Montaigne de Stefan Zweig : histoire d’une lointaine fraternité, par Gregory Mion (18/11/2016)
Crédits photographiques : John Tlumacki (Boston Globe).
«Chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition.»
Montaigne.
«La véritable opposition à laquelle se heurtent les Jésuites dans leur vaste plan de colonisation ne vient pas, comme on aurait pu d’abord s’y attendre, des indigènes, des sauvages, des cannibales; elle vient des Européens, des Chrétiens, des colons.»
Stefan Zweig, Le Brésil, terre d’avenir.
Montaigne et Zweig : parallèles et contrastes
La première fois que Stefan Zweig a lu Montaigne, il n’était qu’un jeune européen d’une vingtaine d’années, citoyen d’une Europe qui entrait dans le XXe siècle en position de force. Ce contexte très favorable a largement contribué à édulcorer la lecture initiale de Zweig, lequel a d’abord eu le sentiment que Montaigne n’avait pas grand-chose à nous apprendre et qu’il ne faisait que ressasser des idées conquises depuis longtemps. En d’autres termes, l’Europe de la Belle Époque, confortablement installée sur l’échiquier politique, ne pouvait pas embrasser dans le détail l’enjeu des discussions orchestrées par Montaigne dans les Essais. Qui pouvait en effet se soucier de la libre conquête de soi à un moment aussi propice de l’Histoire ? L’Europe du jeune Zweig était pour ainsi dire le phare spirituel du monde et nul ne semblait avoir besoin d’un manuel de résistance, fût-il profond et avisé, pour combattre des idéologies menaçantes que l’on avait probablement ensevelies pour toujours. Mais après les bains de sang de la Première Guerre mondiale et l’inexorable montée des fascismes qui s’ensuivit, la tragédie de Montaigne, qui vivait alors la liquidation de l’humanisme et la fin des gloires antiques, se redistribuait avec une meilleure netteté dans l’esprit de Zweig. Celui qui était apparu jadis comme un auteur ordinaire, précepteur de tautologies et compilateur de citations millénaires, se présentait désormais sous les atours d’un héros de la libre pensée, voire comme un lointain frère d’armes qui n’eût pas hésité non plus, contre les récentes dictatures et les foules endoctrinées, à faire valoir les fortifications et le caractère inviolable du Moi, car tout homme est d’abord sa propre maison et doit rechigner à ouvrir ses portes à ce qui voudrait l’empêcher de rester lui-même. Tout le mérite de Montaigne fut ainsi de continuer à creuser les sillons de la Renaissance pour affirmer la grandeur de l’humanité malgré l’inhumanité flagrante qui sévissait, et toute la sagesse de Zweig fut de reconsidérer l’écrivain des Essais parce que ses textes pouvaient nous aider à remédier aux pires maladies mentales, en somme à faire barrage à la «servilité universelle» qui grossit «devant les idéologies et les partis» (p. 24) (1).
