Lambeaux de Charles Juliet : pour solde de tout compte avec l’injustice, par Gregory Mion (06/12/2017)

Crédits photographiques : Borut Zivulovic (Reuters).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.

Je dédie cette note à S. Tu m’as parlé de Charles Juliet dans un contexte inoubliable et ce précieux moment n’exige pas davantage que cette ellipse de reconnaissance et de respect.

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À l’inverse d’Albert Cohen qui ne parvint pas tout à fait à surmonter la mort de sa mère et qui s’abandonna lyriquement et magistralement au tumulte de ses souvenirs désespérés (1), Charles Juliet, quant à lui, nous gratifie d’un livre qui raconte moins le deuil sanglotant que le paisible réinvestissement d’une dyade maternelle, discrète façon d’ajouter un peu de matière à la trame inétendue de deux existences vécues à la marge des potentats sociaux (2). Né en trois temps d’une valse déconcertante, Charles Juliet a d’abord eu sa mère biologique, et très tôt après l’internement de celle-ci dans ce que les Anglais nomment pudiquement une mental institution, quand l’enfant n’avait que quelques semaines, il est accueilli par une famille de paysans dont la mère est un colosse de probité. Elle s’occupe de lui comme d’un fils qui serait sorti de son ventre (cf. pp. 118 et 136). Elle le ravitaille de tout ce qu’une mère est susceptible de faire pour que son enfant s’élance à la conquête du monde et de lui-même. Ce n’est qu’à l’âge de sept ans que ce garçon déjà bien éduqué découvre sa mère native alors qu’on lui annonce le décès de celle-ci (cf. p. 99). Il apprend par la même occasion malheureuse l’existence de sa famille, elle aussi inscrite dans les réalités paysannes. Les obsèques ont lieu en été, sous un soleil certainement indésirable compte tenu des circonstances, et depuis ce temps-là l’auteur avoue ne pas tenir la saison estivale en odeur de sainteté.
À la suite de cet ébranlement majeur, le garçonnet éprouve une considérable amplification de son intériorité, son monde est comme multiplié par deux, propulsé par un binôme utérin, et c’est à partir de ce redoublement interne, voire de ce co-approfondissement de lui-même et de ses parages, que s’amorce l’intuition d’une nécessaire troisième naissance. De cet espace intérieur subitement agrandi et dardant sur le monde extérieur un œil d’opulence où tout s’enorgueillit désormais de vivre avec une intensité plus forte, de ce vertige d’un monde qui semble devenu écrasant par son immensité insoupçonnable, cosmos infini où la vie de l’esprit ne laisse de se quereller avec la vie sensible, grandeur contre grandeur en somme, vérité intime contre vérité impersonnelle en définitive, en tout cela, donc, il faudra bien qu’un point de suture apparaisse, qu’une articulation se dessine, et c’est précisément l’espoir de fonder cette liaison entre le secret de son âme et le mystère adventice qui entraînera Charles Juliet à l’écriture comme aboutissement de sa subjectivité.
Cela dit l’acte d’écrire sera avant tout pour lui un voyage dans ses abîmes, une soumission à l’injonction de ses abysses (cf. pp. 126-7), passage obligé dans les souterrains spirituels les moins attirants et les moins propices aux agréments ordinaires, catabase dans quelques-uns de ses corridors peuplés de croquemitaines et de mauvais génies, du reste la seule méthode concevable pour aller chercher le cri quelque part retenu, le cri ligoté dans l’un de ses angles morts, et le hisser à la surface afin qu’il puisse retentir et le délivrer de ses rugissements viscéraux (cf. p. 138). Écrire donc pour faire advenir à la sensibilité ce qui jusqu’alors se trouvait enfoui par le truchement d’une rétention des eaux houleuses, voilà l’objet de cette troisième et décisive naissance, le moment euphorique où l’auteur accorde son violon confidentiel avec l’orchestre de la vie, le moment où s’instruit une plénitude de soi avec l’univers et où l’on peut dire, comme Charles Juliet, que l’on a enfin réussi une «adhésion à la vie» (p. 154). De sorte que l’écriture finalise sa naissance longtemps atermoyée, cette troisième éclosion opérant la synthèse très attendue des deux premières, de même qu’elle est la synthèse de sa vitesse propre avec la vitesse cosmique, ainsi que la douce opportunité de donner une consistance aux parcours de ses deux mères évanouies dans les pays reculés du discrédit social.
