Un entretien avec Seth Bockley, metteur en scène de 2666 de Roberto Bolaño au théâtre Goodman de Chicago, par Gregory Mion (12/05/2016)

Crédits photographiques : Choose Chicago.
Rappel.
2794770286.jpg2666 de Roberto Bolaño au théâtre Goodman de Chicago, par Gregory Mion.



2490979286.JPG2666 dans la Zone.


Du 6 février 2016 au 20 mars 2016, le théâtre Goodman de Chicago a programmé une hallucinante adaptation scénique de 2666, le roman désormais légendaire de Roberto Bolaño tant il a suscité de critiques et de théories envoûtées de par le monde. La réalisation de cette pièce de théâtre a été conduite par Robert Falls, figure incontournable du Goodman Theatre depuis trois décennies, et par Seth Bockley, un jeune et talentueux metteur en scène trentenaire. J’ai eu la chance, avec une amie, d’assister à la représentation du 12 février. Nous avons ensuite échangé quelques impressions avec messieurs Falls et Bockley, mais nous sentions bien la nécessité de compléter notre discussion informelle par de plus amples considérations. C’est à présent chose faite puisque Seth Bockley a eu la gentillesse de répondre aux questions que je lui ai envoyées un peu après la dernière représentation de la pièce. Je le remercie vivement pour sa disponibilité et pour son sens du détail. Nos relations épistolaires n’ont fait que rendre compte de la folie partagée par les «enragés» de Bolaño – la passion de décortiquer un grand texte à l’infini.
Nota bene : les cinq parties de la pièce de théâtre telles qu’elles sont évoquées par Seth Bockley correspondent exactement aux cinq parties du roman.

Gregory Mion
Après quasiment deux mois passés à faire vivre Bolaño sur scène, quelle est votre évaluation du spectacle et comment le public a-t-il en général réagi à cette adaptation de 2666 ?

Seth Bockley
Si l’on s’en tient à la réaction du public, le spectacle a été une réussite extraordinaire. Je ne m’attendais pas du tout à ce que cette pièce touche autant de personnes. Pour le dire franchement, on ne savait pas vraiment qui serait intéressé par un projet théâtral aussi peu commun. Au bout du compte, nous nous sommes aperçus que la pièce avait plu à un large éventail de spectateurs parmi lesquels se trouvaient aussi bien des artistes que des gens qui n’ont rien à voir avec les milieux artistiques. Il y avait des habitués du théâtre et puis des personnes qui n’assistent que très rarement à un spectacle. Compte tenu en outre de la nature du propos, ceux qui sont venus voir la pièce ont sûrement fait preuve d’ouverture d’esprit et d’une attitude aventureuse, mais quoi qu’il en soit nous avons noté que cette mise en scène de 2666 avait fait son chemin dans l’intelligence et les cœurs de la plupart des spectateurs. Pratiquement tous les membres du public sont chaque fois restés jusqu’à la fin (sachant que la pièce se terminait presque toujours après minuit), et les applaudissements entendus une fois le rideau tombé ont été pour nous un joli témoignage. Nous étions alors convaincus que les gens avaient passé un bon moment.
Cela dit, ce que je trouve le plus admirable, c’est que la pièce a été autant prisée par le public fanatique de Bolaño que par ceux qui n’ont jamais parcouru la moindre page de ses romans. Tous les soirs, dans le public, il y avait des «hyper-fans», des gens qui scrutaient la représentation dans chacune de ses nuances et de ses allusions afin de les comparer au texte original du roman, mais bien souvent ces jusqu’au-boutistes de l’univers bolañesque étaient accompagnés par leur conjoint ou par des amis qui découvraient littéralement l’existence de 2666. J’ai bien aimé parler avec ces couples (une personne familière du livre, l’autre totalement novice) durant les différents entractes. J’avais ainsi l’occasion d’apprécier leur expérience sur le vif. En fait ils avaient hâte de partager entre eux leurs opinions respectives et de réfléchir à la façon dont l’intrigue originale était préservée ou modifiée. Quant à ceux qui entraient pour la première fois dans l’univers de Bolaño, ils racontaient volontiers ce que cela leur faisait.
D’un point de vue artistique, je me dis que le spectacle a été un succès parce qu’il a su faire une synthèse entre l’atmosphère du livre et les éléments propres à l’adaptation théâtrale. Je suis en ce sens très fier du travail que nous avons accompli pour faire tenir ce roman colossal en «seulement» cinq heures et demie de scène, tout comme je suis très fier du travail des décorateurs parce qu’ils ont réussi à nous donner le sentiment de vivre à l’intérieur du livre. C’est une méticuleuse combinaison de sons, de lumières, de costumes, de décors et de vidéos qui nous a permis de recréer le monde à la fois austère et impersonnel (mais également absurde et humoristique) des critiques universitaires dans la première partie. C’est avec le même souci technique que nous avons restitué l’univers mental et domestique d’Amalfitano dans la deuxième partie, un monde à la fois intimiste, chaleureux, complexe et mélancolique. Et pour toutes les autres parties, nous avons procédé avec les mêmes scrupules. De sorte que sans la contribution décisive des décorateurs, je ne crois pas que la pièce aurait bénéficié de ce poids émotionnel et qu’elle aurait montré autant d’efficacité auprès du public.
Les spectateurs ont par ailleurs souvent évoqué leur partie «préférée», ce qui me semble être un comportement classique au regard d’un tel spectacle. La majorité d’entre eux a reconnu sa préférence pour les parties 1, 3 ou 5. Il est tout à fait compréhensible que la partie 4 n’ait guère été désignée comme un passage «favori» du spectacle, et pourtant nombreuses ont été les personnes qui ont eu l’air de l’aimer malgré la répétition lancinante de situations et de paroles brutales. Beaucoup de spectateurs ont du reste manifesté une grande affection pour quelques-uns des personnages principaux ou secondaires de l’histoire. Cela concerne en particulier Lola dans la partie 2, Oscar Fate dans la partie 3, Lalo Cura dans la partie 4 et Hans Reiter dans la partie 5. Ces personnages, avec bien plus de force que tous les autres, ont paru pour ainsi dire «familiers» au public. Plusieurs personnes m’ont par exemple confié qu’elles espéraient qu’Oscar allait revenir dans la partie 4. Plusieurs autres m’ont rapporté qu’elles avaient trouvé que la mort de Lalo à la fin de la quatrième partie était un épisode très fort (c’est une liberté que nous avons prise avec le texte de Bolaño car Lalo ne meurt pas dans le roman).
Pour toutes ces raisons, je dirais que cette production a été un succès probant. Si je devais revenir en arrière et changer quelque chose, ce serait vraiment infime.