La souffrance de Montaigne fut de percevoir le rapide effondrement de la vague humaniste en une espèce de marécage infâme. L’invention de l’imprimerie, qui servit entre autres choses gratifiantes à diffuser de nombreux traités de pédagogie, avait tourné en diffusion malsaine d’un «Furor Theologicus» (p. 19) dont se nourrissaient les guerres de religion au détriment de toute culture délicatement réfléchie. Le temps de la Réforme avait péri avec autant de soudaineté que celle qui anima Luther lorsqu’il placarda ses thèses novatrices à la porte de l’église de Wittenberg en octobre 1517. D’une volonté salutaire d’interroger les connaissances établies et de faire évoluer le dogme aussi bien que les pratiques de la foi, nous étions retombés dans une position rétrograde et conservatrice, synonyme de conflits barbares entre plusieurs chapelles, conflits qui devaient piteusement aboutir à des horreurs comparables au massacre de la Saint-Barthélemy lors de l’été 1572. Alors que la bonne intelligence suggère que l’esprit n’est correctement formé qu’en ayant l’intention de se réformer constamment, autrement dit en acceptant de reconnaître que n’importe quelle vérité est provisoire et qu’avancer en savoir revient au fond à rectifier sans arrêt nos acquis (2), force est de constater que les années que traverse Montaigne vont à l’encontre de ce principe, puisque les opinions les plus farouchement gangrenées dominent de la tête et des épaules les méditations des philosophes prudents. En outre, la catastrophe intellectuelle et pratique à laquelle assiste Montaigne lorsqu’il est adulte prend sa source dans un douloureux souvenir d’adolescence. Montaigne se rappelle vivement des répressions terribles qui ensanglantèrent les émeutes provoquées par la gabelle dans la ville de Bordeaux (cf. p. 20). Il découvre deux aspects de la cruauté : d’une part celui des assemblées populaires révoltées qui deviennent meurtrières et insensées, d’autre part celui du pouvoir qui est prêt à user d’une puissance létale pour désintégrer les peuples contestataires. Ces facettes de la brutalité humaine mettront implicitement un terme à son espoir de voir un monde humainement soudé, et ce n’est que plus tard, lorsque les événements prendront une tournure définitivement féroce, que Montaigne se résoudra à l’impossibilité d’une concorde internationale tout en poursuivant cependant une critique implacable de la cruauté.
Partant de là, puisque le monde extérieur ne cessait de se faire la guerre et de s’appesantir en bêtise, il restait donc la solution de l’exil, et Montaigne choisira le voyage le plus long qui soit, non pas celui des îles à peine cartographiées ou des montagnes aux sommets inscrutables, mais plutôt celui de l’introspection, en l’occurrence le périple du dedans, une «excursion dans la zone intérieure» dirait Paul Auster (3), faisant des Essais une sorte d’énorme et incessant «report from the interior» qui ne sera interrompu que par la mort de son auteur en 1592. D’une certaine manière, Montaigne abandonne le monde pour mieux le ressaisir en lui-même et par lui-même, dans sa double tendance naturelle à se perdre en méchanceté et à faire preuve simultanément de compassion, anticipant à peu de choses près le paradoxe de «l’insociable sociabilité» de Kant. La tranquillité de son ermitage consenti, dans une tour de sa demeure aménagée en bibliothèque, lui permet de prendre de la hauteur de vue et de ne pas se laisser aller à des indignations émotives qui ne conduisent qu’à des pensées irritées. Au reste, ce mouvement de retraite spirituelle doit être interprété comme une tentative de libération intérieure et non à l’instar d’une marque définitive de mépris pour la vie de ses contemporains. Il s’agit de susciter une mise à distance de soi-même avec le remue-ménage narcotique du quotidien, d’où le fait que les Essais constituent en première instance une intention de s’essayer avant d’être objectivé par quoi que ce soit, de s’embarquer dans les profonds abîmes d’une subjectivité qui ne désire pas s’exposer à tous les vents pour en tirer des conclusions hâtives, mais qui, au lieu de cela, souhaite s’orienter à sa guise au milieu d’un maximum de courants fondateurs ou inédits, qu’elle questionnera au fur et à mesure de son odyssée mentale, un voyage intérieur qui s’étale sur une décennie (1570-1580) et qui sera ensuite enjolivé par de significatives relations avec le monde extérieur, fût-il belliqueux et instable. Par conséquent Montaigne ne se pose pas en juge péremptoire ou en savant arrogant, il est d’abord juge de lui-même et explorateur émérite de son intériorité considérablement affectée par ses multiples trouvailles et ses promenades livresques, enclin à douter de ses mérites dans un monde où nous ne faisons que passer, où la mort est notre unique carrière (4), et où nous sommes de surcroît ballottés d’un côté et de l’autre, bousculés par cette «branloire pérenne» (5). Le dessein de cette réflexion d’une vie serait simple si les hommes n’étaient eux-mêmes prétentieux et trop disposés à prendre leur mesure pour celle de tout ce qui existe : reconquérir l’humilité de ceux qui savent qu’ils vont mourir bientôt et organiser l’espace public de sorte à ce que nos préceptes légitiment des motifs d’entente qui dépassent les seuls intérêts de la loi.
