Le Sabbat de Maurice Sachs (17/11/2017)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
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Il ne faudrait écrire que dans l'urgence de la délivrance, non pas tant la confession elle-même que l'espèce d'aura dans laquelle celle-ci se montre chichement, la délicate lumière ourlant le moindre fait, dans la certitude ou bien la simple hypothèse du salut entrevu, à jamais hors de notre portée mais pas moins présent à nos côtés, se tenant près de nous comme un sentier qui bifurque qu'il nous serait possible, comme un autre, d'emprunter, aura et lumière blessant nos yeux de cet incandescent rayonnement d'aleph contenant le monde, tous les livres, toutes les peines et toutes les joies, toutes les directions, toutes celles et ceux qui ont inscrit leur témoignage en lettres impeccablement tracées sur un papier soigneusement choisi ou au contraire en lettres maladroites, alignées en cachette, à la dérobée, sous la menace du bourreau, de la mort prochaine, lignes puis feuillets pressés de porter à la vie quelque chose, comme une mère grosse de son enfant et dont le terme arrive, certains, ces femmes et ces hommes confortablement installés ou bien jetant leur témoignage comme une bouteille à la mer, certains, s'ils n'écrivaient pas, de mourir, sinon véritablement, en tout cas de mourir à petit feu, de ne plus vivre autrement que dans la monotone redite du mensonge, de la lâcheté, des mots alignés les uns derrière les autres pour amuser, divertir, détourner l'attention ou simplement écrire comme on ferait n'importe quelle autre chose, boire un café, regarder le ciel pour tenter d'en déduire le temps qu'il fera, écrire sans presque y penser, écrire sans écrire, sans plus haute ambition que celle d'amuser les lecteurs insoucieux et, en les amusant, de plaire, autrement dit se fuir, sans oser écrire la seule histoire qui vaille, comme Maurice Sachs le confesse en écrivant en 1942 à son éditeur qui n'avait plus de ses nouvelles que «se refaire une âme c'était toute [son] ambition», et que, à la date où il répondait à son éditeur, il n'y avait pas encore réussi (1) même s'il déclarait aussi que ce sabbat, c'était son passé, non pas le jour saint du repos, mais la nuit de la danse luxuriante et sauvage, mauvaise, avant de conclure ces quelques belles et émouvantes lignes où, en somme, il se rappelle au bon souvenir des vivants, en affirmant qu'il entrevoyait, «au loin des routes, des clairières silencieuses au matin, après que les démons de la nuit se sont enfuis. L'avenir, l'avenir sans âge, où toujours il est temps de bâtir. Et d'autres, de moins sordides aventures» (p. 302), sordides aventures conclues en avril 1945 d'une balle dans la tête (Maurice Sachs a alors 38 ans), sordides aventures après quoi «la place est nette pour écrire vingt livres dont on ne soit pas le sujet» (p. 299) comme le pense naïvement cet homme tout occupé de lui-même, ce narcissique qui ne sait rien faire d'autre qu'écrire sur lui, et si désireux et si touchant de s'ouvrir, comme le pense cet écrivain instinctif qui, comme tous ceux qui ont écrit un jour, savent parfaitement que l'on ne fait jamais rien d'autre que de parler, encore et encore, sous tous les masques imaginables que l'on adopte, de soi, à moins que l'on ne parle de soi et de sa solitude, ce qui est encore une façon détournée de parler de soi-même, de soi-même fût-ce comme un autre comme dit le penseur, soi-même comme un être essentiellement seul, soi-même comme solitude, s'il est vrai que l'on «s'enfonce en soi-même comme dans un puits jusqu'à ce qu'on atteigne si profond qu'on retrouve une source d'eau claire. Et plus on descend en ces noires parois de soi-même, mieux on comprend cette solitude infinie dans laquelle on croit entendre résonner dans le silence de l'univers l'écho de notre voix à laquelle d'abord aucune voix ne répond. Un pas encore et ce premier son qui se perçoit ne serait-il point la rumeur lointaine de l'univers qui se renvoie l'écho de notre solitude ?» (p. 292), comme s'il fallait, en quelque sorte, ajouter un pas à un pas, un mètre à un autre, un espoir à un autre, descendre marche après marche, s'enfoncer toujours plus avant, souvenir après souvenir, jusqu'au tuf qui sera solide assise depuis laquelle rebondir car, de même qu'il «n'est besoin pour un homme extrême que d'un homme