Dans l’ordre chronologique, Charles Juliet commence par revenir sur le chemin de croix de sa mère ventrale, qu’il appelle «l’esseulée et la vaillante» (p. 149), une femme «jetée-dans-la-fosse» (p. 149), reléguée à toutes les configurations du vide où les êtres sont dégraissés de leurs qualités, expurgés de leur chair, et finissent par s’effilocher jusqu’à ce que la pulvérisation soit complète. Il n’empêche que cette mère a quand même eu l’audace de semer une vie, la sienne, et d’en semer quatre autres, ses enfants, et ce sont ces lignes de différenciation qui tiennent en respect les pouvoirs d’assimilation du temps, en l’occurrence les effets de désubstantialisation qui interdisent aux disparus de renaître sous une forme ou une autre. Tel un drapeau endommagé après une guerre, avachi sur une hampe titubante et flottant encore sous une brise crépusculaire, la vie de cette femme se maintient dans la dignité de ses lambeaux, et Charles Juliet recueille le passé de sa mère comme un soldat recueillerait l’étendard déchiré de sa nation sur le champ de bataille, dans la plus respectable des piétés. Peu importe en outre la nature éparse de ces lambeaux, il s’agit toujours d’un point d’ancrage, d’un piton enfoncé dans la montagne qui nous aide à poursuivre l’escalade, saillies suffisantes pour envisager la reconstitution d’un destin par l’écriture et adapter celle-ci afin qu’elle ne trahisse pas son matériau de base. C’est pourquoi l’écrivain prend le parti d’une rédaction fragmentée, éparpillée en brèves incursions dans les «jadis» de sa mère et les siens, et cela vaudra également pour les remarques encore plus clairsemées à l’égard de sa mère adoptive. D’une certaine manière, tout le livre est un drapeau écorché qui voltige dans un vent d’espérance forcissant, un drapeau qui a été replanté ailleurs in extremis, sauvé de l’oubli et des nouveaux obus qui auraient pu l’anéantir totalement (cf. p. 154). Ainsi l’auteur vient au monde en parallèle de l’engendrement narratif de ses deux mères – ou plutôt l’un vient et les autres reviennent, l’un pousse tardivement son vrai cri de nourrisson tandis que les femmes de sa vie font entendre un écho de leurs aurores gémissantes.
Pour remonter à la source de sa mère biologique, Charles Juliet, en romancier, recoupe des témoignages intrafamiliaux, des documents divers et des pressentiments. Pour l’une et l’autre de ses mères et pour lui-même, c’est le pronom «tu» qui est employé, comme un effort d’intimité, une volonté de sympathie qui servirait à fixer dans une éternité assagie ce triangle amoureux aux sommets unis par l’écriture. À la base de ce triangle qu’on imagine équilatéral, par nécessité d’un amour équitablement partagé, il y a un regard, «tes yeux» (p. 9) (3), les yeux «immenses» (p. 9) de la mère «esseulée», des yeux au fond desquels un brasier emporte tout, une combustion psychiquement assassine qui réduit en cendres la moindre joie de vivre (cf. pp. 9-10). Cet œil de braise est un feu intérieur bien plus excessif que le soleil – c’est le soleil noir de la mélancolie, le volcan monacal où gisent d’énormes solitaires qui se démènent dans d’insoutenables fièvres, comme des Empédocle trop tôt désenchantés. Et c’est parce qu’il est noir que ce soleil est une nuit de l’esprit, vicieuse phosphorescence irradiant les souffrances de leurs dépositaires et ne pouvant être aperçue de ceux qui les côtoient, sinon rétrospectivement, en différé, par un effet de résurrection autorisé par la littérature (cf. p. 10). Aussi vaillant que sa génitrice le fut envers le bûcher qui la rongeait, Charles Juliet affronte le regard ressouvenu de sa mère et il ne recule pas devant la chaleur étouffante du marasme émergeant, devant ces yeux qui soupirent des ruines calcinées.
