Au-delà de l'effondrement, 63 : Fragment d'histoire future de Gabriel Tarde (01/12/2019)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
313774931.2.jpgTous les effondrements








Tarde.JPGAbondamment truffée de fautes (1), comme d'ailleurs le reste du texte donné par les éditions Laborintus, qu'il s'agisse de celui de Jean-Gabriel de Tarde (appelé, communément, Gabriel Tarde) ou, en guise de postface, de l'étude assez paraphrastique de Célestin Bouglé, la préface du professeur de sociologie François Vatin ne rend guère honneur au Fragment d'histoire future publié en 1896, mais apparemment terminé dès 1879, puis bénéficiant en 1905 d'une traduction anglaise (sous le titre Underground Man) qui sera préfacée par H. G. Wells lui-même.
On voit bien ce qui a pu se produire en plus d'un siècle entre deux sociologues, Tarde et Vatin : l'un sait écrire, l'autre à peine, juste ce qu'il faut pour nous livrer quelques informations sur un texte qui, comme tant d'autres, se suffit à lui-même.
Qu'un texte soit ainsi si mal présenté, y compris du simple point de vue du respect le plus élémentaire de la grammaire et de l'orthographe, ne saurait toutefois nous décourager d'en dégager l'intérêt qui réside à nos yeux dans le double postulat sur lequel il se fonde, le Fragment d'histoire future pouvant être rattaché à la longue tradition de ce que l'on a appelé le modèle de la terre creuse : d'abord, le progrès ne concerne pas seulement les techniques mais le développement intellectuel et moral de l'homme, qui doit s'enfouir en lui-même comme il s'enfouit sous la terre pour se réchauffer, s'ensevelir pour ressusciter (cf. p. 52), comme si la noosphère de Teilhard de Chardin s'intériorisait et même, s'ensevelissait pour être absolument certaine de ne pas se dissiper; ensuite, le futur de l'humanité ne peut être garanti qu'au moyen d'un Empire, censé assurer aux survivants d'une Terre devenue mortellement froide les «délices d'une paix universelle et désormais imperturbable» (p. 19) (2), et imperturbable au point que le narrateur du texte de Tarde pourra évoquer une «insupportable monochronie, une monotonie écrasante, une nauséabonde insipidité» (p. 30) mais aussi, une page après, estimer que le «meilleur gouvernement est celui qui s'attache à être si parfaitement bourgeois, correct, neutre et châtré, que personne ne se puisse plus passionner ni pour ni contre». Ce modèle, bien des années après le texte de Tarde, pourra, au contraire d'une société pacifiée et seule à même de faire s'épanouir les possibilités humaines les plus hautes, être considéré comme la matrice des dictatures les plus abouties puisqu'elles sont invisibles, voire être l'un des signes les plus assurés du règne de l'Antichrist.
Certes, l'un des plus beaux passages du texte de Gabriel Tarde évoque l'irrépressible désir, pour certains couples passionnés de notre lointain futur, pour les quelques «irréguliers qui se disent saturés de notre essence sociale toute pure et à si haute dose, de notre société à outrance et forcée», pour les irréductibles qui «persistent à trouver monotone notre jour sans nuage et sans nuit, notre année sans saisons, nos villes sans campagnes» (p. 106), de remonter à la surface de la planète, ce qui ne pourra correspondre qu'à leur dernière seconde de vie, vu qu'ils seront instantanément gelés par le froid inhumain ayant enveloppé la Terre future dans un linceul pétrifiant (cf. p. 107). Certes encore, c'est un intrépide, Miltiade, «dissident de la civilisation qui, sur la pente de son vaste écroulement, seul entreprit de la retenir» (p. 41), qui le premier eut l'idée géniale, pour tenter de préserver l'humanité de l'extinction, de la conduire sous terre, alors même que les morts se comptent par centaines de milliers puis par millions car, de «cette belle race humaine si robuste et si noble, formée par tant de siècles d'efforts et de génie, par une sélection si intelligente et si prolongée, il n'allait plus rester bientôt que quelques milliers, quelques centaines d'exemplaires hâves et tremblants, uniques dépositaires des derniers débris de ce qui fut la Civilisation» (p. 39). La condition d'une renaissance est donc une extinction drastique, pratiquement totale de l'espèce humaine, preuve s'il en est que le progrès le plus haut de l'esprit humain ne peut s'accomplir sans causer quelques dommages collatéraux et encore, nous devons rappeler que ces survivants sont, avant tout, des savants et des artistes, autrement dit bien autre chose que la lie de l'humanité.
Dans un monde où ce qui fut jadis la ville de Paris ne se distingue plus que grâce à «un double tumulus blanc formé à l'endroit des flèches de Notre-Dame» (p. 45), c'est le «néotroglodytisme» (p. 48) qui a permis de concentrer ce qui fut la civilisation, puisque «tout ce qu'il y a d'exquis encore et de civilisé sur la terre s'est condensé en ce bouquet final qui fleurit sous la neige comme une touffe de rhododendron ou de rose alpestre au pied d'une cime» (p. 44).
Le mot d'ordre de Gabriel Tarde est celui de la purification (cf. p. 65), y compris celle de la vie sociale (cf. p. 68) qui consiste en une intériorisation des besoins et des aspirations. De la même manière, la société future imaginée par Gabriel Tarde ignore le patriotisme, mort «depuis qu'il n'y a plus de terre natale, mais seulement une grotte natale, et qu'en outre, les corporations où l'on entre à son gré, suivant sa vocation, ont pris la place des patries» (p. 83). Cette essentialisation des hommes du futur, qui ne peut que s'accompagner d'une extrême dureté face à l'adversité, apparaît aussi lorsqu'il leur arrive de tomber sur ce que nous pourrions appeler une poche résiduelle de bestialité, l'apanage, ici, «d'une petite tribu de Chinois fouisseurs qui, ayant eu, pense-t-on, quelques années plus tôt, la même idée que notre Miltiade, mais beaucoup plus pratiques que lui, s'étaient blottis sous terre, à la hâte, sans s'y encombrer de musées et de bibliothèques, et y avaient pullulé à l'infini» (p. 89). Que faire d'eux ? Plusieurs sage ont bien sûr proposé «d'exterminer ces sauvages qui pourraient devenir dangereux par leur astuce et par leur nombre», d'autres «de les réduire en esclavage ou en domesticité, pour se décharger sur eux de tout travail pénible», mais les deux avis sont abandonnés et, finalement, «la cloison séparative» a été «soigneusement rebouchée» entre l'humanité quintessenciée du futur et «ces cousins pauvres, ces parents éloignés» (p. 91), espèces de Morlocks avant l'heure.
Les spéculations ne manquent pas, l'une d'entre elle illustrant à merveille le propos de Tarde sur «le développement social de l'humanité, commencé à la surface terrestre et continué aujourd'hui encore sous son écorce presque superficielle» alors que, «au fur et à mesure des progrès du refroidissement solaire et planétaire», il doit «se poursuivre de couche en couche, jusqu'au centre de la terre, la population se resserrant forcément, et la civilisation, au contraire, se déployant à chaque nouvelle descente» (pp. 100-1), cette évolution ne pouvant logiquement déboucher que sur le dernier homme, «seul survivant et seul héritier de cent civilisation successives, réduit à lui-même et se suffisant à lui-même au milieu de ses immenses provisions de science et d'art, heureux comme un Dieu parce qu'il comprend tout, parce qu'il peut tout, parce qu'il vient de découvrir le vrai mot de la grande énigme», mais, tout aussi logiquement, «mourant parce qu'il ne peut pas survivre à l'humanité, et, au moyen d'une substance explosible, d'une puissance extraordinaire, faisant sauter le globe avec lui, pour ensemencer l'immensité des débris de l'homme !» (p. 101).
Nous constatons ainsi, sans beaucoup de surprise, que la pureté intellectuelle et spirituelle maximale n'est, en fait, qu'une impossibilité ou, pour le dire d'une autre façon plus inquiétante, une forme d'hermétisme, correspondant d'ailleurs aux derniers mots du Fragment d'histoire future, Tarde écrivant ainsi que, «aux cieux comme sur la terre, le bonheur vit caché», puisque, selon toute probabilité conclut l'auteur, «beaucoup d'astres éteints ont dû servir de théâtre à cette phase normale et nécessaire de la vie sociale» (p. 110). Finalement, la peinture de l'humanité future que nous offre Tarde, tout adepte d'un Progrès à ce point développé qu'il s'est spiritualisé, est l'un des avenirs les plus glaciaux et désespérés qui soient.

