Du sang, de la volupté et de la mort de Maurice Barrès (15/08/2019)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Précédé d'une longue préface quelque peu généraliste mais surtout répétitive d'Hubert Juin, Du sang, de la volupté et de la mort frappe par son aspect composite, que l'on peut après tout considérer sous l'angle que pointe le commentateur, lorsqu'il écrit que «ce qui distingue le nationalisme de Barrès de tous les autres de ce temps, c'est qu'il est miné par un cosmopolitisme inavoué, c'est qu'il est exclusivement basé sur l'irrationalisme le plus viscéral, c'est que sa morale tient au relativisme et à l'instant plus qu'aux principes et à l'intangible» (1). Je suis d'accord avec ce propos, en ajoutant que Barrès n'eût probablement pas rougi si on lui avait appliqué directement le terme de cosmopolitisme, lui qui goûta tant la terre espagnole, dont il fait le décor de plusieurs des nouvelles composant la première partie de notre livre, intitulée Idéologies passionnées. C'est d'ailleurs à la fin de la toute première de ces nouvelles que Barrès parle «l'alliance de l'intelligence la plus haute à l'émotivité la plus intense» (p. 73). N'allons toutefois pas trop vite car, dans un autre texte (La légende d'un cosmopolite), l'écrivain associe dans une même réprobation le terme cosmopolitisme à ceux de dilettantisme et de «cher nihilisme», autrement dit au mot «qui résume le mieux notre déracinement moral», qui ne peuvent être contrebalancés que par «la grande ville catholique [qui] restitue leur sens complet» (p. 281).
Une telle alliance est celle de tous les éréthismes, et nous ne serons donc point étonnés que certains des textes composant cet ouvrage puissent être analysés comme autant de kaléidoscopes de la littérature décadente de l'époque et, même, nous rappellent parfois les sombres drames rentrés de Barbey d'Aurevilly. Ainsi, Le secret merveilleux évoque le «frisson de ces aventureux qui, tout en s'accommodant de leur milieu ordinaire, goûtent et réalisent les voluptés de deux ou trois vies morales différentes et contradictoires !» (p. 92), tel autre ne craint pas de s'intituler La fidélité dans le crime et la honte alors que l'écrivain du Culte du Moi évoque «l'âpre plaisir de vivre une vie double» et de «la volupté si profonde d'associer des contraires» (p. 141). Enfin, nous pourrions considérer que telle sentence à propos de don Miguel Mañara Vincentello de Leca, superbement frappée comme l'est, de toute façon, la prose de Maurice Barrès (2), qualifie ce qu'un autre a appelé le bonheur dans le crime, la volupté d'être double et, en l'étant, de souffrir puisque décidément, rien ne vaut «que d'être violent et singulier» (p. 166) : «Soudain, sur son masque de cadavre, apparurent cette passion, cette gravité dont il avait toujours été rempli, car, alors qu'il fait la débauche, ne le prenez pas pour un voluptueux frivole, mais pour un homme qui s'acharne vers le bonheur et joint à la fureur de ne le point trouver l'amertume de propager la douleur dans le monde» (p. 129). Finalement, nous ne devons pas nous étonner que le zélé propagateur du Culte du Moi affirme clairement la souveraine prééminence des jeux de l'intériorité, et qu'il soit aussi possible, pour chacun de ces maîtres du secret profond, essentiel à tout homme, de comprendre qu'ils font partie de cette mystérieuse confrérie de la volonté de se conquérir, de se maîtriser, de faire siennes toutes les impressions, toutes les voluptés : «Puisqu'une détresse analogue commandait leurs mouvements intérieurs quoi d'étonnant que des lignes semblables soient apparues sur leurs visages que ne déformaient plus les influences extérieures ?» (p. 130).
Ailleurs, la mort et la souffrance infligée auréolent d'une lueur trouble les faits et gestes des personnages puisque, en effet, «être périssable, c'est la qualité exquise. Voir dans nos bras notre maîtresse chaque jour se détruire, cela parfait d'une incomparable mélancolie le plaisir qu'elle nous procure» (p. 125) ou encore : «Devant les images les plus voluptueuses, on est toujours contraint d'envisager le désagrément de mourir un jour» (p. 149).
