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24/02/2016
2666 de Roberto Bolaño au théâtre Goodman de Chicago, par Gregory Mion
Photographie (détail) de Liz Lauren.

Les photographies illustrant le corps du texte de Gregory Mion sont dues à Dominique Thomas et, pour la production, à Liz Lauren [ndJA].
Des remerciements doivent être formulés à Juan Asensio, qui rend possible un tel travail, et à Dominique Thomas, qui m’a accompagné dans la folie de Bolaño et qui m’a donné envie d’approfondir ma lecture. Je voudrais aussi remercier Robert Falls et Seth Bockley, les metteurs en scène de cette fabuleuse pièce de théâtre, qui m’ont très gentiment fait parvenir leur script dès mon retour en France.
Le défi de mettre en scène un roman multiforme et intarissable

Le second moment est incarné par un coup de chance dont a bénéficié un certain Roy Cockrum. Vainqueur en 2014 de la célèbre loterie du Powerball, R. Cockrum, qui fut pendant vingt ans acteur et régisseur de théâtre, décide de contribuer massivement à l’expansion des arts, sachant ô combien nos sociétés contemporaines sont réticentes à financer des projets économiquement improductifs. Dans la foulée de son gain, ce natif de Knoxville, Tennessee, inaugure The Roy Cockrum Foundation, et il devient alors un généreux donateur du théâtre Goodman, ce qui permet de bâtir une équipe sur le long terme et de concrétiser l’adaptation tant fantasmée de 2666. De plus, en choisissant le théâtre Goodman, R. Cockrum apporte son aide précieuse à un établissement qui défend la démocratisation de l’art. Situé en plein cœur du très renommé quartier du Loop au centre-ville de Chicago, le théâtre Goodman applique en effet une politique tarifaire admirable, tordant le cou à ce cliché qui voudrait que l’art soit réservé à ceux qui jouissent de nombreux privilèges sociaux. Si Max Horkheimer et Theodor Adorno ont soutenu la thèse des privilégiés dans leur Dialectique de la raison (2), prenant l’exemple d’Ulysse qui se paie le luxe d’écouter le chant enivrant des sirènes pendant que ses camarades moins prestigieux rament avec les oreilles bouchées par de la cire (tel un seigneur moderne qui se rendrait à un concert divin en ayant rusé les plus faibles afin qu’ils lui financent la meilleure place), on pourrait dire en contrepartie que le théâtre Goodman est un endroit où même les compagnons d’Ulysse sont cordialement invités à venir profiter de ce qui ne paraît d’abord convenir qu’aux maîtres ou aux héros. Il eût été dommage, en outre, de faire de 2666 un espace restreint à quelques bourses fortunées dans la mesure déjà où Bolaño lui-même n’était pas un bourgeois, et dans la mesure encore où le roman est traversé d’un souffle universel eu égard au problème qu’il pose : d’où vient le Mal et peut-on envisager de le questionner artistiquement ?
Hans Jonas, dans Le concept de Dieu après Auschwitz (4), propose un écart décisif entre la bonté permanente et nécessaire de Dieu et la nature foncièrement hasardeuse de ses créatures. En prenant le risque de la Création, Dieu a laissé aux hommes des libertés qu’ils ne méritaient peut-être pas. Dans la lignée de cette éventuelle audace du Très-Haut, Bolaño réfléchit aux façons d’être des hommes auxquels Dieu a permis la liberté, à commencer par la liberté d’être méchant et inconséquent. C’est pourquoi il est intéressant de faire de 2666 non pas une métaphore unique d’Auschwitz avec son diagnostic circonstancié et ses quelques citations mémorielles, mais la continuation de la Shoah par d’autres moyens et en d’autres lieux, la relocalisation du trou noir que fut le IIIe Reich dans la circonscription de la violence faite aux femmes mexicaines de Santa Teresa, double urbain et littéraire de Ciudad Juárez, la ville réelle où presque un millier de femmes ont été assassinées depuis le début des années 1990 (5). En superposant une Santa Teresa fictionnelle sur les ruines mentales de Juárez, Bolaño établit une métaphore initiale, un déplacement d’ordre spatial et sémantique (Juárez se dit désormais dans le langage littéraire de Santa Teresa et en fonction de la géographie inhérente à l’œuvre de fiction). Ce mouvement de départ se complète d’une métaphore historique (Santa Teresa divulgue quelque chose de la folie génocidaire nazie en même temps qu’elle suggère un lien plus ou moins évident entre l’Europe de la Seconde Guerre mondiale et l’Amérique d’aujourd’hui), et les raccords effectués par ces différents jeux métaphoriques produisent un troublant foyer de sens où le Mal du fascisme allemand se redistribue catégoriquement ou symboliquement dans des attitudes, des paroles, des actes de violence, etc.