extrême pour l'entraîner» (p. 280), de même, en visitant de nouveau ces lieux où l'on a vécu (comme l'hôtel Saint-Joachim, microcosme occasionnant de prodigieux portraits d'originaux ravagés), en revoyant ces hommes que l'on a connus, admirés voire aimés (Soutine, Rembrandt qualifié de «peintre unique», de «prodigue misérable», de «jouisseur travailleur, de «malmené confiant», de «sourieur désespéré parfaitement plein, grouillant de défauts comme une charogne de vers, mais taillé, orgueilleux, superbe et luisant comme un diamant» (p. 251), Gide, «l'homme le plus nécessaire à la jeunesse, quelqu'un, c'est si rare, qui vous fait revenir sur vous-même» (p. 181) et, avant lui, Cocteau et, après Cocteau, Max Jacob et, avant lui encore, Jacques Maritain), c'est encore se chercher méticuleusement, sans oublier la plus petite et anodine piste, sans mépriser le moindre indice pour, en espérant se trouver, comprendre ce que les autres ont déposé en vous, ce qu'ils ont fait de vous, les voies qu'ils vous ont permis de prendre, parvenir au moins à rejoindre la seule existence dont on soit à peu près certain, la nôtre bien sûr car Maurice Sachs qui déclare préférer «un homme extrême qui se contient, se discipline, s'oblige courageusement vers les frontières des achèvements classiques, à celui qui se force à l'originalité et finit par cela même dans la mode» (p. 256), Maurice Sachs qui comme Marcellin Castaing a «la passion d'épuiser son sujet» (p. 253) ne peut que tenter, dans un effort très difficile mais évidemment pas surhumain et encore moins impossible, de revenir en arrière, de parcourir mais en sens inverse les stations de son ascension ou plutôt, pour nous accorder au titre de son livre et en flatter l'image, pour pénétrer dans les rondes qui ne cessent de se rapprocher de celui qui trône en plein centre du sabbat, certainement pas le diable mais l'auteur lui-même, Maurice Sachs qui déclare ainsi que «Paris devint pour [lui] comme un de ces meubles en mosaïque de glaces où se reflétaient partout [ses] erreurs, dans ces yeux où non seulement [ses] fautes se réfléchissent, mais dans lesquels [il aperçoit] une image de [lui] distordue qui [le] précède, une horrible photographie, écrit-il encore, de [sa] réputation» (p. 215) car, s'il est vrai que Sachs n'a jamais été très content de lui-même, et que, ne l'étant pas, il s'est abaissé (cf. p. 213), il s'est méprisé, il s'est haï, alors nous ne pouvons pas douter qu'il a vraiment cherché à se détester et à s'avilir, et que c'est peut-être même dans cette rigoureuse proportion entre le mécontentement de soi-même et l'abaissement qui en est la plus claire conséquence et comme la dévoration spéculaire, horriblement déformée, dans cette double hélice qui constitue l'ADN le plus spécieux des écrivains doués du génie de l'introspection, qu'il nous faut chercher le dernier secret de la formidable tentative proustienne de remémoration d'une société de femmes et d'hommes abolie, perdue, retrouvée, reconquise, Maurice Sachs retrouvant à son tour «dans les cruautés de l'homme» (Proust donc), «les cruautés de l'enfant» et comprenant que «toute la Recherche du Temps perdu est l’œuvre d'une sorte d'enfant monstre, dont l'esprit aurait toute l'expérience d'homme et l'âme dix ans» (p. 198), Proust donc, mais aussi Maurice Sachs et Franz Werfel déclarant que sa place était dans l'abîme, «dans les trous des serpents, les nids des rats, dans les repaires nauséabonds et visqueux des êtres maudits» (cité à la page 191), pouvant à bon droit estimer qu'ils ont fait de l'audace de leurs prospections un héroïsme, car «qui s'abîmait dans le plus de vice, se croyait volontiers un grand explorateur; qui retournant, ensuite, le plus violemment à la vertu se croyait un grand capitaine», la génération à laquelle appartient Maurice Sachs ayant prodigué une «terrible avidité de la vie» (p. 186) qui lui permet, en fouillant et en fouaillant les œuvres, de tenter le départ et la navigation impossibles, la remontée du fleuve plus que la traversée de la mer dont l'iode cautérise l'âme des pécheurs, Sachs n'ayant «eu que trop de mal déjà à tâcher de toucher du doigt» dans ses ténèbres, «les moments saillants qui font masse dans l'homme et que l'on peut vraiment parfois tâter, du bout des doigts enfermés de l'âme, mais pas toujours, pas chaque jour, jamais aisément, car ces