La dernière histoire de Mouchette ? (24/02/2017)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
J'ai écrit cet article dans l'urgence, saisissant l'opportunité d'une double actualité : la publication en deux volumes de gloses aussi pesantes qu'inutiles qui composent la nouvelle édition des romans de Georges Bernanos dans la Pléiade, et l'apparition, sur la Toile, de l'un des descendants de Georges Bernanos, Antonin Bernanos. Plus long que la version ici donnée, je commençais par donner ce texte à Pierre Chardot pour Zone critique, tout en l'envoyant, par simple correction, à l'un des petits-fils du grand écrivain. Le moins que l'on puisse dire est que je fus profondément déçu par sa réaction, alors même qu'il me semblait faire un travail utile en tentant non point d'excuser mais de comprendre un comportement qui, sur la Toile, avait donné lieu à des tombereaux d'insultes, encore bien visibles. Je pris le parti de ne pas publier mon texte dans l'immédiat, puisqu'il avait si inexplicablement déçu ceux pour la défense desquels je l'avais écrit, et, continuant de l'étoffer et de l'amender, je me résolus alors à l'envoyer à plusieurs revues, dont Le Débat. Marcel Gauchet prit la peine de me répondre, me remerciant et, assez banalement, m'affirmant que mon article était trop loin des centres d'intérêt de la revue pour qu'il puisse le retenir. Je n'ai toujours pas compris, à vrai dire, quels pouvaient donc être les centres d'intérêt de cette revue dont mon article était si éloigné. Je reçus dans la foulée une autre réponse, de la part de la revue Commentaire, Jean-Claude Casanova, qui louait mon «intelligente vigueur qui rafraîchit», me disant qu'il pourrait le publier à condition qu'il soit réduit à 16 000 signes. Je me remis au travail et, après avoir une première fois grossi mon texte, je le réduisis avec la même ardeur. Je l'envoyai de nouveau. Nous étions à la mi-décembre de l'année passée et, depuis, rien : je suppose que mon texte était cette fois-ci trop concis ou bien que, entretemps, il ne répondait plus au cahier des charges, à moins tout simplement que le nom de Bernanos n'intéresse plus personne, hormis ceux qui le portent et quelques universitaires qui en vivent.
Excédé par ces façons de faire, je décidai de tenter ma chance auprès de La Revue des Deux Mondes qui, depuis que le gras Michel Crépu, cet intraitable liftier au doigt pourtant vissé sur le bouton de l'ascenseur de tous les renvois, l'a quittée, présente l'avantage de péter un peu moins haut que son cul diplomatique. Poliment, classiquement, puisque la littérature et la critique littéraire sont réduites à la portion congrue, il me fut répondu par la coordinatrice de cette revue, Aurélie Julia, qu'il fallait réduire mon texte (à 12 000 signes espaces comprises), ce que, bien sûr, je fis une nouvelle fois, méditant sur le fait qu'écrire un texte pour une revue ne reviendra bientôt plus qu'à envoyer une note d'intention. Hélas, cette même personne finit par m'avertir que tous les numéros étaient bouclés jusqu'au printemps, raison pour laquelle (et sans doute aussi parce que, à la différence d'un texte imprimé, une publication sur la Toile ne paie pas un centime) elle me proposa de publier mon texte sur le site de la revue. Il parut donc le 9 janvier 2017, ici. La morale de cette histoire ? J'aurais dû, dès le début, donner ce texte dans sa version initiale à Pierre Chardot car, décidément, c'est sur la Toile que les choses se jouent désormais, et cela depuis plusieurs années, le texte imprimé dans une revue, si tant est qu'il soit lu, ce dont je doute de plus en plus, n'intéressant plus grand monde. La version que je donne ci-dessous diffère assez légèrement du texte paru.