Prenant conscience de la richesse et des multiples enjeux disséminés dans l’œuvre de Bolaño, R. Falls fait part de ses idées et de ses propres limites à Seth Bockley, un jeune auteur et dramaturge depuis lors nommé en résidence au théâtre Goodman. Les deux hommes vouent une passion égale aux travaux de Bolaño, et tout particulièrement à 2666, chapelle ardente des femmes tuées de Juárez et labyrinthe littéraire au cœur duquel habite le «monstre» du roman, le Minotaure qui attire et qui dévore les personnages et les lecteurs. Convaincu par l’énergie et l’imagination de S. Bockley, R. Falls prend la décision de collaborer avec lui, d’autant plus que S. Bockley maîtrise l’espagnol et possède par conséquent la capacité d’apporter une expertise de qualité sur le texte original de l’écrivain chilien. C’est à eux que l’on doit les cinq heures de représentation du 2666 aujourd’hui joué sur la scène anglophone, sans oublier bien sûr les acteurs ainsi que toutes les fonctions qui président à la bonne marche d’une pièce de théâtre (6).

Ceci étant, toute inclination personnelle mise à part, il est indispensable de redire distinctement ô combien cette adaptation de 2666 au théâtre Goodman est une réussite, un tour de force narratif, l’aboutissement majuscule d’un projet qui paraissait infaisable compte tenu de la générosité et du caractère inépuisable de l’œuvre de Bolaño. L’énormité des cinq heures de représentation ne fait que traduire l’énormité du livre, son côté envahissant, excessif, véhément, et les cinq parties du livres correspondent tout à fait à la configuration de cinq actes théâtraux, à ceci près que la mise en scène du Goodman s’organise comme suit, reprenant chaque fois les intitulés des différentes sections du roman en les projetant quelques secondes sur un segment du décor : 1/ «La partie des critiques», puis entracte; 2/ «La partie d’Amalfitano» et «La partie de Fate», puis entracte; 3/ «La partie des crimes», puis entracte; 4/ «La partie d’Archimboldi». L’absence de pause entre les parties consacrées à Amalfitano et à Fate s’explique d’une part en raison de la brièveté du chapitre traitant d’Amalfitano dans le texte de 2666 (une centaine de pages), et d’autre part ces deux parties agissent chacune comme des points de basculement puisqu’elles transfèrent définitivement l’histoire à Santa Teresa, se rapprochant de plus en plus du sujet fondamental (les meurtres inexpliqués des femmes), après les amorces de la première partie qui fait une incursion également déterminante dans la ville maudite.
