Joseph Conrad et Herman Melville : l’étrange innocence dans Le nègre du «Narcisse» et Billy Budd, marin, par Gregory Mion (21/05/2019)

Crédits photographiques : Torsten Blackwood (Getty Images).
3599940.JPGHerman Melville dans la Zone.







2132877036.jpgJoseph Conrad dans la Zone.









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«L’imagination est la folle du logis.»
Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité.


Kafka et Poe pour amorcer le problème

Avec Le Procès, pour peu qu’on le lise dans son intention la plus objective, Franz Kafka montre la fabrication progressive de la culpabilité de Joseph K., et finalement la misère d’être innocent dans un monde où les crapules ont érigé un système pour abattre la pureté. Aucune ambiguïté ne subsiste à cette échelle de lecture – Joseph K. est un saint qui n’a pas survécu à la scélératesse des diables. Du reste, ce monde-là est peut-être une victoire des ténèbres sur la lumière, mais il ne propose pas un effondrement définitif de ce qui est juste parce que l’injustice aura toujours besoin du contingent des âmes chastes pour commettre ses forfaits. D’autres Joseph K., au fil des siècles, alimenteront la gloutonnerie de ceux qui désignent arbitrairement un ennemi à neutraliser pour se donner une raison de vivre. La question juive affleure en outre à la surface de cette entreprise d’extermination bureaucratique, comme une bourrasque soudaine jette un frémissement sur une mer calme : Joseph K., tel un avatar de Kafka, trébuche sous le poids d’une identité problématique et il doit être rééduqué par tous les moyens en fonction d’une législation officielle (1). Autrement dit l’innocence de K., si elle brille encore de mille feux dans l’esprit du lecteur objectif, n’en est pas moins subrepticement fragilisée par la redondance de ses malheurs. Un acharnement aussi soutenu et divers dans l’accusation ne peut tout à fait être le fruit du hasard. On en arrive alors à se formuler, en guise de lapalissade, que la lutte du bien et du mal nécessite la présence des deux factions, mais que, par-delà les apparences, les belligérants de cette guerre éternelle ne sont désormais plus aussi faciles à identifier que nous l’imaginions. Autre lapalissade, donc : le mal est dans le bien – et inversement. Par conséquent l’innocence totale n’est qu’une fable structurante pour les histoires à dormir debout, et l’on a parfois pu apprendre, au cours d’une vie attentive, que c’était même dans le bien le plus superficiellement convaincant que pouvait se loger un mal tenace. La dichotomie du blanc et du noir pour spécifier le bien et le mal n’est qu’une recette petite-bourgeoise pour qualifier les hommes à la va-vite, voire une mauvaise grille d’interprétation du réel pour ceux qui ne s’aperçoivent pas qu’en se proclamant les tauliers de la bienveillance, ils sont, malgré qu’ils en aient, les nouveaux visages de la canaille.
Conformément à cet immémorial dualisme du blanc et du noir, et par analogie avec les évidences que nous avons soulignées jusqu’ici, rappelons-nous de ces sauvages insulaires des Aventures d’Arthur Gordon Pym. Ce sont des sortes de sentinelles de toutes les nuances de la noirceur. Ils continuent à ce titre de craindre les moindres aspects de la blancheur pour donner un sens à leurs indéboulonnables traditions (2). Le diagnostic a l’air d’une confondante simplicité : les néfastes îliens ont fait de la couleur noire un emblème de leur malignité, par contraste avec les fastes voyageurs civilisés qui braquent sur ces gueules enténébrées la lumen naturale d’un savoir raffiné. Nous sommes ici dans le classique combat métaphysique des contraires où l’ensemble des éléments se tiennent en respect pour édifier le vivant devenir de l’univers (3). Il suffirait alors de savoir lire entre les lignes du texte cosmique pour ne pas se tromper sur la nature présumée des antagonistes. Reprenons ainsi depuis le début : d’une part Joseph K., que tout accuse, incarne sans doute l’innocent que l’on veut liquider (à moins qu’il ne s’agisse d’un examen de conscience où le personnage découvre graduellement ses péchés), puis, d’autre part, les indigènes agressifs du roman de Poe, que tout paraît accabler, ne sont possiblement que les extensions bestiales des explorateurs occidentaux qui accostent sur leurs terres, et tous autant qu’ils sont, primitifs et cultivés, redoutent a priori le jugement ultime d’un dieu lactescent qui semble symboliquement intervenir dans les dernières pages du récit d’A. G. Pym, lequel a eu le temps de connaître plusieurs péchés capitaux durant son périple maudit.
Les exemples tirés de Kafka et de Poe prouvent ainsi que la ligne de démarcation entre l’innocence et la culpabilité possède une épaisseur variable selon le point de vue que l’on choisit d’adopter. Les arcanes de l’univers, en effet, ne peuvent être lisibles qu’en partie et il n’est pas aisé d’imputer le bien ou le mal avec l’assurance d’un démiurge. Joseph K. est-il un brave homme persécuté par des méchants cachés derrière le Moloch de l’administration, ou, à l’inverse, est-il un égaré qui s’aperçoit avec de plus en plus de netteté du crime d’exister, voire de «l’inconvénient d’être né» comme l’aurait stipulé Cioran ? Quant à Arthur Gordon Pym, n’est-il que le jouet d’une mauvaise fortune ou est-il coupable dès le début de s’embarquer clandestinement sur un bateau qui le mènera dans toutes les arabesques d’un Styx ? Ces questions n’ont pas de réponse préférentielle, mais elles renforcent la sensation d’un affrontement fondateur entre l’innocence et la culpabilité, de même qu’elles nous encouragent à penser la ténuité de la frontière qui est censée départager ces deux territoires de l’âme humaine. Tantôt combinées, tantôt séparées, l’innocence et la culpabilité sont comme des principes incompressibles de l’âme qui en justifient la richesse unique. Dans la situation particulièrement étrange de Joseph K., on suppose qu’il passe de la répulsion à l’attraction – d’abord le pôle de son innocence paraît largement indépendant du pôle de sa culpabilité, puis, de loin en loin, les deux s’entremêlent et constituent la puissance d’un personnage énigmatique.
En nous appuyant sur cet intéressant bariolage des âmes, nous voudrions étudier deux personnages mythiques de la littérature anglo-saxonne, deux figures du marin en eaux troubles : d’abord James Wait, le coupable apparent du Nègre du «Narcisse» de Joseph Conrad, ensuite William Budd, le soi-disant grand innocent dépeint par Herman Melville dans Billy Budd, marin (4). On l’aura immédiatement compris, il ne s’agit pas de faire de Wait un impeccable représentant de la race humaine, ni de Budd un démon qui a su pratiquer un jeu de mystification auprès de ses camarades, mais, à l’inverse, de peser autant que possible ces âmes complexes dans la balance de la simple hypothèse. On le sait de toute façon : les romanciers d’envergure n’ont aucun goût pour les tempéraments unis, et que ce soit Joseph Conrad ou Herman Melville, chacun a su composer une psychologie diablement tortueuse pour raconter les errances océaniques de James Wait et Billy Budd.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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