Notes
(1) Lesquelles concernent, avant tout, des erreurs de typographie (absence d'italiques pour les titres, ponctuation bancale, mise en page stochastique), mais je n'oublie pas que le texte de Tarde lui-même semble avoir été relu par un borgne, voire un aveugle : «célébrité» au lieu de célérité (p. 21), «à ce point de vie» au lieu, bien sûr, de vue (p. 68), «on l'a bien vue» au lieu de vu (p. 70), «Plus de terres labourables, dont plus de procès de propriété ou de servitude. Plus de murs, dont plus de procès de murs mitoyens» au lieu de donc (p. 80), «de table devant autel, ou d'aigle devenant chimère», au lieu de devenant autel (p. 100), sans compter les erreurs de typographie : absence d'espace devant des signes de ponctuation, absence de majuscule après un point et tant d'autres qui pourraient composer une note entière. Nous pouvons, je crois, parler d'un travail éditorial de cochon voire de porc, mais il faut noter que l'on ne demande généralement pas à cet animal de se mêler de travaux d'édition : une fois de plus, un vieux texte devenu introuvable a dû être scanné par un logiciel idiot, puis, évidemment, pas même relu. Voilà qui ne nous donne strictement plus la moindre envie de lire un autre livre de cet éditeur, malgré la présence d'un Brasillach au catalogue. Une édition revue du texte de Tarde est disponible sur le site de l'éditeur; j'ose espérer que cette dernière a été non seulement revue mais relue et corrigée.
(2) Notons d'ailleurs que l'apparition de cet empire troglodyte ne peut que coïncider avec l'imposition d'une «langue unique et commune», un «idiome international» (p. 21) qui ne sera autre que... le grec ! Remarquons en outre que ce monde souterrain futur, preuve s'il en est qu'il est beaucoup plus avancé que le nôtre, a réussi à se débarrasser de la presse, en raison du manque de papier : «faute de papier, on écrit forcément sur des ardoises, sur des stèles, sur des obélisques, sur de grandes parois de marbre, et cette nécessité, outre qu'elle oblige à un style sobre et contribue à former le goût, empêche les journaux quotidiens de reparaître, au grand profit des globes et des lobes cérébraux» (pp. 63-4).

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