup d’autres animaux. Les oiseaux en ont, et ceux qu’on appelle faisans, s’ils ne se roulent pas dans la poussière, sont détruits par les poux.»
Aristote, Histoire des animaux.


C’est une indifférence presque gênante qui s’est abattue sur le livre que Simon Mougnol a publié voilà maintenant six ans aux Éditions L’Harmattan (1). Aucun journal qui se veut sérieux n’a mentionné avec un réel esprit critique les apports importants de ce livre, pas plus que les sommités de l’enseignement supérieur ne se sont précipitées au portillon pour établir un examen de cet ouvrage qui eût pourtant été de la première utilité. On verra cependant que ce désintérêt conjugué de la presse et du milieu universitaire français ne doit rien au hasard. Sans doute n’est-il pas superflu dans cette perspective de commencer par préciser que Simon Mougnol, quoique enseignant à Munich, est un universitaire du Cameroun et que cette appartenance africaine constitue un inconvénient de taille dans notre pays. Beaucoup s’indigneront de ce propos liminaire, défendant avec des jacasseries de circonstance quelques-uns des grands principes de la France comme la tolérance et l’ouverture culturelle, voire l’insupportable vivre-ensemble aussi vide que les cerveaux qui le déclament à tout bout de champ et qui en font une sorte de point Godwin de la niaiserie socialiste. Peu en revanche feront preuve de lucidité parce qu’il est embarrassant de reconnaître l’extrême et honteuse carence de diversité sociale dans nos universités et nos salles de rédaction. D’ailleurs le fait de toujours vouloir se justifier à l’échelle nationale pour défendre la diversité ou une quelconque mixité de surface traduit l’ampleur du malaise. Quiconque a déjà expérimenté en France les étapes qui peuvent conduire à des postes clés ne peut ignorer que les dés sont très souvent pipés et que la pratique du népotisme est à tout le moins devenue une chose bien plus partagée que n’a pu l’être jadis le bon sens cartésien. En des termes moins politiquement corrects, il est de notoriété publique que la France, et probablement toute l’Europe et l’Occident en général, se sont noyés dans un insurmontable putanat et que chaque réussite ou ascension fulgurante dissimule fort probablement un bubon sur le derme déjà bien endommagé de notre code d’honneur. Tout ceci serait du reste rassurant si c’était nouveau. Toutefois, en étudiant la personnalité admirable du philosophe Amo tel que l’a décrit Simon Mougnol, nous allons constater dans quelle mesure l’Occident incarne depuis longtemps l’empire de la mesquinerie, du sectarisme et de l’intolérance, autant d’infirmités spirituelles que l’on se plaît pourtant à localiser chez nos soi-disant «inférieurs», chez des peuplades prétendument arriérées et dites primitives, des sociétés censément archaïques que des émissions de télévision, d’ailleurs, ont maintenant l’arrogance de nous faire « découvrir » par le biais de la focalisation interne de quelque grotesque rouchie médiatique.
La vie de celui que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’Anton Wilhelm Amo prend racine aux alentours de 1700 à Axim, soit dans une région de l’actuel Ghana. L’enfant serait né au village de Nkubeam selon les sources les plus fiables dont nous disposons. Cet enfant est arraché aux siens et à sa terre vers l’âge de trois ans. On l’embarque contre son gré pour Amsterdam où il sera proposé comme marchandise au maître le plus offrant. À ce moment-là, l’enfant n’a plus du tout d’identité – on ne le voit plus comme sujet, mais on le voit comme un objet assujetti à la volonté des dominants. Il va de soi que ses ravisseurs ne se sont pas encombrés de précautions quand ils l’ont enlevé, la pratique du kidnapping exotique étant certainement banalisée à cette époque. Pour eux l’enfant n’était déjà plus perçu en tant que tel, aussi il ne servait à rien de lui attribuer un nom ou de chercher à lui demander le sien. En outre, l’enfant ayant été précocement dérobé à ses proches, il n’était probablement lui-même pas capable de se représenter à travers une identité explicite. Un tel dénigrement vis-à-vis de l’être humain renvoie nettement à la catégorie de l’esclave. Dès lors qu’il se trouve sous le joug de l’Europe colonisatrice, l’enfant est dépossédé de ce qu’il est, devenant la propriété de ceux qui s’arrogent des droits honteux d’appropriation. Cela étant, ces droits infâmes ne font que prolonger une tradition de pensée qui remonte aux pages discutables de la Politique d’Aristote où ce dernier démontre que l’homme est esclave par nature, ce qui signifie que l’esclave est inséré dans un ordre de domination légitime et incontestable, de même que sa condition d’asservissement est ce qui demeure pour lui le plus souhaitable. Ainsi, du point de vue de sa nature, l’esclave est désigné comme tout ce qui n’est pas compatible avec la citoyenneté, c’est-à-dire avec les activités de l’intelligence et de la vie urbaine. L’esclave est à certains égards celui à qui l’on refuse la tête afin de ne voir que son corps. Réduit à une force brute, l’esclave est dépourvu de tempérance et de délicatesse, si bien qu’il est contraint de suivre les directives humiliantes d’un maître pour se réaliser le mieux possible en tant que subordonné.