Les nouvelles dans le goût fins-de-siècles ne sont à mes yeux pas les meilleurs morceaux entrant dans la composition de Du sang, de la volupté et de la mort car, si ce texte mérite encore d'être lu, c'est par ses très fines notations sur telle ou telle atmosphère, espagnole ou italienne, ainsi que par la peinture d'un monde qui, comme celui de Mario Praz, s'efface, puisque nous voici entrés (déjà, oui, à l'époque où Barrès écrivait) à l'ère des masses. Voici une méchanceté que tout internaute devrait méditer : «J'entrevois l'instant, où nous serons si parfaitement avertis les uns sur les autres que nous saurons que nous ne sommes tous que des niais» (p. 103). Remarquons ici que le culte que Barrès voue à l'intériorité s'explique aussi par le fait qu'il a parfaitement compris qu'il n'y avait plus de solitude, et qu'il «n'est plus de vie que nous puissions inventer de toutes pièces», puisque toutes «les biographies sont prévues, classées, étiquetées». Désormais, pour «donner quelque saveur à des sentiments trop banalisés, trop usés, nous n'avons plus qu'un expédient, c'est de les mêler : comme l'Espagne, nous composer une vie intense et contrastée» (p. 140). Et, de nouveau, dans un monde qui se défait et qui, très vite désormais, va basculer irrémédiablement dans l'âge de l'efficacité, de la résilience et de la transparence, du troupeau (3), comme il est bon et même salutaire «de vivre une vie double», et quelle si profonde volupté que celle «d'associer des contraires !» (p. 141).
C'est dans un texte intitulé Trois stations de psychothérapie que Barrès développe sa théorie du Moi souverain, que nous pourrions d'ailleurs rapprocher, plus que métaphoriquement peut-être, de la recherche menée par Carlo Michelstaedter pour vaincre le nihilisme de la rhétorique. D'ailleurs Barrès n'écrit-il pas lui-même que, «sous couleur d'être des analystes, nous ne sommes que des nihilistes, des âmes sèches, des cerveaux incapables de sentir efficacement et avec suite, organisés uniquement pour la négation» (p. 257) ? Pour l'auteur, «l'analyste du Moi», du moins son type parfait incarné par le Christ que Léonard de Vinci a peint dans sa célèbre Cène est «l'esprit vivant uniquement dans son monde intérieur, indifférent à la vie qui s'agite autour de lui» (p. 261). Une autre scène développe cette pensée, bien évidemment résolument hostile à la Raison triomphante : «Un jour qu'une fille jeune dansait sur la table branlante d'un mauvais lieu d'Andalousie, ses seins frémissaient moins que les cœurs des matelots ivres qui, pour quelques pesetas, l'allaient posséder. Or, je le vis, ces hommes grossiers, en cet instant, communiaient avec cette femme et avec la vie universelle d'une façon plus étroite que ne firent jamais les hommes à systèmes, et de celle que dévoraient leurs yeux enflammés, ils se faisaient une image incomparablement plus vivante qu'aucun des chefs-d’œuvre d'observation suspendus par [Maurice-Quentin de] La Tour dans les froides salles de Saint-Quentin» (pp. 268-9).
C'est dans un passage apparemment anodin d'un texte intitulé Les jardins de Lombardie que je vois figée de façon remarquable la notation d'une atmosphère totalement révolue et, plus que d'une atmosphère (4), d'une façon de vivre, de travailler et de penser qui osait encore prendre son temps, ne pas tenter ridiculement de se greffer à la vitesse, à l'efficience des machines et des flux perpétuels d'informations. Cette notation concerne Taine : «je me rappelle que, promenant en Italie M. Taine, je l'embarquais un matin sur le vapeur qui de Côme fait le tour du lac. Sitôt à bord, il développait ses nombreux livres, sa carte, ses papiers, et terminait... sa description de Venise. C'est vers le soir seulement qu'il commençait l'étude des dossiers que l'archiviste de Côme lui avait obligeamment préparés et remis sur le port. Enfin, au soleil tombant, et comme le bateau rentrait dans Côme, M. Taine quittait la cabine, montait sur le pont et, se promenant de long en large, tête baissée, composait la première phrase de son chapitre : «Toute la journée, sans fatigue, sans pensée, j'ai nagé dans une coupe de lumière...»» (p. 150).