Par ailleurs, les cinq parties du livre délimitent cinq registres littéraires, et donc cinq physionomies discursives impliquant des climats distincts, toutes restituées par le jeu théâtral sur lequel nous reviendrons et toutes solidaires de la question du Mal. On pourrait les synthétiser de la sorte : 1/ «La partie des critiques» expose la fascination de quatre universitaires pour les travaux d’un écrivain invisible, Benno von Archimboldi, pressenti pour recevoir le prix Nobel de littérature. Outre les comportements absurdes de ces universitaires impuissants à se mesurer à une œuvre qui les dépasse en genre et en nombre, il est surtout intéressant de mettre l’accent sur la moquerie des langages académiques, en contradiction totale avec la langue de la création littéraire. Le Mal est par conséquent d’ordre linguistique dans cette partie, le mal-dire étant synonyme de mal-écrire, et par extension de mal-existence de la part de ce quatuor de savants narcissiques et incompétents, ce qui met en lambeaux toute espèce d’analyse littéraire concernant les livres d’Archimboldi. L’autre manifestation du Mal dans cette partie est plus anecdotique en comparaison étant donné qu’elle repose sur l’éventualité qu’Archimboldi soit de passage à Santa Teresa, fosse commune du roman, polarité urbaine qui sera ultérieurement investie par des tempéraments autrement plus courageux que ceux de nos universitaires pusillanimes. 2/ «La partie d’Amalfitano» reproduit les errances psychiques d’un professeur de philosophie chilien, Oscar Amalfitano, qui enseigne à l’Université de Santa Teresa. En proie au contexte délétère de la ville, il compense le processus de déshumanisation ambiant par un surcroît d’activité mentale, faisant de lui un genre d’illuminé génial proche de Swedenborg. En sus de ses errements, Amalfinato doit affronter la peur qu’il n’arrive malheur à sa fille Rosa, de même qu’il fait face au souvenir de sa femme Lola, décédée du sida et jadis possédée par une impétuosité poétique qui lui fit battre la campagne espagnole à la recherche d’un rhapsode interné dans un asile. Encore une fois, Santa Teresa ne saurait être négligée dans la mesure où cette partie fait la jonction entre la réminiscence de la vie européenne des Amalfitano et la vie présente au Mexique, mais ce qui prédomine touche essentiellement au Mal psychologique. 3/ «La partie de Fate» décrit la destinée d’un journaliste spécialisé dans les questions politico-sociales et subitement envoyé à Santa Teresa pour couvrir un match de boxe.
La mise en scène proprement dite

De là provient selon toute vraisemblance l’idée que les personnages vus sur la scène du théâtre Goodman ont eu l’air d’être exactement ce qu’ils devaient être vis-à-vis du roman. À vrai dire, ils auraient pu être différents qu’ils nous auraient quand même paru être ce qu’ils avaient à être tant leur matérialisation, leur concrétisation, leur extraction de la page écrite leur prodigue une ossature qui ne peut que nous émouvoir. Non seulement nous les connaissons mieux sur scène, mais nous les reconnaissons littéralement, nous en obtenons un savoir plus achevé parce qu’ils n’étaient jusqu’alors que des présences fantomatiques dans notre esprit, des frusques imaginaires, et les voilà surgis tout à coup dans le réel, physiques, palpables, concupiscents pour certains d’entre eux, aussi gaillards que Bolaño nous les avait portraiturés, donquichottesques aussi pour la plupart car tous, à peu près, poursuivent une quête insoutenable qui consiste à faire de la vie un sursaut d’extravagance, un vol plané orgueilleux qui finira néanmoins par buter contre le principe de réalité. Les universitaires échoueront à mettre la main sur Archimboldi, Amalfitano se noiera dans ses divagations, Fate sera étouffé par la nature exorbitante des crimes de Santa Teresa, les flics du Mexique se prendront pour des Sherlock Holmes tout en se vautrant dans leur amateurisme pornographe et cynique, et Benno von Archimboldi, enfin, n’atteindra pas les tréfonds de ce Mal immense que toute sa vie il aura pourchassé dans sa littérature. Il était donc primordial d’accoucher de personnages aux allures de vaincus sublimes, divisés entre un pôle de véhémence et un pôle de silence, tantôt exaltés, éloquents et presque logorrhéiques, tantôt voûtés, retranchés, méditatifs devant la catastrophe de Santa Teresa et celle, plus grande encore, de la Shoah paraboliquement ressuscitée. C’est d’ailleurs l’une des réussites probantes de cette pièce de théâtre, à savoir la faculté d’avoir respecté les caractères pluridimensionnels des personnages, le soin de ne pas les avoir caricaturés malgré les nombreuses occasions qui auraient pu le justifier. La lumière a pu les irradier davantage sur la scène, elle a pu les encourager à un surplus de puissance, mais l’extinction progressive des feux, le fondu parfois utilisé, ce procédé les aura quelquefois fait taire et cogiter à bon escient. Même la police de Santa Teresa, lorsqu’elle est rejetée dans l’ombre, nous semble réfléchir à sa bêtise et à sa malpropreté morale. C’est d’autant plus le cas que ces moments de semi-obscurité sont accentués par la lumière éclatante que l’on projette sur les femmes, antithèses des hommes creux et mauvais, symboles d’innocence et de fierté.