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Gregory Mion
Est-ce que vous prévoyez une autre adaptation de Bolaño après l’aventure de 2666 ? Existe-t-il en outre une possibilité de voir renaître ce 2666 sur scène ailleurs aux États-Unis ou dans le monde ?

Seth Bockley
Que ce soit Robert Falls ou moi-même, aucun d’entre nous n’envisage de travailler à une nouvelle adaptation de Bolaño dans un futur proche. On adorerait cependant que la pièce soit rejouée ailleurs, mais il n’y a pour l’instant aucun projet de cet ordre à l’horizon. Notre adaptation a suscité un intérêt certain et nous avons eu pas mal de discussions avec des producteurs et d’autres théâtres, cependant nous n’avons actuellement encore rien de concret à signaler.

Gregory Mion
Bien des critiques ont insisté sur la durée conséquente de la pièce, et pourtant il est certain qu’un roman tel que 2666 aurait mérité d’autres prolongements. Partant de là, quel aspect du livre auriez-vous aimé développer un peu plus ?

Seth Bockley
Personnellement j’aurais aimé explorer davantage la partie 5, en particulier l’histoire de Boris Ansky. C’est une longue digression du roman que nous avons éliminée dans notre production parce qu’elle ne cadrait pas très bien avec le mouvement dramatique (spécialement au cours de la cinquième heure de performance). Cette cinquième partie est un moment difficile à mettre en scène en raison de son caractère naturel TRÈS littéraire et philosophique. J’ajouterais du reste que nous aurions pu davantage mettre l’accent sur les derniers segments de la vie d’Hans Reiter et les liens qu’il entretient avec Mme Bubis, mais, derechef, nous avons pris la décision de réduire cet aspect au minimum à la faveur d’une action plus simple et plus engageante. J’aurais aussi aimé approfondir un peu mieux la psychologie d’Amalfitano dans la deuxième partie. J’apprécie la manière dont notre version raconte l’histoire d’une famille (Oscar, Rosa et Lola), mais j’ai l’impression que nous n’avons pas pris le risque d’insister sur les pénétrantes obsessions philosophiques d’Amalfitano. Nous n’avons pas non plus accentué sa folie insondable, pas plus que nous n’avons mis en évidence les questions qu’il se pose sur la sexualité et l’homosexualité, autant de choses qui jouent un rôle déterminant dans le roman. J’imagine que si nous avions voulu investir toutes ces thématiques, nous aurions proposé une version de six ou sept heures. En dépit de tout cela, j’ai la conviction que notre spectacle avait exactement la bonne durée.

Gregory Mion
Est-ce que vous avez fait quelque chose de spécial pendant ou après la toute dernière représentation ?