Le tourisme dit de masse n'est plus très loin, dont Barrès semble pour l'heure complètement sous-estimer les futurs ravages, se contentant d'adopter une vue que nous dirons décadente et qui ne peut que nous faire songer à l'atmosphère de subtile corruption que suggère un texte comme Le Portrait de Dorian Gray lorsqu'il écrit que «ce ne sont point les gens vulgaires qui nuisent aux chefs-d’œuvre. Ils passent comme des troupeaux innocents. Mais les délicats corrompent peu à peu l'atmosphère des lieux célèbres, en y laissant quelque chose de leur personnalité» (p. 169). De la même manière, mais cette fois-ci avec un sentiment de dégoût qui ne peut que nous faire sourire, Barrès moque un autre travers qui, à son époque, était déjà bien répandu et qui, à la nôtre, a envahi le moindre recoin de cimetière, fût-il abandonné : «Si la mode se propageait de mettre des photographies dans les cimetières, ce serait un grand malheur. La somme de poésie qu'il y a dans l'univers en serait considérablement diminuée, car la mort perdrait sa mélancolie» (p. 171).
Notes
(1) Maurice Barrès, Du sang, de la volupté et de la mort (10/18, coll. Fins de Siècles, 1986).
(2) Comme l'est celle-ci : «Ainsi tombés brusquement, du sans-effort de leur terrasse de Tolède, dans un formidable caveau scellé au milieu des sierras pour transmettre à l'éternité le tête-à-tête d'un despote et de Dieu, ils s'y trouvaient perdus comme des enfants dans la Somme, le Code et la Géométrie» (pp. 58-9).
(3) Autrement dit, le Culte du Moi comme dernier refuge d'une liberté essentielle, inaliénable, supérieure à l'individualisme pour ainsi dire savant, laquelle, aujourd'hui, est non seulement menacée de toutes parts mais bien souvent abandonnée par chacun d'entre nous, qui n'avons plus la force ni même l'envie de nous vouloir libres : «La Chapelle des Médicis, la Sixtine, sont des réservoirs d'énergie probablement immortels. Bien des philosophies qui enseignent le même individualisme seront devenues incompréhensibles, et l'on viendra ici encore se convaincre que la seule tâche noble est, par un constant effort, de se créer soi-même, jusqu'à substituer à la réalité conventionnelle, c'est-à-dire par le commun des hommes, sa propre perception du monde. En un mot, il faut recréer l'univers» (p. 186). Dans tous les cas, il faut privilégier «des êtres qui reçoivent leur impulsion, non du monde extérieur, mais de leur univers intime, et qui ne se composent point sur des reliefs antiques ou des modèles, mais d'après leurs agitations propres dont ils ont une claire vision» (p. 190). Dans un texte intitulé Le regard dans la prairie évoquant Richard Wagner qui «exalte la fière créature supérieure à toutes les formules, ne se pliant sur aucune, mais prenant sa loi en soi-même», Maurice Barrès parle du Culte du Moi qui, «aussi bien que le culte de Dieu et de la Cité, exige des sacrifices" (p. 214) et, quelques lignes plus loin, il le définit comme une «éthique nouvelle» (p. 215).
(4) Comme celle qui règne dans la ville de Ravenne qui marque durablement l'esprit de Barrès, si l'on en juge par le texte intitulé Dans le sépulcre de Ravenne, tout le jeu humain ne consistant finalement qu'à tenter de masquer l'horrible vérité de la mort qui guette hommes et choses.
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