La «vaillante» mère endure une solitude subie parce qu’elle ne peut jamais faire couler dans son quotidien un peu de son magma intérieur. Fille aînée d’une large couvée d’enfants paysans, elle est instinctivement désignée pour prendre la maison en charge pendant que les parents se remuent ailleurs. Elle a dès lors pour immuable compagnie les empreintes dévastatrices de l’éreintement (cf. p. 16). La situation est d’autant plus invivable que cette jeune fille a la vénération «des cahiers et des livres» (p. 19), le goût immodéré de l’école et l’amour du professeur. Elle admire l’élocution de son professeur en plus d’avoir une affection illimitée pour les mots et la connaissance (cf. p. 21). Sans doute prématurément consciente de l’éviction plus ou moins affirmée du langage dans sa famille de besogneux, un congé de la langue qui ne cessera d’ailleurs de s’aggraver et qui sera exacerbé par la figure d’un père introverti et bougonnant, elle prend l’école pour un palliatif miraculeux, un eldorado philologique de premier ordre. C’est pour elle une chance unique d’écouter et de parler, de questionner et de répondre, œuvre d’une dialectique providentielle qui lui offre temporairement la possibilité de s’ajuster à l’infinité profuse du monde. Entre la ferme parentale et l’école du village, elle passe brutalement du fini à l’infini, du silence renfrogné à la parole libérée, et elle trouve dans les enseignements prodigués les grands vaisseaux qui peuvent s’acclimater aux océans perturbés de sa psychologie. On comprend alors la rudesse du choc quand elle apprend qu’elle ne pourra pas se rendre dans le lycée d’une quelconque ville (cf. pp. 16-19). Dans un champ lexical moderne, la sociologie dirait qu’elle n’a pas eu la faveur de devenir une transfuge de classe et qu’elle eut à négocier autant que possible avec cette injustice. Et dans une verve relativement sarcastique, nous dirions qu’elle n’a pas été en mesure d’en finir avec l’Eddy Bellegueule de son enfance, de tuer la rustrerie de son milieu et de s’embarquer adroitement dans les réflexions civilisées (4).
La conséquence de cet avenir fauché en plein vol se traduit en une espèce de bi-chronie insurmontable pour cette adoratrice du savoir : d’un côté elle essuie les douleurs du temps court, du travail ingrat furieusement répété, et de l’autre elle s’éclipse dans le rêve intemporel d’une vie d’apprentissage, dans un temps long irradié de toutes les beautés du génie humain. C’est une sensation d’écartèlement (cf. p. 33) qui la fait naturellement se sentir étrangère parmi les siens (cf. p. 25-6). Elle est déjà «jetée-dans-la-fosse» à ce niveau précoce de sa vie, infailliblement condamnée à la prison de sa condition de paysanne. Mais pour autant est-ce que l’hermétisme des frontières sociales de cette époque s’est quelque peu arrangé de nos jours ? Il n’est pas sûr en effet que la mère de Charles Juliet eût été capable de creuser son sillon dans la France actuelle, ne serait-ce déjà que parce que les médiocres ont confisqué à peu près toutes voies d’accès aux métiers réputés d’esprit, ce qui produit une maladie de civilisation inédite puisque l’on s’acharne à le nier dès qu’on en a l’occasion, pensant que la France n’a jamais été aussi vigoureuse et ouverte qu’en notre siècle empesté, suant de tous ses fraudeurs en intelligence et de tous ses réseaux infectieux. Par conséquent il faudrait plutôt écrire que les chances de vivre spirituellement étaient supérieures du temps de la première moitié du XXe siècle, et que tout esprit véridique, en ce moment de notre écœurante modernité, est rigoureusement sommé de se tenir à l’écart et d’y rester, la tartufferie et les vanités faisant foi. À vrai dire, la pure affection de cette femme pour les livres et le langage n’aurait pas pu supporter la désaffection présente que nous subissons à cet égard, avec d’une part le massacre de la littérature par un journalisme qu’il faudrait citer à comparaître tant il dégouline de mystification et de servilité, et d’autre part le mépris le plus caractérisé de la langue française dans les secteurs où elle devrait être préservée de toute approximation ou de toute ignorance. Ces défaillances accouplées ne font donc que raviner une fosse plus intolérablement obscure pour les âmes semblables à la mère «esseulée» et «vaillante», et l’on évaluera par soi-même le désastre de maintenant, l’horreur de l’actualité, sachant que la critique littéraire française, par exemple, ne sait même plus lire et écrire, si fière d’elle-même pourtant, si contente de feinter sur son incompétence, si rassurée du système qui consiste à mondialiser le dilettantisme lucratif.