Seth Bockley
Nous avons fait une belle fête après la dernière représentation. Les acteurs étaient très émus, et nous aussi. Après tout, nous sommes des gens de théâtre !

Gregory Mion
Comment la mise en scène a-t-elle progressé entre début février et fin mars ? Quelles modifications ont été les plus significatives ?

Seth Bockley
Peu de choses ont changé. Lors des premiers jours de scène (la période d’essai (1)), nous avons effectué plusieurs ajustements au niveau de la mise en scène, du décor et du texte. Par exemple, dans la première partie, nous avons ajouté le discours d’Amalfitano sur la nécessité de se rapprocher d’une littérature ambitieuse et désordonnée («lorsque les grands écrivains se battent contre ce qui nous terrifie, lorsqu’ils se bastonnent contre ce qui nous pousse dans nos retranchements, lorsqu’il faut saigner, risquer une blessure mortelle et puer»). Tout ce discours n’était pas prévu à la base et il constitue l’un de nos changements les plus significatifs. Pour le reste, ce ne furent que de très infimes modifications textuelles ou scéniques.

Gregory Mion
Est-ce que des membres du public ont proféré des remarques désobligeantes ? Plus spécifiquement, quelles critiques ont été les plus constructives ?

Seth Bockley
Une fois que nous avons commencé à jouer pour de bon, nous n’avons pas eu l’opportunité de répondre comme il se devait à toutes les critiques précises du public. Nous avons seulement pris en considération les critiques qui traitaient de questions de clarté ou d’audibilité, ou bien celles qui visaient des moments spécifiques de la mise en scène. Ceci étant, durant les tout premiers jours de la période d’essai, nous avons eu l’occasion d’écouter le public qui était là et nous avons beaucoup appris. Nous avons pu voir quelles parties de l’histoire ou quelles répliques souffraient d’un manque de netteté ou d’une carence émotionnelle. Nous avons alors fait de nombreux petits changements durant ces journées liminaires, mais chacun d’entre eux était d’une importance extrême.
Et puis lorsque le spectacle est entré dans sa phase officielle, lorsqu’il a été bien rôdé, je dirais pour ma part que la majorité des réactions critiques ne furent essentiellement que des remarques subjectives qui exprimaient le goût de chacun – certaines parties de l’histoire «fonctionnaient» mieux pour certains membres du public, alors qu’elles laissaient d’autres personnes sur leur faim. On a cependant écouté de nombreux avis et d’une manière générale on a eu l’impression que notre spectacle était vraiment percutant pour l’ensemble du public. Et s’il y a eu des critiques sur l’œuvre en tant que telle, elles étaient souvent aussi bien en rapport avec notre adaptation qu’avec le roman de Roberto Bolaño. Par exemple, quelques spectateurs se plaignaient du «machisme» présent dans les trois premières parties – le fait que des personnages féminins tels que Liz Norton, Rosa Amalfitano et Rosita Méndez étaient d’abord perçus comme des objets sexuels et /ou des victimes par les principaux personnages masculins. Nous avons tenté de faire écho à ces préoccupations dans notre adaptation, mais sincèrement cette réaction du public est selon moi tout à fait valide, que ce soit pour la pièce ou pour le roman. J’ai aussi le sentiment que notre choix de faire réciter la litanie des meurtres par un chœur de femmes pendant la quatrième partie a été une façon d’anticiper la critique féministe, mais il s’agit là sûrement d’une question dont on pourrait encore débattre.

Gregory Mion
Nous avons appris que la famille de Roberto Bolaño était venue à Chicago pour assister à la pièce. Quelle a été leur impression générale ?

Seth Bockley
Carolina (la veuve de Roberto Bolaño) et Lautaro (leur fils) ont passé un superbe moment. Lautaro est même revenu une seconde fois. Les deux se sont largement montrés reconnaissants vis-à-vis de notre travail. Carolina m’a dit qu’elle avait ressenti un «amour» profond et manifeste dans notre adaptation. Pour elle et pour Lautaro, il n’était pas question d’une pièce de théâtre qui s’imposait ou qui se superposait au texte original, mais il était plutôt question d’une création profondément affective et véritablement «fidèle», un spectacle dans lequel ils ont pu voir surgir l’œuvre de leur bien-aimé sous les feux d’une nouvelle lumière.

Gregory Mion
Quelle partie de 2666 a-t-elle été la plus compliquée à mettre en scène ?