Admiratif des efforts de Montaigne pour s’affranchir des mauvaises tutelles, émerveillé par la «citadelle» psychique exposée dans les Essais, Zweig, en éprouvant les dérives nazies, s’identifie volontiers aux combats intimes de celui qui vécut autrefois le désespoir de l’humanisme croulant. L’exil de Zweig au Brésil, à Petrópolis, incarne une idée de la retraite que se prescrivit Montaigne, à ceci près que l’écrivain autrichien ne trouvera pas les ressources nécessaires pour surmonter les terreurs du nazisme. Son suicide, en 1942, souligne ô combien Montaigne pouvait être un colosse psychologique, ô combien cet homme de constitution fragile savait se tenir sur des pieds d’airain malgré l’adversité ! En définitive, Zweig échoue à l’endroit où Montaigne a réussi, prouvant pour une fois que l’élève ne sera pas parvenu à faire mieux que le maître. Avec la mort volontaire de Zweig, l’Europe subit un revers culturel d’envergure étant donné les nombreux amis du romancier et de l’essayiste, des amitiés entretenues et dispersées sur toute la surface du globe. À cet égard, c’est une allégorie de l’homme cosmopolite qui disparaît même si Zweig, au Brésil, fera l’expérience désagréable de l’isolement, lui qui recevait habituellement des quantités impressionnantes de lettres (6). Toutefois, en se suicidant, Zweig accomplit peut-être inconsciemment la leçon des stoïciens que Montaigne défendait âprement : il est préférable de se tuer plutôt que d’être asservi à des situations ou des concepts qui nient toute forme de liberté. En d’autres termes, notre liberté intérieure est toujours plus solide que des éléments extérieurs qui peuvent nous paraître insupportables. Or s’il n’y a que l’option de la mort pour se soustraire aux contraintes invivables du monde extérieur, il ne faut pas hésiter à passer de l’autre côté par ses propres moyens, à écourter son passage sur Terre. On suppose que le suicidé de cet acabit a suffisamment philosophé en amont pour prendre cette décision, aussi est-on presque assuré qu’il a pu apprendre ce que c’est que mourir, et plus spécifiquement encore apprendre ce que c’est que mourir pour des convictions. Il n’empêche que Montaigne n’a pas eu recours à cet ultime chapitre de l’enseignement stoïcien, bien qu’il fût accablé de toutes parts, touché par un univers en fureur et affligé par la disparition de son ami La Boétie. En dépit des secousses de son époque, Montaigne a su figurer premièrement la transition empirique d’un roseau de chair qui vacille mais qui ne capitule pas, qui parie sur une évolution hypothétique de ses conditions d’existence, et secondement il a représenté la transition théorique entre la vieille scolastique d’Aristote, de laquelle il ne pipait mot (7), et les prémisses modernes d’une pensée de la subjectivité qui annonce la fondation du cogito cartésien.