Bien que cette conception de l’esclavage ait été remise en question à partir du XVIe siècle et qu’elle ait même été largement critiquée au siècle des Lumières, il n’en reste pas moins que ces bonnes intentions n’ont pas été si visibles que cela dans les faits. On est certes tombé d’accord pour dire que tout être humain est le dépositaire d’une liberté naturelle inaliénable, on a facilement admis que tout homme quel qu’il soit implique une preuve flagrante d’humanité, mais les conquêtes politiques ont continué d’excéder ces principes au profit de la sacro-sainte coupure entre l’Europe éclairée et les territoires obscurantistes sur lesquels pouvaient s’appliquer toutes sortes de projets envahissants. La donne a-t-elle changé à l’heure actuelle ? Pas que nous le sachions.
L’une des contradictions majeures du monde occidental, c’est sa propension à faire l’apologie de l’universalité tout en désignant fermement ses autres. Il semble donc que la civilisation occidentale se soit fondée moins par inclusion que par exclusion, entendu évidemment que cette tendance est généreusement dissimulée sous un arsenal de valeurs cosmétiques. On prétend valoriser ce qui diffère du modèle de base mais on ne le fait que par extension, en agrandissant les subdivisions de notre nomenclature, et non en compréhension. C’est de cette façon artificielle que se produisent le rejet et la différenciation : si la nature réunit tous les hommes sur un pied d’égalité, la culture, en revanche, introduit des distinctions parfois dogmatiques et celles-ci aboutissent à des formes violentes d’ethnocentrisme et de racialisme. Ce penchant au refus de tout ce en quoi je ne me reconnais pas est parfaitement exposé par Lévi-Strauss dans Race et histoire. Se référant au paradigme de la culture gréco-romaine, Lévi-Strauss rappelle que les Anciens considéraient comme «barbare» tout ce qui ne conspirait pas aux normes culturelles en vigueur. Par la suite, le terme «sauvage» a perpétué la manière de dédaigner les coutumes et les êtres situés en dehors des repères culturels reconnus. Cette attitude sémantique ne fait que révéler la croyance en l’existence d’une culture supérieure, au détriment, bien sûr, de tout effort de considération profonde et d’examen minutieux de la variété humaine. C’est ce qui fait dire à Lévi-Strauss, dans une citation désormais célèbre, que «[le] barbare [est] d’abord celui qui croit à la barbarie» (2). Et c’est ce qui nous permet de mieux saisir comment l’Occident s’est peu à peu installé dans le racisme, comment la fonction discriminante de la «race» a pu servir à donner un sens à l’Histoire, tel que le fit le très négligeable Joseph Arthur de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines au XIXe siècle, un texte, nous n’en doutons pas, qui doit de nos jours cartonner aux banquets de Rivarol ou dans l’entendement gâteux d’un Renaud Camus embaumé dans son castel de Plieux. En postulant une hiérarchisation des races et la possibilité scientifiquement aberrante d’une race purifiée, la pensée racialiste juge qu’il est impossible pour certaines couches de l’humanité de se développer en empruntant le bon chemin. En d’autres termes, plusieurs cultures seraient déterminées à s’affaiblir, voire, encore pire, à fragiliser la bonne marche du monde. Cela corroborerait la présence fédératrice d’une culture impériale qui aurait pour rôle de redresser l’humanité de toutes ses impuretés, soit en acculturant les parasites culturels, soit en les faisant disparaître.