Seth Bockley
Sans doute que les parties 3 et 4 ont été les plus difficiles à traiter. La troisième partie est un défi parce que le texte original possède une énergie si puissante qu’on a l’impression de se trouver dans un film d’action – il y a plein de «coupes sèches» et d’apparitions subites de personnages louches et menaçants, un peu comme dans un film de Tarantino ou de Lynch. Dans la mesure où nous avons choisi de supprimer toute «allocution directe» (les personnages ne parlent jamais au public), on a dû adapter l’histoire d’Oscar Fate en utilisant une esthétique de film noir tout en étant limités par les techniques du théâtre naturaliste. On a résolu quelques-unes de ces difficultés en produisant une alternance de technologie vidéo et de séquences filmées. Ceci nous a permis de passer d’un lieu à un autre parfois de façon surprenante (en utilisant par exemple l’intérieur d’une voiture pour jouer une scène intimiste), tout comme ceci nous a permis de conserver la fragmentation déroutante de cette partie du roman. Quant à la quatrième partie, elle a été difficile à envisager pour des raisons similaires, mais aussi parce qu’il s’agit du moment le plus long dans le livre, avec de surcroît des dizaines et des dizaines de noms de personnages. Par conséquent nous avons dû soigneusement «réduire» la distribution des personnages (les policiers en particulier), ceci afin de ne préserver que ceux qui apportent une tension notoire à «l’action». Je mets des guillemets au terme action parce que l’un des défis inhérents à la quatrième partie consiste à représenter l’inaction, c’est-à-dire l’incapacité des enquêteurs à résoudre les crimes, la désespérante redondance de la futilité de leurs maigres efforts. Au final, je crois que la mise en scène de Walt Spangler, qui combine des bureaux de police avec des tas de sable et de terre, nous a bien aidés à unifier cette section éprouvante. Et n’oublions pas non plus la présence de l’actrice Nicole Wiesner qui durant toute cette partie incarne un cadavre nu non identifié. Cela complète un tableau terrifiant.

Gregory Mion
Est-ce que les acteurs ont eu des moments d’improvisation ou est-ce qu’ils ont toujours respecté le script à la lettre ?

Seth Bockley
Les acteurs ont scrupuleusement suivi le script. Lors des répétitions, il y a quelquefois eu de brefs passages improvisés, mais cela a été très vite encodé dans le script. Si bien qu’à la fin il n’y avait presque plus aucune différence entre le script et la façon dont les acteurs jouaient tous les soirs.

Gregory Mion
Quelle a été la difficulté principale à surmonter pour les acteurs ?

Seth Bockley
Il me semble que la plus grosse difficulté pour les acteurs a été de maintenir leur énergie et leur concentration tout au long du spectacle. Plusieurs des quinze acteurs devaient assurer des périodes d’activité intense et frénétique, avec des centaines de lignes de réplique associées à de très rapides changements de costume. Après quoi ils pouvaient avoir une période d’attente d’une heure, puis enchaîner de nouveau sur une séquence énorme, encore suivie par une période d’attente qui pouvait être plus longue que la précédente. Et à la fin, ils devaient revenir jouer un dernier acte épique doté d’une chorégraphie précise, avec des perruques, des combats, de la danse et des accents d’Europe de l’Est. Toute cette matière s’étendait sur cinq heures et demie et il était vraiment difficile de se mettre chaque fois au niveau des enjeux. Beaucoup d’acteurs ont fini par adopter des rituels (parfois par superstition), et cela pouvait avoir lieu pendant qu’ils mangeaient ou qu’ils se désaltéraient, voire durant le spectacle lui-même. Le but de ces rituels était clairement de pouvoir maintenir la concentration à un très haut niveau. Au bout du compte, quelques acteurs se sont retrouvés dans une telle tension nerveuse qu’ils nous ont dit qu’ils avaient du mal à s’endormir après la représentation, ceci malgré l’heure tardive où nous terminions chaque fois. C’est pourquoi la consommation judicieuse d’alcool, sous la forme d’un verre de vin, a pu éventuellement les aider à se tranquilliser et à se reposer (et à se tenir prêts à recommencer la performance dès le lendemain).

Note
(1) En version originale : the preview period. Dans le théâtre américain, la plupart des compagnies vendent des tickets à moindre coût pour que le public puisse assister à ces périodes d’essai. L’objectif est de faire voir le spectacle dans sa proto-version, sachant que plusieurs changements seront effectués au fur et à mesure de la progression de la période d’essai. Le public le plus passionné peut ainsi revenir lors d’une représentation officielle et constater les ajustements qui ont été réalisés. Durant ces représentations préliminaires, il s’agit également pour le public de se faire entendre, de suggérer telle ou telle modification aux metteurs en scène. En ce qui concerne l’adaptation de 2666, il y a eu sept représentations préparatoires, toutes ayant été l’occasion d’abattre un travail énorme.

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