L’admiration de Zweig pour le personnage de Montaigne inclut par ailleurs bien d’autres aspects. Il le qualifie de «gloire de sa langue» et de «père de tous les libres penseurs» (p. 35). Magnifique opérateur de ce langage français d’antan, Montaigne est d’autant plus respectable que sa langue maternelle, si l’on ose dire, fut le latin (cf. pp. 44-5). Par le biais de mises en scène parfois cocasses, Pierre Eyquem, le père de Montaigne, s’arrange pour que son fils ne s’exprime qu’en latin et n’entende que le parler de Cicéron. C’est ainsi que ce père scrupuleux fait appel à des experts philologues et s’applique autant que possible au latin, même s’il n’en possède pas une maîtrise faramineuse. Il tient fermement à ce que son enfant soit familiarisé avec la langue savante, et ces enseignements linguistiques, dûment programmés, succèdent à une éducation spartiate où les qualités physiques ont censément rendu l’âme plus assouplie (cf. pp. 42-3). Cela étant, l’éducation de Montaigne s’est généralement inscrite sur des chemins de simplicité, et l’enfant a appris à devenir humble en étant mis très tôt au contact des gens de condition inférieure, ne serait-ce déjà que pour envisager le bonheur de savoir ouvrir sa main à ceux qui nous la tendent et à se méfier de ceux qui nous tournent le dos (cf. pp. 42-3). Sa future amitié avec La Boétie n’en est donc que mieux préparée.
À cela s’ajoute un sentiment providentiel d’équilibre dans les origines de Montaigne, dont les ancêtres se mélangeaient entre marchands de poissons et courtiers juifs persécutés (cf. pp. 31-9). C’est un peu comme si Montaigne avait pris la place d’Éros (Amour) dans Le Banquet de Platon, dont le mythe raconte qu’il est le fils de Pauvreté et de Richesse (Pénia et Poros), et que, dans cette perspective, il serait la personnification d’un juste milieu où le manque lui donne chaque fois la volonté de rechercher les expédients qui le feront être content de lui (et non pas vulgairement contenté). Justifions d’emblée cette hypothèse : à lire les textes de Montaigne où il fait l’apologie de la vie au présent (8), soutenant que le présent est d’une densité plus vive que les passés révolus dans lesquels on s’attriste et que les futurs incertains dans lesquels on s’angoisse, il va de soi qu’une existence chiche apparaît moins pénible qu’une existence faste, parce que le pauvre a son imagination fertile pour investir ses manques potentiels tandis que le riche n’a que ses possessions auxquelles il tient plus qu’à lui-même, de peur de perdre à tout instant ce qui fait la masse de son prestige. Or la vraie richesse est de pouvoir dormir quand on dort, et non pas dormir d’un œil en craignant pour son matériel, tout comme elle est de pouvoir danser quand on danse, et non danser d’un pied, le corps engourdi, en étant troublé par des contrariétés (9). «Vivre à propos», voilà le projet de Montaigne, sa mélodie en sous-sol, et il consiste en la recherche enthousiaste d’un juste milieu où nos pauvretés réelles seront éventuellement atténuées par nos richesses intérieures jusqu’alors insoupçonnées, faute d’avoir su nous épier comme il convenait de le faire, en nous essayant nous-mêmes à vivre hic et nunc plutôt qu’en étant investis par des désirs de substitution.
Par la suite, l’éducation de Montaigne se complète au collège de Bordeaux, où il fait l’expérience difficile de la rigueur et de l’assujettissement. Éduqué à la fois dans la noblesse des humanités et dans la liberté des penchants de sa créance, Montaigne, sur les bancs de l’institution, se heurte aux absurdités de l’enseignement du par cœur (cf. pp. 48-50). Préférant une tête bien faite à une tête saturée de connaissances mal agencées et soumises à l’oubli, Montaigne confesse néanmoins le peu de brillance de ses résultats scolaires en invoquant une mémoire défaillante, de la même façon qu’il ne dissimule pas la pesanteur de son esprit, très inadapté aux fantômes conceptuels d’un ciel intelligible. C’est pourquoi, peut-être, il rejettera vite l’ambition de se considérer comme un philosophe de métier, conscient de ses alourdissements cérébraux et de son goût pour l’oisiveté dans l’exercice de la lecture (aller d’un livre à l’autre sans prérequis, sans viatique intellectuel ardemment conçu). Qu’on n’aille pas, du reste, nous reprocher ces formulations : elles sont bien évidemment ironiques tant nous aimerions que les lourdeurs de quelques raisonneurs de notre époque soient semblables à celles de Montaigne !