Si l’hypothèse racialiste a trouvé son accomplissement navrant dans le nazisme, elle était néanmoins déjà présente en creux dans le vocabulaire de la romanité comme le souligne à juste titre Simon Mougnol. Le droit romain avait la réputation d’être pour ainsi dire séparatiste, marquant la différence entre l’urbs et la civitas d’un côté, et la silva de l’autre. Cela signifie que l’on mettait dos à dos ce qui d’une part relevait des affaires de la ville et d’autre part ce qui se passait dans la cambrousse. La discrimination juridique est limpide entre les hommes de l’urbanité et ceux des zones sauvages de non droit. Pour Simon Mougnol, il s’agissait de repousser légalement certains hommes dans «un no man’s land juridique». Cette excommunication instituée constitue de toute évidence une identification de plus en plus marquée de ceux que l’on range dans la catégorie des païens, en l’occurrence ceux qui habitent le paganus, l’arrière-pays, l’arrière-monde des culs-terreux où l’intelligence urbaine ne peut définitivement pas se manifester. En ce temps-là, tout le lointain de l’empire romain est comparable à une contrée mal embouchée et l’Afrique ne fait pas exception. Tout ce qui se situe au-delà du limes est assimilé à un vague continent d’incompétence, d’où l’idée qu’il faille par exemple partir en expédition pour domestiquer l’Afrique païenne, pour la corriger de ses déviations et de ses manques infructueux. On comprend dès lors aisément que ces premiers germes juridiques forment la charpente de l’esprit de colonisation, de la même manière que les fondations de ces lois approuvent tacitement l’esclavage puisqu’il semble normal de penser qu’un homme inférieur puisse donner de sa vigueur à un homme supérieur qui n’a pas le temps de se préoccuper des basses besognes.
Ce lexique du droit en tant que ratification d’un peuple supérieur et d’un peuple inférieur ne s’est malheureusement pas effondré sur ses propres tartufferies doctrinales. La chute de l’empire romain n’a fait que déplacer le centre de gravité de ses théories conquérantes. En cela, le statut historique des Noirs montre bien la tyrannie du monde occidental sur tout ce qui n’est pas de sa couleur, que l’on parle d’ailleurs de la couleur de peau ou plus généralement de la couleur culturelle. Au détour d’une note de bas de page, Simon Mougnol remet en perspective les mots affûtés de Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, lorsqu’il nous avise que les colons, pour caractériser les Noirs, employaient un langage à dominante zoologique. On pourrait en ce sens évoquer une terrible reductio ad simia, le Noir étant souvent renvoyé à sa condition de singe dans les propos les plus xénophobes, des propos en outre devenus monnaie courante dans les conversations décomplexées d’une France fascisante qui se plaît à entretenir des thèses suprématistes, chose cependant paradoxale quand on sait un tant soit peu qui profère de telles paroles et quel est le niveau réel de ces gens-là en français. Mais peut-on accabler un segment particulier de la population quand les élites elles-mêmes agissent sous l’impulsion discrète d’une conscience de race ? Peut-être qu’il faut du reste envisager cette conscience de race au sens large, à la façon dont Bourdieu appréhendait une «noblesse d’État» (3), avec tout un assortiment de lieux décisifs où se joue une stricte classification anthropologique, un échantillonnage drastique des individus où les uns sont voués à subjuguer les autres parce qu’ils ont traversé avec succès un long et difficile appareillage de sélection. Le processus est formellement si convaincant qu’il est très complexe de repérer et de critiquer les parties viciées de sa substance. Le système des grandes écoles françaises est de ce point de vue éloquent et Bourdieu l’a régulièrement décortiqué durant sa carrière : il garantit un accès apparemment équitable à ses locaux, mais il ne fait au fond que sanctionner des capitaux culturels dûment sédimentés chez les personnes qui les intègrent et qui exploitent ensuite positivement leur formation. Ceci encourage finalement ce que Bourdieu nomme «l’esprit de corps», le sentiment d’appartenir à un corps d’élite juché sur un Organon infaillible, une sorte de société dans la société qui maintient ses réseaux et veille plus ou moins inconsciemment à ce que le statu quo soit préservé.