Dans un beau livre, Maurizio Serra évoque Georges Bernanos comme un «chrétien qui croyait en Dieu parce qu’il croyait au péché originel et à la présence du diable sur la terre». C’est en peu de mots se conformer à la simplicité de la définition que donnait Georges Bernanos du Roi («Un jeune homme à cheval qui n’a pas peur !»). C’est aussi rappeler que nous devons veiller à ne pas lire de travers cet écrivain immense, au risque de ne point comprendre quel a été l’ennemi qu’il a figuré dans l’un de ses plus beaux livres, Les Grands cimetières sous la lune. Maurizio Serra affirme ainsi que »l’émouvant pamphlet de Bernanos» est considéré depuis sa parution en 1938 «comme une dénonciation du franquisme». Cette interprétation lui semble «très partielle et typique des simplifications auxquelles a mené le conflit», car, à lire attentivement Les Grands cimetières sous la lune, «on voit qu’il s’agit plutôt du j’accuse d’un croyant légitimiste contre l’Église, les grands propriétaires espagnols et les généraux insurgés qui ont sali la cause du Christ-Roi». Et Maurizio Serra d’ajouter que pour Bernanos, la guerre d’Espagne «ne représenta absolument pas une conversion à des positions progressistes mais la perversion des idéaux d’une certaine droite, tombée aux mains de l’Antéchrist» (1).
Ce constat désigne un double sujet ou plutôt, un seul sujet qui comme certaines sculptures romanes présente deux visages grimaçants : tout d’abord, Georges Bernanos n’est plus vraiment lu ni compris et, quand il est évoqué, par exemple dans tel roman insignifiant comme Pas pleurer de Lydie Salvayre, c’est pour nourrir une série de contresens que nous qualifierons de «progressistes». Certains prétendent faire de Georges Bernanos ce qu’à l’évidence il n’était absolument pas : un apôtre non seulement convaincu mais éclairé des forces démocratiques du Progrès.
Il serait naïf de croire qu’un roman ayant reçu le prix Goncourt, fût-il sot, qui évoque Georges Bernanos, ne témoignerait pas d’une incompréhension profonde de sa pensée. Les raisons qui nous éloignent de l’œuvre de l’écrivain sont nombreuses, au moins autant que celles qui nous le font lire au rebours de ses intentions : une déchristianisation en voie d’achèvement, du moins en France et, partant, l’obsolescence comique du dogme du péché originel mais aussi, plus largement, de toute notion jugée rétrograde de Mal radical. Cette dernière ne peut, chez Bernanos, que convoquer l’apparition de celui qu’il a figuré sous l’apparence d’un maquignon jovial dans son premier roman car, pour Bernanos comme pour le Léon Bloy du Révélateur du Globe, l’époque moderne réduit Satan aux figurations littéraires les plus grotesques et puériles, quand elle ne nie pas, tout simplement, son existence.
Ajoutons à ces raisons l’enseignement catastrophique de la littérature française, la honte perpétuelle de notre passé, la massification généralisée de l’inculture, le triomphe de l’Argent, ennemi commun de Bloy, de Péguy et de Bernanos, ainsi que la victoire de la Machine, ou même, sans que cette liste ne soit hélas exhaustive, la propagation à vitesse accélérée de l’eunuquat qui nous rend totalement incompréhensible la vieille et noble tradition française de la parole pamphlétaire, etc. Je relèverai deux indices, l’un et l’autre empruntés au monde des lettres, de cet éloignement de l’intelligence-épée bernanosienne.
Parue aux éditions Perrin en 2013, la biographie que Philippe Dufay consacre à Georges Bernanos est indigente. Truffée d’erreurs factuelles, elle regorge des invincibles platitudes propres aux journalistes qui écrivent des livres. Georges Bernanos est ainsi désigné comme «un écrivain, un chrétien, un royaliste et un antisémite» dès le Prologue du livre, alors que dans la page qui suit (cf. p. 12), l’auteur condense en un paragraphe qui mériterait d’être cité intégralement tous les clichés pas même dignes de figurer dans un mauvais épisode de Rouletabille contaminé par La Varende : «Georges Bernanos était un preux. Une réincarnation des Bayard et Du Guesclin, des vieilles gestes qui nourrirent son enfance», «Une sorte d’hibernatus congelé à l’époque des croisades et «dégelé» sous la IIIe République des affaires Dreyfus, Panama et Stavisky». Que nous apportent de telles facilités, indignes de la complexité de l’homme et, bien plus encore, de ses œuvres ? Rien.