Ainsi l’injustice se précise en cela qu’une majorité ne mérite pas de vivre avec les livres alors qu’une minorité pâtit de ne pas y avoir accès. L’ensemble de la critique littéraire française devrait de ce fait démissionner après avoir lu Lambeaux. Cette improbable prise de conscience, fût-elle réalisable pour ces ineptes cancres, devrait logiquement être suivie par d’autres renoncements dans nos institutions culturelles, et les places laissées vacantes seraient en retour proposées aux individus vraiment légitimes, auto-normés par la spontanéité de leur puissance de vie. Nous verrions après cela de radicales modifications dans les manières de former le jugement de goût à l’échelle nationale, nous retrouverions assurément l’exigence et le désir innocent de savoir, et il n’est que de songer un instant aux travaux qui auraient pu être commis par cette «jetée-dans-la-fosse» si elle avait pu être scolarisée dans un lycée, il n’est que de les esquisser dans un coin de notre imaginaire pour être saisi d’un étourdissement et d’une farouche exécration à l’égard des petites ordures qui détruisent la connaissance par leurs truanderies. Si pour ces derniers le monde est plein de réponses maquillées à leur avantage, pour elle, pour cette femme brave et délaissée, tout conférait à la joie de découvrir et d’explorer, à la recherche, eût dit Nietzsche, «de tout ce qui est surprise et problème dans la vie» (5).
Sans les livres, toutefois, que reste-t-il à cette femme reniée ? D’abord l’œil qui s’entraîne à toucher les humains et la nature, à les envelopper de tout son questionnement insatiable et candide, puis l’espoir d’une échappée, d’une faille qui brisera le roc de la fatalité (cf. pp. 22, 31 et 35). Elle a cependant un livre de chevet, le seul qui lui est tombé sous la main : la Bible. Lisant et relisant ce texte fondateur, elle entame de vives introspections et fait correspondre à ses tourments ceux qui accablèrent certains chevaliers de la foi (cf. pp. 32-3 et 44). Elle se met aussi à tenir un Journal dans lequel elle peut se répandre, écrire toute l’insurrection de sa vie intérieure, par contraste avec le garrot de la temporalité familiale qui fortifie assidûment son inhibition. Ce contraste ne fait en outre que mettre en évidence l’incommunicabilité de son trésor intérieur, l’impossibilité de transmettre quoi que ce soit de son royaume essentiel à une famille étanche à n’importe quel symptôme émotionnel, cette famille étant seulement préoccupée par les cancans du village avec ses guerres intestines et ses haines entretenues (cf. p. 34). Dans le détail, cela se manifeste par un père inapte à toute sorte de compliment pour sa fille, un père qui s’évertue à l’objectiver dans le sérieux de l’aliénation domestique et qui aurait souhaité avoir un garçon pour premier enfant (cf. pp. 42). Il en résulte le poids d’une détresse inéluctable, la réalité d’un vain combat, et cela n’est pas sans nous évoquer Le Moulin de Pologne de Jean Giono, histoire d’une malédiction qui paraît s’obstiner cruellement sur une famille. Quant à la malveillance vulgarisée dans le village qui jouxte la ferme, bourgade sidérée de ressentiment et de férocité, elle suscite la honte d’appartenir à cette région, elle met le haut-le-cœur à cette jeune femme remplie de noblesse, si dramatiquement étrangère à ces intrigues, en quoi nous ne pouvons qu’établir un lien de parenté avec les difficiles années d’apprentissage d’Annie Ernaux (6). C’est que tous les adolescents sur le point de faire leurs débuts dans la carrière de la vie, au fond, n’ont pas le cynisme du jeune Dolgorouki de Dostoïevski… (7).