Par conséquent, eu égard à cette mise à distance suscitée par les grandes écoles, nous avons outrepassé notre disposition à catégoriser l’étranger à notre culture en créant des étrangers au cœur de notre propre culture. Autrement dit nous avons d’abord quadrillé le sort des individus confinés à l’isolement (les résidents du paganus), aussi nous fallait-il après cela réfléchir à la question des individus de notre communauté avec lesquels nous ne nous sentons pas en concordance. C’est encore Lévi-Strauss qui nous éclaire sur ce point lorsqu’il soutient que les sociétés modernes, attirées par les avantages de l’uniformisation, ressentent simultanément le besoin de créer en leur sein des différences, de fomenter des groupes distincts qui pourront s’affirmer en s’opposant (4), quitte à nourrir la mauvaise graine de la violence symbolique où l’élimination des individus demeure relativement invisible. Tandis que Lévi-Strauss suppose à bon droit l’existence d’un «optimum de diversité» qui s’imposerait de lui-même en vue de rendre l’humanité à la fois intéressante et viable, nous ne pouvons que douter de la manière dont plusieurs différences s’établissent, surtout quand elles reposent sur des discriminations arbitraires. Force est de constater que la France et le monde occidental dans sa majorité, non contents d’avoir construit une cartographie scélérate et partiale de la planète, ont également instauré dans les pays industrialisés des frontières supplémentaires, des lignes de démarcation puissantes qui donnent l’impression d’un calibrage malsain de la population. Qu’on prenne par exemple l’expression fortement connotée de «Paris intra-muros» pour s’en rendre compte. Tel que l’écrit Proust en ce qui concerne les salons guindés de Mme Verdurin, il y avait ceux qui en étaient et ceux qui n’en étaient pas, tout comme il y a aujourd’hui ceux qui sont dans Paris et ceux qui sont à l’extérieur de cette forteresse quelquefois consanguine, sans parler des différences internes qui déterminent le degré d’influence d’une personne en fonction de l’arrondissement auquel elle appartient. Que peut-on dire de cette situation dramatique sinon que nous avons complètement dégénéré et que nous creusons vaillamment notre tombeau spirituel ? C’est d’autant plus alarmant que nous continuons à vivre avec la certitude d’avoir raison par rapport au reste du monde. Il est par ailleurs tout à fait logique qu’une telle habitude de pensée n’ait pas été en mesure d’apprécier le philosophe Amo à sa juste valeur.
Pour qualifier le contexte auquel Amo a dû se confronter, Simon Mougnol met l’accent sur le caractère destructeur de l’Europe des Lumière vis-à-vis des étrangers, et plus exactement à l’égard des nègres (5). À cette époque, le nègre est une «quantité négligeable» et on le lui fait savoir en le propulsant dans un environnement remarquablement hostile. Le nègre représente tout ce qui s’oppose à l’idée de raffinement, de maîtrise de soi, d’élégance dans la silhouette et le raisonnement. L’homme noir est spontanément celui qui correspond au vague symbolisme de sa couleur de peau : il est le tôlier des ténèbres et des monstres qui sont tapis dans l’ombre. Nombreux sont les intellectuels qui prennent pour totalement acquise son infériorité, et il existe à ce propos des pages de Kant regrettables dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime, où le nègre apparaît comme un sous-homme dont les jugements seraient négligeables et les accomplissements à peu près nuls. Ces passages ne sont en outre pas suffisamment étayés pour qu’on s’arrête à faire de Kant un raciste intégral, mais ils reflètent assez bien les préjugés qui circulaient naguère et qui avaient la dent dure. Un peu après Kant, on trouvera des textes relativement similaires de Hegel et qui ont causé beaucoup de disputes parmi les universitaires africains. Le fait même que le débat continue d’être serré entre les partisans de Hegel et ceux qui le fustigent tend à prouver que les positions du philosophe ne sont pas aussi tranchées qu’on voudrait bien le croire (6). Cela étant, s’il est une chose absolument indiscutable durant la période de l’Aufklärung, c’est que le nègre est tout entier perçu comme un être insignifiant et que son insignifiance consiste de plus en plus en une vérité scientifiquement admise. Cette vérité n’est bien entendu ni construite ni démontrée, elle ne repose sur aucune sorte de rigueur dans la réflexion, et c’est précisément ce qui la disqualifie et qui en fait peut-être un genre de vérité passablement révélée, une adhésion intime qui s’empare des savants grotesques et qui les renforce dans leurs thèses extravagantes (7).
Rien ne prédestinait donc Amo à s’extraire des griffes idéologiquement fanatiques de l’Europe, du moins pour une certaine durée. Ce sont ses dispositions et ses talents exceptionnels qui l’ont sauvé d’une vie de servitude. On remarque chez l’enfant des dons pour la musique et pour les langues, entre autres qualités rares habituellement recensées chez les individus de race blanche. Alors qu’on pourrait se réjouir de la lucidité de ses maîtres qui ont su repérer en Amo les indices d’un génie, il nous faut d’emblée déclarer que les êtres sans talent particulier n’ont en principe pas moins droit à la dignité que ceux qui bénéficient de quelque don. Ce commentaire nous permet de remettre en question l’attitude du duc Anton Ulrich, une figure des hautes sphères d’autrefois, voyageur, esthète et homme d’affaires, qui recueillit Amo après qu’on lui en fit cadeau. Le duc prit en charge l’éducation de l’enfant parce que ce dernier avait montré une ingéniosité épatante, et non parce qu’il se prit d’une quelconque pitié pour ce petit nègre déraciné de son pays d’origine. Il n’y a de cette façon aucune espèce de philanthropie ou de générosité réelle de la part d’Anton Ulrich; il ne fait que se conformer aux coutumes de son siècle, d’autant que des documents laissent suggérer que la maison de ce duc était peuplée d’autres nègres et qu’on ne leur offrit nullement l’opportunité de s’affranchir (8). Il en est de même pour le fils du duc, August Wilhelm, qui assura le relais de son père à propos de l’éducation d’Amo et qui maintint le restant de l’escouade nègre dans la condition ordinaire de l’astreinte.
