Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee, par Gregory Mion (30/08/2019)
Crédits photographiques : Gabriella N. Baez (Reuters).
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Comme beaucoup de romans américains localisés sur les anciennes terres sécessionnistes, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (1) négocie avec les lointaines et durables retombées de la guerre civile. L’Alabama de Harper Lee, soixante-dix ans après le schisme des États confédérés, n’en a donc pas vraiment terminé avec les idées esclavagistes, les velléités pastorales et les désirs de se tenir à bonne distance des appétits progressistes de l’intelligentsia. Le mépris latent de Washington D.C., et plus particulièrement le rejet des discours de tolérance d’Eleanor Roosevelt, sont ponctuellement rapportés ou pressentis dans le roman, mais il s’agit d’une antipathie superficielle, discontinue, en cela qu’elle nous est signalée à travers la voix d’une enfant qui n’y adhère d’aucune façon. Cette voix est celle de Scout Finch, véritable figure de l’innocence malicieuse qui n’est point tout à fait âgée de dix ans, témoin sans réelle conviction et dont le questionnement, au fur et à mesure que les événements s’accélèrent, prend l’aspect d’une douloureuse incrédulité vis-à-vis de la bêtise humaine. Même s’il faut supposer que Scout Finch établit son récit bien des années après les faits, sa parole essaie de conserver la fécondité primitive de l’ignorance, à savoir que tout est raconté sans la moindre volonté didactique, avec une succession de naïvetés enfantines où se distinguent peu à peu des fragments de gravité réfléchie. L’enjeu, bien sûr, n’est pas de constituer une leçon de morale pour le lecteur, il consiste plutôt à lever objectivement le rideau sur une série de phénomènes qui ont perturbé une petite ville de l’Alabama, tout en prenant garde de ne pas surinvestir les faits par d’inutiles tentations herméneutiques. En s’effaçant derrière le récit juvénile et quelquefois humoristique de Scout Finch, Harper Lee contourne l’écueil du livre péremptoire, et finalement l’auteur s’effacera de la vie littéraire après le succès retentissant de ce roman paru en 1960, comme s’il eût été inconvenant d’en rajouter. Celle qui fut l’amie de Truman Capote laissera la fiction en découdre avec la réalité, consciente, peut-être, qu’une médiatisation de ses arguments aurait nécessairement amoindri la profondeur d’un imaginaire romanesque et autosuffisant.
Le premier quart du livre, habilement, nous invite à profiter d’un univers de douce puérilité où les jeux des enfants, ceux de Scout et de son frère aîné Jeremy, assistés de leur copain Dill pour les périodes estivales, semblent épargnés par les préoccupations historiques et les fantômes insistants de la guerre civile (cf. pp. 13-120). Les trois gamins ne sont en outre pas du tout conscients d’être en pleine Grande Dépression, quoique, par intermittence, l’ombre du réel paraît troubler le soleil de leurs angéliques distractions. Par métaphore, le Mal, pour ces enfants, s’apparente au sel marin – il est invisible à l’œil nu et pourtant il est bel et bien là. Plus concrètement, le Mal s’est déjà manifesté dans la famille Finch lorsque la mère de Jeremy et de Scout est précocement décédée, obligeant Atticus, le père, à subvenir à toutes les exigences de l’éducation et de l’affection. La perte si rapide de la présence maternelle, qui n’est jamais relatée en détail, a d’une certaine façon initié les Finch à d’autres facettes du déchirement en aval de la guerre de Sécession. Ce sont malgré eux les héritiers d’une mémoire nationale déchirée et d’une vie privée dramatique avant l’heure. Sachant par ailleurs que les Finch sont les descendants d’une famille de planteurs, ils sont de facto liés à une forme précise de mentalité, ce qui ne cessera de hanter le quotidien d’Atticus Finch, avocat subtil et pondéré, auquel on reprochera de trahir les fondamentaux de la suprématie blanche et l’honneur des ancêtres.
Dans un même registre d’habileté narrative, toujours dans ce premier quart du roman, il est question d’Arthur Radley, un voisin des Finch, mais un voisin pour ainsi dire invisible, reclus dans son secret et dans les préjugés qui circulent ici ou là. Les enfants sont tellement fascinés par cette improbable effigie de l’ermite qu’ils imaginent des saynètes afin de se représenter le quotidien de cet homme (cf. pp. 66-9). Or cette activité théâtrale d’apparence candide n’est pas exempte de partialité. L’isolement d’Arthur suscite l’excitation des pires légendes, et, comme on le sait, lorsque l’emballement s’empare de l’esprit des enfants, tout finit par devenir caricatural. Cette séquence de médisances et de discrète fabrication du bouc-émissaire fonctionne à l’instar d’un amuse-bouche : ce que les enfants déduisent de l’existence d’Arthur Radley, hors de toute intention de nuire, annonce l’attitude des adultes à l’égard des Noirs, à cette différence près que l’hostilité qui se déclare envers les populations afro-américaines se complète par une puissante volonté de nuire. Et parmi cette double exaspération des préjugés, Atticus, muni d’une sagesse remarquable, apprend à sa fille Scout qu’il est ordinairement conseillé d’obéir à la loi, sauf en cas de situation exceptionnelle où il est permis d’effectuer une «entorse» à la légalité (cf. pp. 52-5). Cette leçon à peine cachée de désobéissance civile anticipe la tourmente que les Finch vont bientôt connaître, d’où l’initiative du père de préparer sa fille à réfléchir avec délicatesse, d’où, encore, notre certitude qu’à ce moment-là du récit Atticus est déjà embarqué dans l’affaire de sa vie. Bien que cet homme sache que l’on ne gagne pas contre les préjugés et les tendances de l’Histoire, il tient à démontrer que la justice peut excéder le périmètre des lois et qu’il vaut la peine de se battre non pas vis-à-vis de ce qui est particulièrement juste selon la loi du droit positif, mais de ce qui est universellement juste selon la loi morale. Aussi n’est-il pas un passage du récit de Scout dans lequel son père incarne autre chose que la voix de la moralité, voire «le ciel étoilé» au-dessus de nous (2), l’inaccessible pureté au-dessus de l’Alabama écorché vif.
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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