Car la scène, insistons là-dessus, n’est pas du tout démesurée. C’est une petite scène, encastrée dans une salle confidentielle (la salle Owen (10)), avec une jolie capacité de profondeur qui sera peu à peu exploitée tout au long de la pièce. En tant que les universitaires sont en général des paradigmes de la fermeture d’esprit et des mondes clos, ils évoluent sur une scène abrégée, miroir de l’obstruction ontologique dont ils sont les dépositaires. Ce sont des êtres limités, repliés sur eux-mêmes, qui nagent pudibonds dans des textes explosifs et dont ils ne savent pas faire des interprétations adéquates. Par contraste, Archimboldi aura les faveurs d’une scène agrandie, à la hauteur de son être. La partie qui lui est relative est la plus cinématique, la plus cinétique même. Les sons et les images agrémentent sans relâche le mouvement des acteurs qui tournent autour d’Archimboldi, comme on tournerait autour d’une idole, frénétique et circonspect tout à la fois, mais d’une circonspection qui s’appuie sur des virulences intérieures tout à fait remarquables. Archimboldi dilate la scène, il revigore l’univers diégétique, tandis que les universitaires s’ébrouent tels des poissons dans un bocal, allant et revenant toujours à l’identique, meilleurs en bruits de couloir qu’en filature conceptuelle et empirique d’Archimboldi. C’est que le commérage, fût-il plaisant, ne nécessite aucune sorte de profondeur de champ. À l’inverse, la littérature et Archimboldi ont besoin d’espace, ne serait-ce déjà que parce qu’ils sont en eux-mêmes des coefficients de majoration, des extenseurs naturels.

Pour le professeur Oscar Amalfitano, le décor est celui d’une petite maison vétuste qui se hisse dans la poussière mexicaine. On devine à l’arrière-plan une continuité de ce paysage aride, un boyau sans fin qui nous conduirait jusqu’à l’estomac de la ville, mais cela subsiste dans une obscurité caractéristique. Les vêtements d’Amalfitano sont en outre assortis à cet entourage sec et désertique, l’homme étant représentatif d’une Amérique du Sud rude, résistante, beaucoup plus téméraire que l’Europe et ses théoriciens timides qui n’ont su se mettre au niveau d’Archimboldi. En parallèle de cette existence dévouée à la pensée, Amalfitano a tout de même une vie de famille. Il se fait du souci pour sa fille Rosa, une virevoltante jeune fille que l’on sent menacée à juste titre par Santa Teresa. Le sentiment d’une menace est d’autant plus vif que la mise en scène nous a introduit plus tôt au panorama de la ville, lorsque les universitaires (excepté Morini) sont venus y poser un pied inhibé. Nous avons alors vu le délabrement, la misère et la mort partout en maraude. Quelqu’un comme Rosa n’a pas sa place dans cet ignoble précipice et son père n’est en que trop lucide. Il n’a pas envie de perdre sa fille comme il a perdu autrefois sa femme, Lola, qui se retira du cercle familial pour suivre la trace d’un poète mentalement déséquilibré. C’était du temps où les Amalfitano vivaient en Espagne, et un simple changement de lumière, sur scène, procède à ce retour en arrière, à la résurgence de Lola expliquant sa fuite et sa démangeaison poétiques, Lola monologuant sur son épopée avec le poète, son amour pour cet homme un peu androgyne qu’elle vit un jour se passionner pour la technique masturbatoire d’un dément onaniste. D’une certaine manière, Lola était à la recherche d’une vie de sensualité, d’un quotidien organique, tout ce que ne pouvait pas lui offrir Amalfitano avec son caprice des abstractions. Morte du sida, Lola s’est conformée à sa nature, à son entrain corporel, et le spectre qui revient sur scène ne manque pas de consistance, pas plus qu’il ne manque de nous attendrir lorsqu’il repasse à l’horizon, dans le lointain du décor, avançant au ralenti, embrasé d’une lumière zénithale, adressant à son mari un ultime adieu, sincère et pur, un au revoir de femme qui n’a jamais cessé de l’aimer, ce qu’elle eût fait cependant si elle était restée à ses côtés au lieu de répondre aux injonctions de sa personnalité.