Par ailleurs, les noms de ces deux hommes d’influence, comme c’est aussi la tradition, servent à baptiser l’enfant : il s’appellera Anton Wilhelm Amo, le patronyme d’Amo étant supposément une contraction de l’expression allemande «Afrikanischer Morh» (esclave africain). Quant au terme «Afer», qui sera plus tard rajouté par Amo après son nom, il provient du latin et il est construit avec le «a» privatif agglutiné au verbe fero (je porte). Ceci aboutit à une forme d’impératif présent (afer) qui signifie «éloigne», comme si Amo Afer devait être compris à l’instar de celui qui est condamné à vivre une situation d’éloigné, celui dont le destin l’oblige à se tenir loin des civilisations soi-disant lumineuses. Une autre interprétation serait de dire que le courageux Amo est celui qui tient en respect ceux qui ne se respectent pas dans la mesure où ils n’ont pas appris à tolérer l’étranger parmi eux. Enfin, il est intéressant de noter que le mot «afer» était employé dans la Rome antique pour se référer à un esclave devenu écrivain. Ainsi l’on vit le poète Térence être affublé de ce terme, puisque le latin l’appelle Publius Terentius Afer. En digne érudit qu’il était, Amo n’ignorait rien des classiques anciens et il jouait de ce savoir avec une prodigieuse subtilité.
Conformément à ce que nous avons jusqu’ici exposé, on imagine par conséquent dans quelles circonstances délicates Amo a dû se forger. Son incroyable parcours témoigne de la plus nette réfutation que l’on pouvait faire des idées rétrogrades au sujet des étrangers. Contre vents et marées, Amo a résisté longtemps, et ce tempérament inébranlable n’est pas sans évoquer la posture stoïcienne qui eut d’ailleurs un impact considérable sur sa pensée. Privé de ses libertés fondamentales, nié dans sa chair et dans son être, Amo a puisé dans son intériorité pour combattre l’adversité. Il rappelle de ce point de vue la conduite d’Épictète, qui fut également esclave et qui défendit les forces illimitées de la liberté intérieure contre toute forme de pression extérieure. Il s’agit là d’une vertu qui s’en remet à la patience parce que d’une part toute sagesse est longue à obtenir, et parce que d’autre part il n’est pas facile de se détacher rapidement des contingences et des particularités concrètes. En effet, si le monde m’apparaît malveillant et que cette malveillance s’abat concrètement sur moi, je risque d’abord de m’en offusquer et je pourrais vouloir agir sur le monde en espérant le guérir ou le modifier à ma guise. Vaine espérance nous dirait Épictète ! Il nous conseillerait plutôt l’état d’esprit suivant : nous devons apprendre non pas à vouloir que les choses arrivent comme on les veut, mais à vouloir qu’elles arrivent telles qu’elles sont. Or si les Européens apportent de l’eau au moulin de la xénophobie, ce n’est pas eux que je dois espérer changer, mais c’est mon intériorité que je dois préserver de ces offenses. De plus, si Amo avait rué un tant soit peu dans les brancards, on l’eût immédiatement taxé d’incivilité, et on l’eût renvoyé aux plus viles opinions proverbiales en vogue sur la psychologie des nègres. Se dresser avec emportement contre cette violence polymorphe entretenue par les Européens, cela n’eût fait que réaliser le souhait des maîtres, à savoir que l’on aurait vu dans les actes de ce nègre exactement ce à quoi l’on s’attendait. À l’opposé de ces réactions prévisibles qui feraient le jeu du déterminisme, la protestation dans les textes, l’apprentissage scrupuleux de la philosophie et la minutieuse révocation en doute de tous les arguments fallacieux, tout ceci, naturellement, assure une crédibilité d’ordre supérieur à ceux qui s’en font les représentants. Aussi le soin et le temps qu’Amo consacra aux études le gratifièrent d’une compétence irrécusable. Pour toutes ces raisons et tel que le fait valoir Simon Mougnol, sa nomination à l’université en tant que professeur ne fut clairement pas une imposture.