Montaigne ou la vie ondoyante
Contrairement au Rousseau des Confessions qui se construisit une auréole de sainteté et qui chavira tant de fois dans les démences du persécuté, contrairement aussi à Diogène qui se mit à l’ombre de son tonneau (cf. pp. 85-6), Montaigne afficha une sincérité remarquable et il sut à ce propos faire étalage des insuffisances de son confinement de châtelain. L’homme qui écrit les Essais n’a rien à cacher, avouant immédiatement au lecteur que son livre est «de bonne foi», que son portrait sera guidé par la véracité, par le dépouillement, et de la sorte ses proches pourront réaménager le savoir qu’ils ont eu de lui sitôt qu’il aura pris congé de la vie. Ce célèbre avant-propos est une alliance de modestie et d’intrépidité, en cela d’abord que Montaigne ne veut rien laisser passer de lui-même, ne pas taire ses mérites comme ses démérites, en cela enfin qu’il exhibe une entreprise de compréhension de sa propre nature qui espère tacitement nous mettre sur la voie de la nature humaine en général. Lucide sur son tempérament erratique d’un bout à l’autre des Essais, Montaigne se dépeint avec toute la fraîcheur d’un homme spirituellement imparfait, presque banal, tant et si bien que son vécu nous concerne plus facilement, de la même manière que son physique est moins celui d’un Apollon que celui d’un homme ordinaire dans lequel peuvent se refléter tous les hommes (10). Dans un même degré d’exactitude, il n’hésite pas à se décrire à l’article de la mort, vomissant des bouillons de sang, l’âme au bord des lèvres, après avoir chuté de cheval (11).
Peu d’écrivains sont à ce point d’humeur à se dévoiler dans toute la nudité de leurs défauts ou de leurs vestiges embarrassants, et l’on ne citera pas, évidemment, les vulgarités cumulées de notre sot XXIe siècle littéraire où l’autofiction française a permis toutes les impostures, car si ceux qui écrivent ces nullités étaient honnêtes, ils confesseraient deux choses concomitantes : d’une part le népotisme qui leur a offert de publier, d’autre part l’insoutenable médiocrité qui les habite et dont ils ne peuvent s’exproprier. Montaigne, quant à lui, admet sa nonchalance de lecteur et son peu de don à ses yeux pour l’écriture, n’aspirant pas à se faire passer pour ce qu’il n’est pas. S’il apprécie un livre, il le continue, s’il ne l’apprécie pas, il ne ressent aucune honte à déclarer forfait. La lecture est pour lui un moyen de fortifier son jugement, autant qu’elle est une occasion de s’entraîner à rédiger un commentaire en marge des livres estimés (cf. p. 71). La quasi-totalité des Essais repose ainsi sur d’innombrables ponctions livresques, parce que s’il est une chose évidente de ce point de vue, c’est qu’il est inutile de vouloir dire avec notre lexique ce que des auteurs anciens ont mieux su dire que nous. À ce titre, Montaigne ne procède pas vraiment à des hiérarchies; il s’émerveille aussi bien des chroniques de Froissart, qui avait du talent pour rendre compte des faits concrets, que des études magistrales et comparatistes de Plutarque, qui n’avait pas son pareil pour pénétrer les psychologies (cf. p. 70). D’une certaine façon, Montaigne s’engouffre de partout, comme une bourrasque d’érudition, et son plaisir n’est pas tant de découvrir que de relancer chaque fois le mouvement sempiternel de sa recherche. Cette attitude modeste institue chez lui un changement perpétuel du calibre de la vérité (cf. p. 78) : on ne saurait trouver dans les Essais des affirmations qui vaudront de toute éternité, car non seulement la mémoire chancelante de Montaigne le préserve des prétentions à la vérité, mais le Montaigne d’aujourd’hui n’est jamais le même que celui de la veille ou du lendemain, une lecture pouvant tout faire basculer, un rayon de soleil étant susceptible de changer la donne d’une mentalité. Montaigne ne peut pas en finir avec le vaste territoire de son intériorité ondoyante; il arpente des couloirs, des cavités et des pièces à vivre qui sont bien de son logis, mais tout est soumis au régime de la distorsion, de la circulation, de l’élan, semblable aux corps élancés et aux paysages déliés que le peintre Thomas Hart Benton affectionnait dans ses œuvres. Le corps et l’esprit de Montaigne ne sont pas fixés comme le frigide binôme de Grant Wood dans American Gothic, ils sont en déplacement permanent, jetés dans le monde, en plein dévalement dirait Heidegger, tels des motifs futuristes représentés par le pinceau convulsif d’Umberto Boccioni.