Le second exemple, prestigieux s’il en est, concerne la parution en deux volumes des œuvres romanesques (ainsi que des Dialogues des Carmélites) de Bernanos dans la célèbre collection de la Pléiade. La composition de l’équipe d’universitaires ayant établi ces volumes a été décidée du vivant du fils cadet de Georges Bernanos, Jean-Loup Bernanos. Autant dire que ce travail a eu le temps de mûrir. Je ne puis entrer dans le détail de l’apparat critique pour le moins fourni de chacun des romans de Bernanos, puisque le très honnête volume jusqu’alors disponible, dans cette même collection de la Pléiade, composé sous la houlette de Michel Estève, Albert Béguin et Gaëtan Picon, s’est magiquement dédoublé, d’un coup de baguette magique universitaire. Je ne rejette pas en bloc ce travail, la biographie très minutieuse établie par Gilles Bernanos étant ainsi plus qu’utile. Prenons cependant un seul exemple, qui concerne la toute première ligne, célèbre, du premier roman de l’écrivain, Sous le soleil de Satan : «Voici l’heure du soir qu’aima P.-J. Toulet». Nous apprenons, à la page 1777 de l’édition en Pléiade parue en 1974, que Paul-Jean Toulet est un «poète et romancier en vogue au début du XXe siècle, auteur de La Jeune Fille verte, que l’on peut rapprocher, sur certains points mineurs» du roman de Bernanos. Voici le texte qui se trouve à la page 1190 du premier volume de la nouvelle édition : «Plutôt qu’aux célèbres Contrerimes (1921), Bernanos pourrait se référer ici au dernier roman de Paul-Jean Toulet (1867-1920), La Jeune Fille verte [où il aura trouvé] une satire particulièrement vive du monde bourgeois et ecclésiastique d’une petite ville, et des ambiances, comme l’évocation finale, par l’orateur, des «heures divines du crépuscule».»
Quoi d’autre ? Rien. En plusieurs dizaines d’années de recherche intense, nos érudits n’ont apporté que deux ou trois précisions absolument essentielles sur un roman dont aurait pu s’inspirer Georges Bernanos ! J’ai montré, dans une longue étude, que Sous le soleil de Satan pouvait non seulement être rapproché de La Jeune Fille verte mais, plus souterrainement, du Grand Dieu Pan écrit par le maître de Lovecraft, Arthur Machen, un titre que Paul-Jean Toulet, ô surprise, a traduit en français, et qui évoque les amours monstrueuses d’une jeune femme et d’une entité maléfique. Cela ne rappelle-t-il décidément rien à nos universitaires, pas même l’histoire de Mouchette qui finira par se donner au démon, tout de même plus séduisant que le marquis de Cadignan et le docteur Gallet ? Je renvoie le lecteur intéressé par cette question à ma note, mais le constat est clair : non seulement Georges Bernanos est aujourd’hui à la merci de n’importe quel écrivant qui se permettra de lui faire dire à peu près n’importe quoi, mais, à l’autre bout de cette chaîne herméneutique pour le moins distendue, ce sont désormais des universitaires chevronnés qui ne nous apprennent rien de nouveau sur une œuvre fulgurante qu’ils auront réussi à muséifier en hérissant autour d’elle une enceinte de phrases inutiles.
Nous ne savons plus lire Georges Bernanos, par excès de bêtise publicitaire ou, à l’inverse, à cause d’une fausse érudition qui tourne à vide. C’est peut-être, aussi, que nous avons touché le moment où il ne nous est plus seulement permis de lire, et, confortablement installés, de commenter sans fin Georges Bernanos, mais où il nous faut agir, en restant fidèles à l’enseignement de cet écrivain qui n’aura jamais voulu enseigner, mais s’est lui-même exposé à la corne de taureau chère à Michel Leiris.