Au-delà de ses talents et de ses traits de génie, c’est donc peut-être la patience et l’abnégation d’Amo qu’il convient de saluer. C’est pourquoi Simon Mougnol voudrait que la personnalité d’Amo puisse faire office d’exemple pour les jeunes Africains légitimement révoltés contre le traitement et la considération que leur réservent les nations occidentales. Il est en ce sens indispensable de ne pas agir comme certains ont présumé avec condescendance que nous le ferions. Il est nécessaire de passer outre la colère, d’atténuer l’irascibilité qui peut être la nôtre lorsqu’on observe les inégalités, ceci afin de privilégier la retenue exigée par toute pensée qui voudra démanteler un système perfidement élaboré. Certes nul ne contredira le fait que l’esclavage fut intolérable, nul ne nous reprocherait de nous irriter à ce propos, pas plus qu’on ne nous désapprouverait si l’on vociférait que l’enfant bâtard de l’esclavage, la colonisation, fut encore plus vulgaire que ses horribles parents. Nul encore n’irait nous calmer si l’on se scandalisait de la descendance de la colonisation, en l’occurrence la coopération, parce que cette trouvaille linguistique est on ne peut plus affreuse dans sa façon de dissimuler de nouvelles extorsions. Cependant, en dépit de cette chaîne de la honte, il importe de se tenir droit et de ne pas céder aux sirènes du délire et de l’exaspération, auquel cas on en viendrait à perdre une lutte qui n’aurait même pas pu commencer. Rappelons que le faible n’est faible que parce qu’on le persuade de l’être, et c’est la raison pour laquelle on a besoin de s’extirper de ce qui nous définit restrictivement. Les Africains n’ont du reste pas à rougir devant les nouvelles générations occidentales qui se vautrent dans un impressionnant Grand Chelem de la Médiocrité. La vérité du terrain est criante et même préoccupante dans l’enseignement secondaire français : hormis quelques groupes de plus en plus anachroniques, les élèves s’enfoncent eux-mêmes dans un misère intellectuelle innommable, sûrs de leur bon droit, presque fiers de cette crétinerie harmonieuse, typiques des enfants gâtés qui ne sont plus en capacité de faire le moindre effort et auxquels on ouvre quasi gratuitement les portes de nos facultés, de nos établissements d’enseignement supérieur que tant d’autres voudraient fréquenter et qui ne le peuvent pas, sauf à s’aventurer sur un navire en toc en étant incertain d’arriver à bon port, ou sauf à jouir de la chance rarissime d’avoir une famille financièrement aisée. Une telle incurie spirituelle ne peut évidemment que renforcer le vice du monde occidental : puisque la majorité pue la médiocrité et croule sous les ruines de l’ignorance la plus sordide, les dirigeants de ces contrées finissent par ressembler à ceux qui les élisent, et comme il faut bien par ailleurs que les gens travaillent ou fassent mine de le faire, la médiocrité se camoufle dans le népotisme éhonté et les réseaux immondes.
Rien de bien nouveau sous le soleil de la malpropreté occidentale et Amo en a fait l’expérience emblématique il y a de cela bientôt trois siècles. Cet encyclopédiste fut à la fois métaphysicien, logicien, mathématicien, philosophe, tant et si bien que peu de domaines de la connaissance lui étaient méconnus. C’était un «horrible travailleur» nous aurait dit Rimbaud, un colosse des humanités dirions-nous. Ses travaux sont riches de concepts originaux et pourtant très peu d’historiens des idées ont été attentifs à la paternité spéculative d’Amo. Ainsi apprend-on que le concept de «chose en soi» est surtout investi par Kant, alors même qu’il est déjà commenté par Baumgarten dans son Aesthetica en 1750, ce que Kant n’hésite pas à reconnaître vu la notoriété de son prédécesseur. Mais ce que l’on ne sait pas toujours, c’est que Baumgarten et Amo s’estimaient mutuellement eu égard à leur passion commune pour la philosophie de Wolff. Aussi ne serait-il pas étonnant que le penseur d’Afrique ait pu laisser des empreintes significatives dans l’intelligence de Baumgarten, sachant que le Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi d’Amo, dès 1738, se mesure à l’idée de «chose en soi». Le but n’est pas de faire le procès de Kant qui a copieusement enrichi la notion de «chose en soi» (9) ou de méditer sur les influences éventuelles de Baumgarten, il est tout simplement de signaler que les héritages intellectuels ne sont pas identifiés avec une égale probité. Certains contextes sociaux impliquent le fait qu’il ne serait pas convenable de citer la mémoire d’un nègre dans un écrit de haute volée. La pensée philosophique occidentale ne concède que très rarement des influences qui ne sont pas de sa créance. On s’est d’ailleurs paresseusement accommodés au discours qui veut que la philosophie soit une affaire en grande partie occidentale. L’opinion est si bien répandue que même les programmes de philosophie en Afrique sont alignés sur les chronologies occidentales, ceci malgré le fait que le continent d’Amo regorge d’une quantité extraordinaire de pensées stimulantes.