Par conséquent, la constante du travail de Montaigne, ce n’est pas une déclaration sans réplique, mais plutôt une question lancinante : «Que sais-je ?» (cf. p. 85). Il se demande toujours si la charpente de sa connaissance n’est pas mitée quelque part. C’est la raison pour laquelle les Essais seront en chantier continuel, œuvre-palimpseste par excellence, grossie d’addenda polymorphes, de codicilles, de fragments éclaircissants, etc. Derrière la matière de son personnage, Montaigne présume les linéaments de l’humanité, la silhouette générique de l’homme qui pourra être distinguée par ses actions davantage que par ses pensées. Aussi ne se limite-t-il pas aux seules performances de sa vie, car tout achèvement personnel est amélioré quand il est comparé aux accomplissements des «riches âmes du temps passé» (p. 82, Zweig citant Montaigne). En cela même, Montaigne ne professe pas son exemple, il n’est qu’un exemple parmi tant d’autres vies éloquentes. Il précise par ailleurs qu’il ne souhaite pas ériger un contenu doctrinal de ses expériences, ceci à la suite de son accident équestre où il a pu articuler le pressentiment de sa mort : «Ce n’est pas ici ma doctrine, c’est mon étude; et ce n’est pas la leçon d’autrui, c’est la mienne» (Essais, livre II, chap. 6, De l’exercitation). Librement pensée, la mort que Montaigne a approchée n’entrave donc pas la liberté d’autrui sur la question du mourir, qui pourra à son tour exploiter comme il l’entend ses expériences (cf. p. 86).
Cette fameuse inclination à se remettre en cause fait voir à Montaigne les apories de sa solitude, qu’il rompt le 22 juin 1580, après dix années de créations diverses (cf. pp. 67-86). En ce début de saison estivale, Montaigne amorce un voyage physique afin de se rapprocher encore un peu plus de sa véritable nature intérieure (cf. pp. 101-3). Effectivement, le voyage lui montrera des mœurs qui éprouveront ses propres façons, et Montaigne ne les jugera pas selon ce qu’il est, ceci dans la mesure où une heure de passée peut nous avoir rendu autre que ce que nous étions tantôt. Autrement dit, le voyage constitue ici un complément dynamique, une manière de se faire bousculer en vue de coïncider avec les mouvements incessants de l’esprit. Hormis donc le principe qui consiste à ne pas juger en fonction d’un éventail de préjugés, ce voyage, qui s’achèvera le 30 novembre 1581, ne s’est arrêté aucune destination, aucun but précis. Montaigne ne veut que se déplacer, guidé par des injonctions indéfinissables, comme la méduse se laisse mouvoir par le flux de la mer. Pour ce voyageur inopiné, plus une chose lui apparaît neuve, meilleure elle est pour ses cogitations (cf. p. 105). Non pas que ce voyage va tout chambouler dans le monde intérieur de Montaigne, mais il va lui tendre des perches pour tisonner quelques braises qui étaient sur le point de s’éteindre.