Si «lire bien, c’est lire avec une intensité telle qu’on pourrait retrouver le moyen d’agir» comme l’affirmait Pierre Boutang, il est une façon d’agir silencieuse, noble, qui ne s’expose pas à la réclame journalistique. C’est cette façon d’être authentiquement bernanosienne qui fait peut-être que ce monde continue de tourner sur son axe. L’autre attitude est caractéristique des bernanosiens de tréteaux, je veux parler du verbiage de pion aigri ayant moins de saveur qu’une hostie dispensé par les nouveaux réactionnaires. Il faut savoir se lever contre l’injustice, non pas la bouche pleine de beaux mots, comme ces êtres dont l’âme est un larynx, mais ici et maintenant, à la mesure, humble mais essentielle, de toute vie d’homme. Qu’importe le faux-pas, si la ferveur reste encore l’unique mesure de la chère jeunesse tant convoitée par les vieillards !
Voici quelques mois, nous avons surpris le visage de l’un des descendants de Georges Bernanos, Antonin Bernanos, sur plusieurs sites d’extrême droite. Les commentaires, dans le meilleur des cas simplement ironiques, moquaient l’indigne héritier «antifa des beaux quartiers». Au vu du déferlement d’indignation et de colère toutes deux compréhensibles, mais aussi de haine que le comportement présumé du jeune Bernanos a provoqué, je risque d’être bien mal compris, en prétendant éviter de le condamner au lynchage et au déshonneur national. Certes, il est possible d’agir de façon non violente en se réclamant des textes de Georges Bernanos même si, bien davantage qu’aux Veilleurs nourris du petit catéchisme commercial de Fabrice Hadjadj, ma sympathie va à ceux que Ramon Fernandez a appelés les violents, et que Bernanos a appelés, lui, les enfants humiliés, qui ne semblent jamais que poursuivre un seul but obsessionnel : l’instauration, y compris par l’action directe, d’une société plus juste et, chez les plus fanatiques, d’un lendemain qui chante pour des éons de bonheur. Maints exemples de jacqueries et de mouvements d’inspiration millénariste nous montrent que ce bonheur est bâti sur des charniers à peine recouverts de chaux vive.
Je me demande s’il n’y a pas dans la colère d’Antonin Bernanos la plus claire manifestation de la colère de Georges Bernanos, mais en somme moquée, parodiée, contre une époque qu’il est impossible d’abattre, si ce n’est en s’en prenant à ses représentants, quitte à provoquer plus ou moins intentionnellement un drame qui, pour le coup, sera tout chaud et bien réel du sang versé. Osons écrire qu’Antonin Bernanos, n’en fût-il même pas conscient, s’est levé de son fauteuil familial et a dressé son poing contre un ordre qu’il estime radicalement mauvais et totalement désincarné, comme une idole de fer qu’il serait impossible de jeter à terre, sinon par la violence, bien moins méthodique et froide que secrètement désespérée.
Ce retour à l’action, fût-il grotesque, ridiculisant et même inversant le sens du combat pour le coup véritablement antifasciste que ne cessa de mener Georges Bernanos, signifie au moins qu’Antonin Bernanos, par l’une de ces magnifiques ironies dont l’Histoire est le terrain d’élection, a réanimé la colère phénoménale de son arrière-grand-père. Nous préférerons toujours cette colère, même rejouée parodiquement, à des livres sans colonne vertébrale et à de pulvérulentes gloses de professeurs.
Note
(1) Maurizio Serra, Une génération perdue. Les poètes guerriers dans l’Europe des années 1930 (traduit de l’italien par Carole Cavallera, Seuil, 2016), p. 47. La seconde citation se trouve à la page 174, suite de la note 3 publiée dans la page qui précède.
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