La lourdeur de ces faits révoque assez vite en doute l’existence d’un Dieu qui serait parfait tout en laissant le Mal se propager, ceci en dépit des lectures continues de la Bible (cf. p. 38). Par-delà les doctrines de la Providence et les théodicées faussement consolatrices, cette mère en devenir nourrit l’intuition d’un Dieu en carton-pâte, dépendant de tel ou tel récit conceptuel, malléable à l’envi en fonction des besoins du moment. Par ailleurs, il semble impensable de concilier l’existence d’un Dieu bienveillant avec la constatation terrestre d’une méchanceté qui prospère dans le vice et d’une vertu terrassée dans le malheur. Kant lui-même n’admet pas qu’une justice divine soit compatible avec le scandale des méchants qui réussissent et des sages qui échouent (8). De façon plus troublante encore, si Dieu avait les attributs qu’on lui reconnaît en général, comment pourrait-il vouloir éliminer le Mal tout en étant contraint de ne point y parvenir ? Il faudrait alors que l’on admette son impuissance et cela serait contradictoire avec la nature habituelle de Dieu. Par la suite, si Dieu pouvait éliminer le Mal tout en ne le voulant pas, cela signifierait qu’il est méchant, et là aussi nous perdrions la nature de Dieu. Et si Dieu ni ne pouvait ni ne voulait empêcher le Mal, alors il cumulerait les défauts d’impuissance et de méchanceté, si bien que nous l’aurions deux fois perdu (9). Tout cela évidemment a de quoi tracasser quiconque croit en Dieu et se retrouve confronté à la scandaleuse dissymétrie de ses vertus blessées avec les perversités récompensées d’autrui. On ne peut du reste exiger des affligés qu’ils endossent un pari pascalien et qu’ils transfèrent leur confiance brisée dans un ailleurs réconfortant, dans l’espoir d’une présence future omnipotente qui rétablira l’équilibre des joies et des peines parmi les âmes désolées. Conformément à tout ce matériau spéculatif, bien que l’indignation de la jeune fille littérairement talonnée par Charles Juliet soit discrète, consignée dans les coulisses inaccessibles de son désarroi, elle n’en est pas moins aussi sincère et enragée que celle qui touche Ivan dans Les frères Karamazov, lorsque celui-ci s’interroge sur le sens d’une harmonie voulue par Dieu et dans laquelle les enfants devraient quand même souffrir des pires choses. En conclusion, mutatis mutandis, aucun espoir ne saurait plus résider en Dieu pour cette âme en peine – c’est l’écriture rétroactive de l’auteur qui rattrape l’espoir fuyant de la mère abandonnée, croulant sous le sort de sa mise en quarantaine de plus en plus flagrante. Autrement dit l’espoir renaît non pas tant dans cette femme que l’on devine vaincue par avance, mais dans le fait que son fils l’identifie dans ce passé ténébreux et lui érige une stèle apaisée, un mémorial de sérénité qui tranche formidablement avec le catafalque neveux d’Albert Cohen.
Contre toute attente néanmoins, un genre de miracle la sauve de ses tribulations. Elle fait la rencontre d’un étudiant parisien et la fulgurance de l’amour la renverse positivement (cf. pp. 52-9). Elle n’ose pas cependant lui avouer le sentiment qui la tenaille, pour l’essentiel à cause de son complexe d’infériorité en face d’un homme qui représente tout ce qui s’est dérobé à elle (le savoir, l’aventure des villes, le raffinement, etc.). Cet épisode n’aura d’ailleurs pas le temps d’évoluer : elle apprendra brusquement que ce jeune homme était convalescent dans un sanatorium et qu’il est mort d’avoir pris froid (10). Contrainte de garder cela dans la forteresse de sa conscience, sa famille n’étant pas douée pour les débordements de l’âme, elle s’enferme à double tour dans le mutisme. Son visage la trahit toutefois – il inscrit sur sa figure le langage occulte d’une étreinte brisée (cf. p. 62). En guise de substitut amoureux, elle se résigne au mariage avec un prénommé Antoine, lui aussi réfractaire au mouvement des émotions. Elle ne fait donc que déplacer son existence de fermière dans une autre ferme, Antoine étant typiquement de cette société agreste, ce qui accroît sa lassitude et son impression de grandir en étrangeté par rapport à cet univers mal dégrossi (cf. p. 69). Une fois de plus, elle revit les repas expédiés en deux coups de cuillère à pot, les silences frustrés, les routines épouvantables qui structurent la journée du lever au coucher, et lorsqu’il est l’heure de rejoindre le lit, elle doit affronter les péripéties conjugales qui se résument ici à un «assaut brutal» (p. 73), probablement imprégné d’une mécanique réfrigérante, d’une sorte de simple soulagement des glandes masculines, se terminant par un débours imprudent qui n’a pas le souci de se demander si le jet de tantôt deviendra un enfant ou une coulée fraîche et sournoise entre les cuisses de la femme. Et forcément les enfants arrivent – il y en aura quatre, et chaque fois c’est la recrudescence du désespoir, la difficulté accrue de se préoccuper de la vie intérieure quand les sollicitations de la maternité prennent autant d’ampleur (cf. p. 76).
