La mort de L.-F. Céline de Dominique de Roux (08/12/2019)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Dominique de Roux dans la Zone.
Mâles lectures.
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Je ne suis pas suffisamment versé dans la célinologie pour savoir quel accueil a été réservé au court texte que Dominique de Roux a consacré au grand écrivain en 1966, cinq années après la mort de ce dernier, mais je doute qu'il ait été goûté exagérément, si nous considérons, par exemple, les réserves qu'exprime le préfacier de ce texte, Jean-Marc Parisis, notamment sur la question juive, cette pierre d'achoppement, ce scandale des scandales sur lequel butent tous les lecteurs, sots ou érudits, de bonne ou de mauvaise foi, de Céline, mais pas vraiment Dominique de Roux, qui compare explicitement la situation de l'auteur du Voyage au bout de la nuit à celles des Juifs lorsqu'il écrit ainsi que : «Sur la ligne de passage du dernier mot, au moment où il ne lui restait plus qu'à choisir le risque du suicide, dans cette fatalité du voisinage de la mort, où il rejoignait ainsi les limites de la condition juive dans le monde, son état absolument décharné l'amena au Sundby Hospital» (1). Absolument pas honteux d'avoir utilisé une telle image, Dominique de Roux, à la toute dernière page de son texte, écrira même de Céline qu'il sera porté en terre «dans l'horreur de ce jour sans ombre, comme le Juif au visage de supplicié sur le chemin de sa libération» (p. 192).
Il me semble somme toute assez vain et peut-être même sot, comme le fait Jean-Marc Parisis encore, de reprocher à Dominique de Roux le fait qu'il aurait écarté l'antisémitisme de Céline, ou même que son propos aurait valu absolution, même s'il est vrai qu'à la parution de l'ouvrage, tout un tas de belles âmes (ainsi de Jean-Pierre Faye) ont automatiquement rangé l'auteur dans le rang assez fourni tout de même des fascistes, avec Léon Daudet, ce qui est une prodigieuse stupidité, et Lucien Rebatet, ce qui l'est certes moins. Figurant Céline en Juif immémorial, «une fois entendu qu'il porterait les fautes de la multitude» (p. 43), Dominique de Roux, d'une certaine façon, prend le difficile point de vue surplombant que lui autorise, du moins à ses yeux, la littérature ou plutôt : l'état de la littérature au moment où il écrit son livre, état qui n'a cessé, depuis cette époque, d'empirer car il est désormais parfaitement clair que la «parole littéraire n'a plus de sens» puisque «écrire, et plus encore écrire en français, semble être la projection de quelque déchéance, d'un total échec de soi-même (p. 29). L'apparition cataclysmique de Céline, dans une société où «règnent le notariat le plus sec et le style littéraire de la petite mesure» (p. 33) peut, dès lors, être interrogée à bon droit, Dominique de Roux allant même jusqu'à se demander s'il a réellement existé car, «en notre époque déjà de transhistoire, tout apparaît sans date et sans généalogie dans le cours de la médiocrité au pouvoir, et toute interrogation apporte avec elle une fatigue de mort» (p. 30).
Quelle est l'évidence souveraine que rappelle Louis-Ferdinand Céline, et que nous faisons absolument tout ce qu'il faut pour l'oublier ? Qu'écrire, «ce n'est ni faire carrière ni prolonger ses humanités» puisqu'il faut avoir la force de «ne servir que sa vision» (p. 39) ou, en tout cas, le courage de quitter un pays fini, en émigrant à «Stromp-River, à New Brighton, comme quartier-maître à bord de l'Œdipus-Tyrannus, loin des slogans sur les volailles de France», puisque «ceux qui veulent écrire dans l'indépendance y trouveront un langage au-delà de toute frontière» (p. 38).
Malcolm Lowry n'est pas le seul grand écrivain, véritable possédé du langage capable, «torche au front», de «soulever le monde» (p. 41) en s'appuyant sur les mots, que cite Dominique de Roux. Si l'ambition de Céline a consisté à «s'insurger, défendre une cause au moyen d'un langage dru et violent» et, l'idée reviendra souvent tout au long de ces pages elles-mêmes fiévreuses, de «dépasser la littérature» (p. 59), nul doute que d'autres horribles travailleurs ne l'ont précédé, comme Rimbaud, le voyant prodigieux, celui qui sait et qui «ne revint jamais parler de son voyage» (p. 78) même s'il faut remarquer que Céline, contrairement au poète tutélaire, abandonne la vie pour la littérature (cf. p. 90). Quoi qu'il en soit, Céline, comme les poètes d'avant-guerre selon Dominique de Roux, doit se brûler, tous sordides et extatiques à la fois, guéris de la raison (cf. p. 123), obéissant à l'impératif catégorique selon lequel les «écrivains doivent se perdre» vu que «la réussite tend à avilir» (p. 129). C'est ainsi que Céline, «sous sa cape mauve, avec son grand nez, son apparence massive», ne poursuit en fait que «son propre anéantissement» (p. 131).