L’histoire d’Amalfitano n’est pas longue, certes, mais elle est fondamentale dans le canevas narratif parce qu’elle acclimate le spectateur aux tourments psychologiques suscités par Santa Teresa. C’est la voix intérieure d’Amalfitano qui clôture cette partie, simultanément à l’évanouissement du spectre de Lola. Cette voix est celle de l’avertissement puisqu’elle prévient Oscar que la folie est contagieuse, que les choses sont en train de mal tourner par ici. Nous sommes ainsi avisés que la suite va s’aggraver, que notre progression dans l’état du Sonora ne laissera de se rapprocher du trou noir, de ce centre annihilateur qui aspire la ville de Santa Teresa, ses hommes comme ses femmes, et qui dévore aussi peut-être le monde entier, comme le creux d’un tourbillon cyclopéen qui serait né au Mexique et qui s’apprêterait à tout engloutir, dans une intensité encore plus vénéneuse que celle d’Auschwitz.
On peut même envisager que Fate, en tant qu’afro-américain, perçoit chez les femmes mexicaines un degré de marginalisation semblable à celui qui touche les Noirs aux États-Unis. Il voudrait probablement écrire un article dans lequel il puisse discuter avec toute l’humanité, un papier dans lequel il pourrait avoir avec la totalité du monde ce que les Américains noirs appellent «the Talk» (11), c’est-à-dire la Conversation, celle que les parents finissent par avoir avec leurs enfants, pour leur expliquer de quoi il retourne lorsqu’on est un jeune noir aux États-Unis et qu’on s’apprête à entrer dans la carrière de la vie. Dans cet article conditionnel, Fate exprimerait sa honte d’être un homme, il ferait le lien entre le cas des Noirs et celui des femmes de Santa Teresa, il réveillerait la planète de son sommeil dogmatique et il livrerait en pâture le nom des responsables des crimes perpétrés dans cette cité abominable. Sauf que l’environnent est pesant et que les embûches sont innombrables, le ou les meurtriers de Santa Teresa courant toujours, un seul individu, qui plus est étranger, ne pouvant les entraver dans leur massacre systématique. Il se peut aussi que se demander qui sont les assassins de Santa Teresa ne soit pas la bonne question à poser. C’est ce que suggère Klaus Haas à Fate à la fin de ce troisième acte. Haas est un prisonnier de Santa Teresa, un bouc-émissaire de la police qui sert d’alibi aux diverses paralysies de l’enquête. Dans sa cellule dont les barreaux sont figurés par des zébrures de lumière (mais qui englobent toute la scène comme pour signifier que Santa Teresa est entièrement un cachot), Haas ressemble à un oracle, à une pythie anachronique de la bouche de laquelle sortirait toute la vérité. Ce qu’il dit à Fate, dans un air de confidence qui saisit le public, c’est que personne ne se préoccupe du meurtre de ces femmes et qu’il ne sert peut-être à rien de vouloir connaître l’identité de ces bourreaux. Toutefois, si Fate y regardait de plus près, s’il jetait un œil plus prospecteur dans cette série de crimes, il y verrait sûrement «le secret du monde», la palpitation du Mal, la composition de son organe.