Durant la gestation, le «germe de vie» la ronge (11). Parasitée par la vie qui se niche dans son ventre, elle rêve de tout recommencer, mais elle se rend surtout compte de l’absurdité de faire naître un enfant alors qu’il faudra mourir tôt ou tard (cf. p. 79). De rage et d’affliction, elle jette au feu ses cahiers de notes et sa Bible, puis elle tente de se suicider. Ce geste incommode pour son époque et ses origines sociales l’envoie parmi «les crucifiés de l’interminable souffrance» (p. 81) de l’hôpital des fous. On la dépossède d’elle-même en la soumettant aux protocoles du pouvoir psychiatrique, comparable au pouvoir qui se profile dans le monde carcéral (12). La marginalisation se confirme nettement : elle est pestiférée à tous les étages de la société dite normale et cette condition de bannissement trouve son point d’orgue dans le fait qu’on lui rase le crâne, comme pour revenir au temps d’une pseudoscience telle que la phrénologie. Bien sûr cette cascade ignoble d’asservissements augmente sa fringale du langage et son désir d’articuler sa douleur pour une oreille qui pourrait la recevoir. Elle voudrait même qu’on lui prête les mots qui remédieraient aux supplices de son intériorité (cf. p. 87) (13). Vaille que vaille, elle passera plusieurs années dans ce bagne prétendument médical. Elle y mourra de faim à l’âge de trente-huit ans (14).
Aussitôt après l’internement, l’auteur est accueilli par la seconde mère, «l’étouffée et la valeureuse», la mère «toute-donnée» (p. 149). En plus d’être d’une droiture exemplaire, cette femme est d’un stoïcisme rare – elle supporte admirablement la dureté de la vie paysanne, avançant comme Sisyphe dans l’interminable reprise d’un épaulé-jeté sans pitié (cf. p. 98). Par son dévouement ininterrompu et sa résistance aux ombres malfaisantes, elle déleste le fils adoptif de ses peurs enfantines (cf. p. 94). Lui, alors, s’endurcit et se fait tout jeune homme, en partance pour une école d’Aix-en-Provence où il sera enfant de troupe (cf. pp. 104-116). Là-bas il connaîtra la frustration de ne pas pouvoir écrire des lettres suffisamment éclatantes pour cette mère généreuse; il y connaîtra aussi les amours adolescentes. Mais l’amour inconditionnel de sa mère mesuré à l’aune de sa condition de rédacteur précaire le contrarie davantage, d’où l’aube d’un désir d’écriture, l’envie balbutiante de devenir un écrivain qui puisse composer la phrase parfaite de sa dilection. Et malgré le peu de chance qu’il a de se soustraire à un destin militaire, il «[s’éprouve] différent» (p. 120), assoiffé d’un changement qui pourra courber son existence dans un sens moins asphyxiant, comme autrefois sa mère biologique était dans l’expectative d’un tournant décisif. Pour lui, spécifiquement, il s’agit de consoler l’enfant qui pleure en lui (cf. p. 121).