Il y a néanmoins beaucoup plus insidieux que la fébrilité des philosophes «officiels» qui ont de la réticence à énumérer des penseurs ethniquement encombrants. Tout un dédale d’intentions occultes a en effet contribué à faire disparaître de la circulation un mémoire de fin d’études de droit, rédigé par Amo en 1729, et qui portait sur la question cruciale du droit des Noirs en Europe. Ce n’est que par l’intermédiaire d’un travail acharné d’investigation que l’on peut aujourd’hui garantir de la véracité de cette dissertation. Selon toute apparence, Amo désirait mettre en exergue le «vide juridique» des Noirs qui vivaient en Europe, en quoi il se montrait vraiment digne de l’esprit naissant des Lumières, avec cette volonté immense de faire sortir les hommes (tous les hommes !) de la minorité en leur octroyant une pleine respectabilité. À suivre cette argumentation sur le cas spécifique des Noirs, il était impensable que l’Europe pût se prendre pour un phare de la pensée universelle étant donné qu’elle n’avait pas résolu de fond en comble la question scabreuse de ses autres. Cela est d’autant plus justifié que des gens sûrement instruits ont comploté la dissolution de ce mémoire de jurisprudence, sans doute parce qu’ils n’avaient pas les moyens d’y répondre honnêtement et qu’il était déplaisant d’en affronter la profondeur de contenu. D’une certaine manière, en donnant à lire ce mémoire à ses examinateurs, Amo leur tendait un miroir sur lequel se reflétaient des gueules hideuses. Il serait assez audacieux dans cette perspective de considérer Amo en tant que sincère ambassadeur de l’Aufklärung, par opposition avec ceux qui n’ont réfléchi que de façon lacunaire aux enjeux inférés par ce vaste mouvement d’optimisation de la raison humaine. Faut-il donc que ce soit un nègre qui ait le mieux servi l’un des plus notoires progrès de l’esprit en Europe ? Il serait alors peut-être temps d’augmenter quelques-uns de nos manuels scolaires du nom d’Amo et d’y insérer aussi des textes éloquents où le philosophe défend un perpétuel développement de la raison, un effort constant de l’intelligence qui s’accroît afin de recouvrir le monde de son dévouement sans cesse renouvelé. D’après Amo, cette activité soutenue de la raison doit nous préparer à revenir au Père, à nous présenter devant Lui dans notre meilleur attirail spirituel. La filiation avec le Platon du Timée est manifeste et S. Mougnol en résume bien la parenté : ce que tout homme qui veut se rendre digne de l’existence doit chercher à faire, c’est à discerner autour de lui les élans du divin en vue de corriger les élans aberrants qui siègent en lui.
Malgré les sournoiseries constitutives du carcan universitaire, où règnent la plupart du temps des nains qui se juchent sur les épaulettes d’autres nains, Amo a compilé des succès historiques dans plusieurs disciplines lors de ses études supérieures. L’excellence imparable de ses résultats le mène à présenter une thèse de doctorat en 1734 (De l’apathie de l’âme humaine). Ce moment doctoral le promeut ensuite au rang de magister ludens (maître de conférences), et il est nommé en 1738 professeur des universités après avoir soumis son habilitation au jugement des doctes individus (Traité sur l’art de philosopher sobrement et précisément). S’ensuit une carrière d’enseignant qui verra Amo exercer dans de nombreuses universités (Wittenberg, Halle, Iéna), mais l’on perd sa trace académique au bout de deux ans seulement, en 1740. Ces fréquents changements de poste s’expliquent de deux manières. D’une part, comme Amo était un continuateur avéré de la pensée de Wolff, il se peut qu’il ait subi des divergences d’opinion auprès de certains départements qui n’étaient pas pro-wolffiens dans leurs programmes d’enseignement. D’autre part, et cette explication est davantage convaincante, il est fort possible que la négritude d’Amo lui ait causé des torts irrémédiables dans un milieu aussi socialement aseptisé et déloyal que l’université. Un dénommé professeur Philippi, qui fut autrefois le camarade d’études d’Amo, a même lancé une campagne de dénigrement raciste contre lui. Ce Philippi n’aurait vraisemblablement jamais accepté qu’un nègre puisse jouer dans la même cour professionnelle que lui. Or les choses étant ce qu’elles étaient, Philippi n’a pas eu à trop se fatiguer pour saper la carrière d’Amo. Il n’aura cependant pas complètement empêché la réhabilitation progressive d’Anton Wilhelm Amo, ni la validation de sa contribution philosophique importante.