grosseurs du cœur sont bien là; on les sent à n'en pas douter, faisant boule parfois dans la gorge ou au plexus, mais dès qu'on veut prendre le noyau, l'isoler pour l'écraser, il s'est déplacé, on ne le retrouve plus; il n'a laissé qu'un peu de buée devant les yeux et un déchirement dans les chairs les plus secrètes si secrètes qu'on ne sait où les prendre pour les panser» (p. 184), chairs secrètes si secrètes, moins féminines que masculines qu'il faut ne pas craindre d'explorer, vers lesquelles, alors que la femme retient, il faut voguer puisque, toujours pour Sachs, «c'est l'homme, aventure continuelle, qui [lui] paraît plaisir» (p. 166) même si Maurice Sachs, d'une lucidité inassouvie, extrême, monstrueuse, qui n'a pas vraiment besoin qu'un quelconque juge lui tende un miroir, sait parfaitement, comme tout homosexuel point trop fanatisé par l'idiotie ambiante et la mode actuelle si comiquement bourgeoise du mariage en robe blanche et du poupon à croupion rose, sait parfaitement et mesure plus qu'aucun autre «la vanité d'une chair qui ne se perpétue pas dans la chair» car, dans l'orage qui l'entourait de toutes parts, «les éclairs illumin[ant] ces cavernes désertes et glacées où se promène le Solitaire» (p. 164), même si Maurice Sachs, auquel il est décidément impossible de rien cacher, sait parfaitement qu'en explorant, en cherchant, donc, en écrivant sa vie si diablement romanesque il se vide de ses humeurs, puisque, il est fort bien placé pour le savoir, dans un roman mais aussi dans une confession, on y «sue ses amertumes exactement comme on transpire ses acidités en faisant de la culture physique», raison pour laquelle, sans doute, «tout le monde écrit de nos jours : par hygiène, notre époque étant la plus hygiénique que notre civilisation ait connue», l'auteur se permettant toutefois de clore son sarcasme bienvenu par un conseil qui n'est malheureusement que bien trop rarement écouté depuis son époque presque légendaire par les écrivants actuels de toutes espèces lilliputiennes puisque, «les livres étant écrits, il est recommandable de ne pas les publier, car toute publication engendre des humeurs nouvelles» (p. 149), humeurs que les livres ne sont heureusement pas les seuls à évacuer ou exsuder, Maurice Sachs déclarant ainsi qu'il ne voudrait pas «n'avoir jamais cru au Dieu, sur la croix de qui nous avons édifié notre civilisation» (p. 124), Dieu qui lui est finalement d'un assez piètre secours sur «cette route solitaire et brûlante» où il s'est engagé, route sur laquelle se trouvent tout de même quelques «poteaux indicateurs» qu'il faut examiner, puis repartir, même si l'exploration des souvenirs ne peut que renforcer la certitude qu'il n'y a «personne en chemin, personne à l'arrivée», hormis, peut-être,«quelques bras tendus sur la route» (p. 117), bras tendus d'ici peu (d'ici peu à partir du moment où Maurice Sachs écrit sa confession, bien sûr) d'une façon aussi raide que mécanique, et certes pas pour saluer l'homme marchant seul et encore moins, s'il en avait le besoin, le secourir, ce Juif vivant en des temps «où les Juifs retrouvent leur plus grand honneur dans le martyre» (p. 114), ce Juif paradoxal, tourmenté par la faute, comme si son sang «eût charrié du sperme dans ses globules blancs» qui n'en éprouve pas moins, comme tous les autres Juifs selon ses dires, «cette connexion intime de l'humilité et de l'orgueil que la rapidité de mouvement entre le fléchissement et le redressement instinctif» (p. 107), ce Juif qui se rapprochera, jusqu'à la parodie (quel lecteur du Sabbat ne se souvient du crêpe de Chine rose doublant sa soutane !), du christianisme, peut-être parce que, pour lui, «le désir d'un cadre, l'attirance de l'ordre est une tentation égale à ce qu'est pour d'autres celle du vice» (p. 105), ce Juif, Maurice Sachs (né Maurice Ettinghausen), qui appréciera, un temps, Cocteau, «illusionniste effrayant qui savait escamoter les cœurs et ne vous rendait qu'un lapin» (p. 91), embrouillant les routes et faisant sortir plus d'un homme jeune de sa voie et peut-être même, du moins jusqu'à ce qu'il parvienne à se ressaisir, Maurice Sachs qui, il faut bien le dire, tout amoureux de l'ordre qu'il fût, ne savait absolument pas résister aux joies amères du désordre, comme s'il n'était jamais aussi pressé que d'actualiser, rendre dure et réellement présente en lui une «culpabilité virtuelle qui, d'une certaine façon, préexcitait le drame familial, mais auquel ce drame allait donner un corps des plus résistants», si résistant, ajoute Maurice Sachs jamais avare de douloureuses évidences, qu'il le «dévora comme un cancer pendant quinze ans» et qu'il lui fallut «ensuite plusieurs années de travail sur [lui]-même pour [s']en débarrasser complètement» (p. 65), bien que je sois plus que sceptique, bien que l'auteur lui-même émette de sacrés doutes, sur la sincérité de cet adverbe conclusif, «complètement», en raison de ce que j'ai écrit plus haut et de ce que Maurice Sachs, lui, a écrit à la fin de son livre qui est une traversée et aussi une exploration, une quête de ce noyau primordial, primesautier de ténèbres dans lequel se tapit la faute cherchant qui dévorer, qui est aussi une folle tentative, bernanosienne par son élan tout autant que gidienne par la rigueur de sa sincérité, pour concrétiser, enfin, toucher du doigt l'enfance, moins que cela, même, pour tenter de figurer ce qu'est ou devrait être toute vie véritable, à savoir la recherche frénétique, peut-être illusoire, souvent désespérée, d'un «bonheur qu'on a goûté enfant» (p. 60), bonheur qui n'est peut-être pas sans parenté, au moins symbolique (et psychanalytique, diraient les sots), avec «le dogme de la Virginité de la Mère du Christ, car la pureté de sa mère est un mensonge auquel tout homme veut croire» (p. 51), bonheur qu'il faut en tout cas tenter de reconquérir, sauf à vouloir demeurer hanté, comme le fut Drieu la Rochelle, par la tentation du suicide que l'auteur déclare avoir retrouvé souvent «en quelque recoin de [son] âme» et qu'il faudrait parvenir, pour gagner sa vie d'homme ou tout du moins ne pas la perdre, à surmonter en écrivant «encore un livre libérateur» (p. 50) et tant d'autres peut-être, tous bien incapables, alignés pourtant bout à bout en un témoignage plus friable qu'une paroi de craie, constituant ainsi non pas des preuves isolées d'une lutte acharnée contre la bassesse, la veulerie et l'insincérité, mais une chaîne de preuves tout aussi saponifiables censées desserrer l'étau emprisonnant l'«enfant maudit de la fille maudite de la branche maudite d'une famille sur laquelle pesait la double malédiction du divorce et de la ruine» et ayant lui-même «soif de malédictions nouvelles» (p. 32) qui ne sont elles-mêmes que les fruits de l'arbre pourri, de la graine pourrie qui a fait naître cet arbre et ses fruits pourris, puisqu'il n'y a pas de remords, écrit Maurice Sachs, «parce qu'il n'y a pas le sens de la faute», et qu'il y a faute «parce que le sens de la faute manquait» (p. 24) comme chez les criminels, ajoute l'auteur, ce qui contredit quelque peu l'affirmation de la page précédente, Sachs avouant que sa plus grande faute «a toujours été de [se] croire coupable a priori et sa «pire démarche de rejoindre [sa] culpabilité pour [s']assurer de je ne sais quel équilibre maladif», équilibre illusoire, salut rêvé plus qu'accomplir que Le Sabbat lui-même, et qui sait tous les autres livres de Maurice Sachs ne sont parvenus à établir, l'écrivain étant bien incapable, quelle qu'ait été sa volonté de forcené, de prétendre tracer l'orbe d'une «vie close à jamais», «vécue, confessée, expiée», à laquelle il pourrait dire adieu «pour en commencer une autre conforme à l'idéal», qu'il a «conçu dans le malheur, résultat de toutes [ses] folies» (p. 20), étant bien incapable encore de faire autre chose que de tracer des mots les uns à la suite des autres, y compris empruntés à ce «vocabulaire sacré qui opère quelque prestige dans son âme» (p. 19), suivant telle faible lueur, peut-être bien inexistante pour un autre regard que le sien, éclairant le labyrinthe de sa conscience, comme «le fil conducteur d'une dignité qui [lui] est devenue aussi chère que la vie», dignité écartelée entre les deux révoltes qu'il faut connaître tour à tour «avant d'être homme», «celle contre l'ordre», celle «contre le désordre» (p. 12) et dans cet ordre plutôt que dans l'autre, même si nous savons tous, et Maurice Sachs le si lucide bien sûr le premier, que «les dérèglements de sa jeunesse pénètreront jusque dans ses os, et se reposeront avec lui dans la poussière» comme le dit Job.
Note
Maurice Sachs, Le Sabbat (Gallimard, coll. L'Imaginaire, 1999), p. 301.
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