À son retour, il sera maire de Bordeaux, presque sommé de l’être par le roi Henri III. Ce fut situation assez désopilante pour cet homme qui durant toute son existence avait eu des méfiances pour la vie publique, et à qui de surcroît l’on avait refusé les honneurs lorsqu’il était jeune et plein d’allant. Réélu pour deux ans en 1583, Montaigne, bien que sceptique sur ses capacités à conduire une cité, a sûrement prouvé qu’il n’était pas malhabile à la tâche (cf. pp. 113-5). On sait du reste qu’il veilla tard, qu’il monta souvent la garde pour s’assurer que la ville de Bordeaux ne serait pas assiégée par la guerre civile. Ces actions ne font pas de lui un héros, puisqu’il ne fait là que remplir son devoir, mais elles posent un homme d’une certaine stature. Conformément à ces rayonnements tardifs, le pouvoir se met dans la proximité de Montaigne; on le sollicite fréquemment parce qu’on a pu sonder la qualité de ses raisonnements depuis que les deux premiers volumes des Essais ont été publiés. Loué pour sa prudence vis-à-vis du savoir, respecté pour son caractère humble et son indépendance d’esprit, Montaigne fait figure de médiateur idéal dans les affaires délicates (cf. pp. 116 et 120-1). L’écrivain devient quasiment irréprochable, lui qui a tant de reproches à se faire ! Et comme une ironie tombée d’un ciel vengeur, lorsque la peste s’abat sur Bordeaux en 1585, Montaigne panique et prend la fuite, désertant la cité dont il est le plus haut magistrat (cf. p. 118). Il aura été comme Érasme devant la menace de l’épidémie – fugueur et froussard. Cependant, la nature même d’une épidémie de peste, tout au long de l’Histoire, a commotionné plus d’un homme estimable. Elias Canetti le rappelle dans son Masse et puissance, dans la partie qui s’occupe de comprendre les impétuosités du survivant, lorsqu’il mentionne les descriptions de Thucydide confronté aux pestiférés. La brusquerie de la peste est comparable à un tremblement de terre, mais l’effroi qu’elle engendre est décuplé parce que son phénomène est durable ! Aussi faudrait-il faire preuve d’indulgence à l’égard de Montaigne, ne pas le condamner subitement, ne pas faire de cet épisode fugitif un levier d’explication de sa vie, comme du reste nous n’avons pas condamné les fatales décisions de Zweig.
Notes
(1) Notre édition est la suivante : Stefan Zweig, Montaigne (PUF, 2012).
(2) C’est ce que Bachelard a défendu toute sa vie et qu’il montre dans l’un de ses ouvrages les plus importants : La formation de l’esprit scientifique.
(3) Cf. Paul Auster, Excursions dans la zone intérieure (Actes Sud, 2014).
(4) Montaigne, Essais (livre I, chap. 20, Que philosopher, c’est apprendre à mourir).
(5) Ibid. (livre III, chap. 2, Du repentir).
(6) Sur l’exil de Zweig et les tourments qu’ils engendrèrent chez lui, on peut lire la courte préface de Roland Jaccard (cf. pp. 5-11).
(7) Montaigne, op. cit. (livre I, chap. 26, De l’institution des enfants, puis livre II, chap. 12, Apologie de Raymond Sebond). Montaigne a beau s’évertuer à lire et relire Aristote, à se ronger les ongles dessus, il finit par ne plus rien entendre à ce «tintamarre» philosophique et se résigne à prôner sa propre philosophie, qui ne vise aucun système, pas davantage qu’elle n’ambitionne une quelconque autorité universelle. Comme le résume à ce sujet Philippe Desan dans son article (cf. Gradus philosophique, Flammarion, coll. GF, 1994), Montaigne, par ses remarques intempestives, signe l’arrêt de mort de la philosophie classique et fait voir, d’un même geste, les prodromes d’une philosophie qu’il faut réinventer.
(8) Ibid. (livre III, chap. 13, De l’expérience).
(9) Ibid., id..
(10) Ibid. (livre II, chap. 17, De la présomption).
(11) Ibid. (livre II, chap. 6, De l’exercitation).
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