«Messager de l'intégral» (p. 140), Céline est «un homme à signaux, c'est tout, aussi seul qu'une veuve en marche, vers la vallée de Josaphat» (p. 133), appartenant à la communauté des maudits, autrement dit des poètes (des vrais poètes) qui «ont justement pour rôle de prophétiser, et de rappeler le souvenir du paradis et de l'enfer». Suit ce beau passage valant définition : «Leur mission est de vivre le mythe, de rejoindre au moyen de symboles la perception d'un ordre superhistorique, d'un ordre invisible qu'eux-mêmes n'ont peut-être pas vu» (p. 147).
Nous comprenons mieux pour quelle raison, sordide aux yeux des prudents et des lecteurs pressés ou mal dégrossis, Dominique de Roux a pu faire de Louis-Ferdinand Céline non seulement un Juif mais LE Juif, s'il est vrai que, dans une Europe sortie dévastée par deux conflits mondiaux, les écrivains, du moins ceux auxquels l'auteur accorde ce titre princier (Joyce, Artaud, Pound, Rimbaud nous l'avons vu mais aussi Faulkner), ont payé le tribut le plus lourd : «l'étrange animal qu'est un poète livré au regard des femmes (2), aux rires enfantins, à ces couples, à cette populace, à ce racisme, aux railleries que provoque sa souffrance !» (p. 167).
Si le Juif est l'ostracisé, le maudit absolu marqué du sceau de l'infamie depuis des siècles, nul doute que l'écrivain réel, celui qui jamais ne craindra de plonger dans les eaux profondes du langage pour en ramener du nouveau, sera celui qui scandalisera et qui scandalisera, d'abord, parce qu'il n'aura pas craint de toucher au langage, de lui insuffler sa propre irrépressible panique, le faisant lever comme une pâte, le gorgeant de visions qui, sans rire, seraient bien capables de le faire craquer, exploser : c'est ainsi que Céline au Danemark, selon son exégète fiévreux, souffre de la prison, de l'exil mais, surtout, de son «grave regret du langage, obligé qu'il était de se taire ou de murmurer ce français subtil, fragile, emporté avec lui dans sa panique» (p. 158), et laissé, peut-être, sur un rivage inconnu qui n'est plus tout à fait la littérature mais quelque chose d'autre, quelque chose d'autre «dont la conception souterraine avait régi l’œuvre en marche de Joyce, d'Artaud, d'Ezra Pound» (p. 169).
Dans ce lieu que peu ont vu de loin et que si peu ont foulé, «tout l'appareil de la presse, tout le poids de l'édition, la malveillance des libraires, une telle inquisition» (p. 171) n'ont plus la moindre portée contre les voyants qui se sont volontairement écartés de la «carrière de l'homme de lettres [qui] ne demande ni audace ni supériorité» puisqu'elle «tient à tant de ruses infimes, que le premier venu peut se hisser et mystifier le public avec la complicité de la mode» (p. 184), dans ce lieu-là, Céline, et une poignée de ses frères suppliciés se tiennent le plus loin possible de «la race des esprits prostrés» car ils travaillent «pour l'au-delà de la Révolution» et organisent «la stratégie de l'Apocalypse» (p. 194) dont nous ne savons que peu de choses, si ce n'est qu'elle sera, aussi, d'abord peut-être, le grand chambardement du langage avachi.
Notes
(1) Dominique de Roux, La mort de L.-F. Céline (avant-propos de Jean-Marc Parisis, La Table Ronde, coll. La petite vermillon, 2008), p. 164.
(2) Dominique de Roux n'oublie jamais de mentionner les compagnes de Céline. Si les poètes ont pour rôle de «prophétiser, et de rappeler le souvenir du paradis et de l'enfer» (p. 147), les femmes, elles, possèdent «la gloire sereine» qui consiste à «apporter au monde des morts d'une nudité absolue, sans trêve, le combat d'un cœur vivant» (p. 146).
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