Enfin, les décès successifs des protecteurs d’Amo accélèrent sa tourmente professionnelle. Sans le bénéfice d’un appui financier et sans l’assurance de poursuivre une carrière en bonne et due forme, Amo choisit de rejoindre l’Afrique (10). Comme le suggère Simon Mougnol, il ne vaut pas la peine de batailler contre la médiocrité qui nous a rejeté quand on est rendu à une condition insoutenable de précarité. Si l’Europe n’a pas su faire le nécessaire pour conserver ce génie dans sa société, ce n’est que son problème et ce n’est assurément pas celui de l’homme génial qui a été mis au ban. Ce phénomène habituel d’exclusion de la génialité dans les institutions du savoir est d’ailleurs ce qui les pousse au fond du précipice de la nullité et de la consanguinité. Un exemple actuel et particulièrement ostensible de ce phénomène de rejet concerne la presse littéraire française, endogamique, analphabète et périmée, qui ne peut que préférer servir la soupe à des putains qui écrivent des livres excrémentiels, péniblement accouchés, semblables à des selles récalcitrantes finalement expulsées grâce à un pet libérateur, plutôt que de s’intéresser à un géant de la trempe d’Amo dont le parcours la renvoie à ce qu’elle est : un agrégat de passables crétins qui s’entre-abrutissent et dont le moindre eunuque, en glorifiant une bouse, ne fait que préparer la future glorification de sa propre bouse qui dort sûrement dans un tiroir à l’état de manuscrit lilliputien. Ces dernières années, on a ainsi comptabilisé bon nombre de journalistes littéraires subitement érigés en écrivains par des éditeurs tout aussi fétides, et tandis que ce staphylocoque doré de la littérature grossit, tandis que ce contingent de pseudo-romanciers s’alourdit et se reconnaît en cette formule lapidaire de «Vit et travaille à Paris» sur une quatrième de couverture, des prodiges comme Amo s’éternisent dans les angles morts de notre monde. Entre parader auprès de Christine Angot en sirotant un cocktail ou réellement travailler à l’examen d’une œuvre magistrale, nos journalistes adoptent l’oisiveté et réprouvent le labeur exigé par toute littérature sérieuse. C’est tout à fait normal du reste : ils sont à l’image du paradigme occidental contemporain – être en congé de toute exigence, par conséquent sombrer, couler, toucher le fond de l’obscénité morale, mais s’imaginer surnager sur les cimes du mérite.

Notes
(1) Simon Mougnol, Amo Afer. Un Noir, professeur d’université en Allemagne au XVIIIe siècle (L’Harmattan, coll. Logique, Sciences, Philosophie des sciences, 2010).
(2) Cf. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, chapitre 3.
(3) Cf. Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps (Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1989).
(4) Cf. Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne (Seuil, 2011).
(5) Cette terminologie péjorative revient plusieurs fois sous la plume de S. Mougnol. Nous la reprenons telle quelle car ne nous voyons pas comment nous exprimer autrement. Si nous cherchions à édulcorer la réalité vécue par Amo, nous agirions hypocritement et nous ne restituerions qu’à moitié le degré d’animosité de l’Europe du XVIIIe siècle envers ses populations immigrées.
(6) On peut consulter sur cette question épineuse les travaux éclairants d’Amady Aly Dieng.
(7) Dans la continuité de cette mentalité, le film Vénus noire, d’Abdellatif Kechiche, décrit impeccablement les dérives d’une pratique scientifique fondée sur la certitude que le corps du nègre doit se soumettre à toutes les expériences concoctées par l’homme prétendument supérieur.
(8) C’est ce que soutient Jacob Emmanuel Mabe (cf. Wilhelm Anton Amo, interkulturell gelesen, Éditions Nordhausen, 2007 – cité en bibliographie par S. Mougnol) et nous le suivons volontiers sur ce point. Sachant du reste ce que vaut la philanthropie des puissants d’Europe et du monde occidental, on aurait bien tort de prendre ces vessies pour des lanternes.
(9) Amo a également évoqué la notion de «jugement synthétique a priori» avant Kant.
(10) Il y mourra aux alentours de 1756. Selon l’hypothèse la plus recevable, Amo était devenu bijoutier.

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