Après les années de scolarité dans la galaxie musclée des militaires, il se dirige vers des études de médecine qu’il abandonnera, de plus en plus taraudé par les murmures qui se battent en lui, des genres de chuchotements qui le poussent radicalement vers une nostalgie des origines, vers le continent inexploré de son Moi relié aux Moi de la maternité (cf. pp. 126-7). C’est en quelque sorte le moment où sa vie fait sécession avec la mémoire des souvenirs utiles, celle dont Bergson dit qu’elle est entretenue par le cerveau, qui détourne de la mémoire le passé qui nous ralentit, le passé qui retarde notre efficacité dans l’action parce que ce passé en question ne contient aucun vestige fructueux pour aller de l’avant dans un monde pratique (15). C’est encore plus exactement le moment où Charles Juliet pactise avec ses souvenirs inutiles, où il descend non pas dans son cerveau mais dans son esprit, où il va remuer la poussière accumulée sous le tapis, ranimer les encombrants qui ruinent les vies rangées mais qui font les artistes, parce que ces encombrants n’ont de signification que pour ceux qui font œuvre de désintéressement dans l’existence. Ce n’est donc pas l’histoire d’une mémoire insipide et soumise au quotidien le plus sélectivement efficace que nous raconte Charles Juliet, qui ne serait le cas échéant qu’un énième récit d’eunuque germanopratin, mais bien les annales déchaînées d’un esprit auquel on a longtemps mis le bâillon. Aussi les Lambeaux qui en procèdent ne sont pas une leçon pour le lecteur et encore moins une probable thérapie censée nous remettre sur la voie d’une vie expédiente; ils sont plutôt le plaidoyer d’une vie qui se retire des jugements populaciers, des apitoiements néfastes et des actualités emballées, pour préférer l’inactualité d’un cheminement spirituel, la plongée en soi qui découvre ce qui a été obstrué par des intérêts conventionnels (16), peut-être en fin de compte le décèlement de nos qualités in-empruntées. Dans les termes de Bergson, l’auteur, en signant ce pacte d’inutilité, en se rapprochant de sa mémoire vérace qui réside quelque part en-deçà du cerveau, l’auteur apprend ainsi «que l’activité cérébrale ne répond qu’à une infime partie de l’activité mentale» (17). Eh quoi ! Le voici distinctement notre point de suture entre le dedans (la vérité de soi) et le dehors (la vérité impersonnelle de la nature) : l’irruption de l’écriture dans la vie de Charles Juliet lui fait comprendre que le cerveau n’est qu’un organe-obstacle et qu’il n’y a qu’un engloutissement détaché dans l’esprit qui est susceptible d’ordonner un lien fort, un nœud vivant entre soi-même et la nature, un fusionnement qui nous érige comme un fragment du cosmos et non plus comme un débris de la société qui n’a pas su se rendre utile (ou à qui il n’a pas été donné de se construire un passif d’utilité).

Notes
(1) Albert Cohen, Le livre de ma mère.
(2) Charles Juliet, Lambeaux (Gallimard, 2017 – initialement publié chez P.O.L en 1995).
(3) L’auteur souligne, comme il le fait d’ailleurs pour les deux pages de l’incipit.
(4) Nous voudrions néanmoins confesser que la démarche libératrice d’Édouard Louis avait un intérêt certain dans son premier livre (cf. En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil, 2014). C’est ce qu’il a fait à la suite de son affranchissement qui est plus contestable : complicités médiatiques et pseudo-rebellions en tricot, facilités intellectuelles et embourgeoisement grotesque. Autrement dit, la gloire d’être devenu un dieu tout en ayant perdu le divin en route («le malheur d’être couronné» dirait Pierre Mari).
(5) Nietzsche, Ecce Homo.
(6) Annie Ernaux, La Honte.
(7) Dostoïevski, L’Adolescent.
(8) Kant, Sur l’insuccès de tous les essais de théodicée.
(9) Cette argumentation sur les attributs chahutés de Dieu provient d’un fragment d’Épicure. Ce propos épicurien est merveilleusement étudié par Francis Wolff dans Notions de philosophie, vol. 3, dans un article sobrement intitulé Le mal (Éditions Gallimard, 1995).
(10) En fait il a pris froid lors d’un orage soudain où il était avec elle en train de badiner librement dans la nature.
(11) Charles Juliet se sent d’ailleurs un peu responsable du mauvais destin de sa mère. Quatrième des quatre enfants, il fut éventuellement la goutte d’eau qui fit déborder le vase (cf. p. 146).
(12) Les rapprochements des dispositifs psychiatriques et des dispositifs carcéraux ont été largement pensés par Michel Foucault.
(13) Bien sûr Charles Juliet les lui prête merveilleusement dans son texte, comme il les prête à sa seconde mère.
(14) La méthode inhumaine qui consistait à affamer mortellement les patients des hôpitaux psychiatriques n’était pas une pratique isolée en ce temps-là (cf. p. 145).
(15) Bergson, L’âme et le corps.
(16) Ici «[l’immense] continent des littératures» (p. 130) pour notre romancier.
(17) Bergson, op. cit.

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