La redondance des nuisances policières n’est toutefois pas ce qu’il y a de plus astucieux dans cette quatrième partie, même si l’ensemble est superbement rendu par les rafales verbales et quelques intrigues de périphérie (notamment à propos de la romance qui unit Elvira Campos, directrice d’asile, à Juan de Dios Martinez, un policier plus consciencieux que ses camarades). Il y a en effet une redondance bien plus essentielle, une tautologie terrifiante, et celle-ci implique les crimes. Régulièrement mais sans jamais saturer l’espace de la scène, trois femmes interviennent, interrompant le manège de la police, et elles récitent la nature et les conséquences des crimes d’une voix ferme, comme on lirait un rapport de médecine légale après une autopsie. Ceci correspond à l’architecture mise en place par Bolaño dans la quatrième partie du roman : un va-et-vient perpétuel entre des monolithes descriptifs qui radiographient les dépouilles féminines et des séquences narratives qui relatent les incohérences de la police. Si quelques-uns des lecteurs ont été révulsés par cette froide concaténation des mortes imbriquée dans les agissements suspects de la maréchaussée (et même du gouvernement devrait-on dire), il n’y a pas meilleur procédé pour marteler au spectateur et au lecteur la réalité de ce contexte délétère. En reproduisant le modèle répétitif de « La partie des crimes » tel qu’il est aménagé dans le roman, les metteurs en scène ne s’y sont pas trompés – ils n’ont pas eu le désir de falsifier l’œuvre en vue de plaire, ils ont préféré prendre le risque d’ennuyer, à tout le moins d’ennuyer ceux qui ont lu 2666 en diagonale. On ne peut pas négocier avec l’horreur, il faut la montrer dès qu’on a l’occasion de le faire, et surtout ne pas trahir le mécanisme installé par Bolaño. C’est précisément à ce moment du livre que nous entrons dans le «monstre» du romanesque, que nous effleurons la bête littéraire, la créature que Bolaño a dû affronter et face à laquelle il a dû perdre quelques litres de sang. L’horreur doit être criée, hurlée, vociférée, quitte à déborder, à rendre le roman obèse, illisible, quitte à faire monter une actrice sur le bureau d’un flic pour qu’elle prenne le spectateur à partie, qu’elle se saisisse d’un mégaphone et qu’elle débite un énième rapport d’autopsie. C’était là l’un des beaux épisodes de ce quatrième acte.
Quant au grand terminus, on a dit qu’il était rupture et qu’il ne l’était pas, puisque ce cinquième acte, tout en détaillant les étapes de la vie de Hans Reiter (alias Archimboldi), ne fait que renvoyer à l’œil du cyclone, à cette Santa Teresa par laquelle tout transite et parfois ne ressort nullement (et bien sûr cela nous renvoie à Auschwitz, double fond du livre). C’est la partie la plus profuse en effets de scène, en métamorphoses des acteurs, une polychromie solidaire d’une polyphonie, un assemblage de textuel et de visuel, une fusion de l’écriture romanesque et de l’écriture théâtrale. On aurait tendance à vouloir arguer d’une «cinécriture» pour reprendre la terminologie de la cinéaste Agnès Varda (une écriture mouvementée en quelque sorte), c’est-à-dire une mise en scène au cours de laquelle on observe l’activité hypertrophiée des personnages, comme si chacun d’eux devenait son propre créateur, atteignant de ce fait une autonomie qui nous ferait presque oublier toute intention de l’auteur. On oublie ainsi Bolaño, et même R. Falls et S. Bockley, parce que les personnages nous embarquent ici dans leur giron au fur et à mesure qu’ils prennent de l’épaisseur, au fur et à mesure qu’ils s’enroulent autour de la colonne vertébrale de Reiter, elle-même dépendante de l’orbite de Santa Teresa. Les quinze acteurs de ce cinquième acte sont certes les mêmes que ceux que nous avons croisés auparavant, mais nous avons l’impression qu’ils sont autres, que les visages se sont durcis ou radoucis, que tous ces gens ont dorénavant atteint une plénitude et que ce sont les meilleurs profils pour combattre le Mal qui n’a jamais été en sous-régime. Parmi ce groupe de fortes personnalités, ceux qui n’ont pas suffisamment de force pour se rallier au Bien doivent être ensevelis, tel ce Leo Sammer, cet avatar calamiteux des rouages nazis qui sera étranglé par Hans Reiter après s’être confié à ce dernier, en essayant de se dédouaner de ses fautes minables. L’idée possiblement dominante de cette partie terminale, c’est que deux intensités concurrentes se jaugent : d’un côté Reiter et tous ceux qu’il influence positivement, de l’autre Santa Teresa et tout ce qu’elle draine de maladif ; d’un côté les sujets qui reprennent possession d’eux-mêmes et qui s’inscrivent intensément dans l’existence, de l’autre les sujets vidés de leur substance, vampirisés, sucés jusqu’à la moelle par un Mal qu’ils ont quelquefois accueilli avec volupté.

Notes
(1) Les dates initialement prévues s’étendaient du 6 février au 13 mars. Cependant, à la demande générale et compte tenu du succès rencontré lors des premières représentations, le théâtre a décidé de se mettre au diapason de l’enthousiasme général et de prolonger les festivités jusqu’au 20 mars, en programmant quatre représentations supplémentaires.
(2) Adorno / Horkheimer, La dialectique de la raison (Éditions Gallimard, coll. Tel, 1983).
(3) Didier Durmarque, Philosophie de la Shoah (Éditions L’Âge d’Homme, 2014).
(4) Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz (Éditions Rivages, 1994).
(5) Cette statistique est fournie par Amnesty International.
(6) Voici les noms de toute l’équipe qui donne vie au 2666 de Roberto Bolaño (à partir de la traduction américaine de Natasha Wimmer). Réalisateur : Robert Falls. Co-réalisateur : Seth Bockley. Les acteurs : Charin Alvarez, Janet Ulrich Brooks, Yadira Correa, Sandra Delgado, Alejandra Escalante, Sean Fortunato, Henry Godinez, Lawrence Grimm, Eric Lynch, Mark L. Montgomery, Adam Poss, Demetrios Troy, Juan Francisco Villa, Jonathan Weir, Nicole Wiesner, ainsi que LaFredta Lusk, Cynthia Cornelius, Velma Gladney, Beatrice Hall et Mary Moran. Assistante des réalisateurs : Samantha Mueller. Chorégraphe pour les scènes de bagarre : Chuck Coyl. Professeur de prononciation : Eva Breneman. Décorateur : Walt Spangler. Costumes : Ana Kuzmanic. Éclairage : Aaron Spivey. Ingénieurs du son et compositeurs : Richard Woodbury et Mikhail Fiksel. Concepteur des projections : Shawn Sagady. Dramaturgie : Tanya Palmer. Régisseurs : Joseph Drummond et Alden Vasquez. Directeur général du théâtre Goodman : Roche Edward Schulfer.
(7) Il est d’ores et déjà prévu deux représentations de huit heures (a priori douze heures avec les entractes) les 18 et 19 juin prochains au grand théâtre Phénix de Valenciennes.
(8) Dans la prononciation anglaise, il est tentant d’entendre «writer» (écrivain) à la place de Reiter.
(9) Jean-Paul Sartre, L’imaginaire (Éditions Gallimard, 1940).
(10) Le théâtre Goodman possède deux salles, la salle Owen, intimiste, et la salle Albert, plus vaste, plus spectaculaire, où se joue du reste en ce moment une production excellente à laquelle nous avons également eu la chance d’assister : Another word for beauty (réalisation de José Rivera).
(11) À ce sujet, nous encourageons le lecteur à consulter la toute récente parution du livre Une colère noire : Lettre à mon fils, de Ta-Nehisi Coates (Éditions Autrement, 2016).