La toile d’araignée de Joseph Roth, par Gregory Mion (15/12/2019)
Crédits photographiques : Alexandros Avramidis (Reuters).
Georges Limbour, Les vanilliers.
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Lorsqu’il paraît en 1923, La toile d’araignée (1), premier roman de Joseph Roth, contient déjà en quelque cent-cinquante pages toute la destinée obscure de l’Allemagne des vingt prochaines années. Ce roman fut d’ailleurs objectivement qualifié de prémonitoire et bien plus que le balayage littéraire d’une Allemagne exsangue et convulsive au sortir de la Grande Guerre, il témoigne aussi de l’état d’esprit de la «nouvelle Europe» (p. 104), qui n’est rien moins qu’un continent puant, pourri et cadavérique (cf. p. 110), abandonné aux tensions d’après-guerre, au brûlant souvenir des morts et aux opportunistes patentés. Les rancunes et les tempéraments belliqueux ne sont pas rares au lendemain des conflits d’envergure, et l’on connaît du reste les vexations consécutives au traité de Versailles, ruminé par le monde germanique comme une espèce de détournement de fonds, voire une humiliation crapuleusement légalisée. C’est en réaction à cela que le jeune Hitler fera ses armes rhétoriques, modèle d’arrivisme et de nationalisme féroces, archétype du revanchard aux dents très longues, dont le nom se trouve d’ores et déjà cité une fois par Joseph Roth, mais avec le sentiment que cette unique citation patronymique incarne la toile de fond du roman, la toile de l’araignée qui s’apprête à sucer le sang de l’Europe et même de l’univers tout entier, justifiant l’intitulé du livre vaticinateur que nous tenons entre nos mains. Pourtant il n’est ici question d’Adolf Hitler que de manière oblique, telle une figure tutélaire inaccessible qui inspirerait une ribambelle de disciples en ambition, assoiffés de pouvoir et prêts à toutes les manigances pour atteindre les sommets d’un gouvernement, petits calculateurs tapis dans l’ombre d’un pays meurtri, attendant le moment idéal pour se déclarer en prophètes du renouveau, en brillants soleils de la nation, en sauveurs de la patrie enténébrée par l’ennemi sémite et crépusculaire. Ce sont ces araignées plus modestement constituées qui intéressent davantage l’écrivain, mais dont les intentions, peut-être, outrepassent la démesure du Führer en devenir, et parmi ce contingent de pompeux arthropodes, il y a Theodor Lohse en tête de gondole, puis Benjamin Lenz à l’arrière, sorte de réserviste de l’opportunisme, plus rusé que Lohse mais pas moins nuisible à l’humanité.
Démobilisé de l’armée alors que la vie soldatesque battait son plein, Theodor Lohse retrouve la «vie civile, cruelle, perfide» (p. 12) où la hiérarchie n’est pas de mise, où tous les individus ont l’air de se valoir et semblent jouer un jeu de dupes. Il a la nostalgie des grades militaires parce que cette discipline des titres, selon lui, donnait à l’existence une juste lisibilité (cf. p. 12). Le jeune Lohse est de surcroît méprisé par sa famille. Il est dédaigné d’être resté en vie, d’avoir survécu aux tranchées, parce que sa disparition à la guerre aurait apporté l’héroïsme posthume qui offre une gloire facile aux proches qui fleurissent les monuments aux morts (cf. p. 10). Ce double échec, à la fois militaire et familial, nourrit chez Lohse un désir de réveiller le monstre qui est susceptible de dormir dans une arrière-boutique de sa conscience. Contre le raz-de-marée du rabaissement, il construit un barrage intérieur mégalomaniaque, retenant et entretenant les eaux d’une «ambition toujours vivante» et torturante (p. 14), aggravée par une haine croissante des Juifs qui rejoint les opinions de son temps. À l’image d’Hitler qui relata frénétiquement sa détestation paranoïaque des Juifs dans Mein Kampf, le rancunier Theodor Lohse, alors précepteur sous le toit d’une famille juive, ressent des montées de bile irrépressibles et rêve de «devenir puissant» (p. 86) non seulement pour écraser cette vermine fortunée, mais aussi pour posséder sexuellement la femme de cette maison, qui l’attire et le dégoûte simultanément, comme n’importe quelle femme forte rebute un homme médiocre se découvrant des ailes de géant au milieu d’une intelligence limitée. Car il en est ainsi de Theodor Lohse : il veut ardemment être quelqu’un, il ne souhaite plus «être une brique dans un mur» (p. 16), indiscernable parmi ses contemporains qui charpentent l’énergie populaire de l’État, d’où, en réactions successives, ses fantasmes de notoriété, ses rêves de fanfares qui feraient sonner les trompettes à son intention, ses constantes représentations d’un culte de la personnalité (cf. p. 18), autant de velléités indignement dionysiaques et qui pataugent dans un caractère péniblement apollinien. Sans doute que Lohse a l’intuition discrète de ses insuffisances, quelque part dans une soupente de lucidité, mais le déchaînement de ses pulsions de renommée le trompe sur sa valeur réelle, c’est pourquoi il s’imagine en ultime commencement de l’Histoire allemande, en individu décisif, véritable transition entre sa nature cupide et celle de son pays, authentique pont qui franchirait l’abîme de toutes les circonspections, «annonciateur de la foudre», «éclair» et «folie» (2) qui pourraient galvaniser tout un peuple, alors qu’il n’est lamentablement qu’un principe de déliaison, un raciste par imitation et un vulgaire sosie de la foule gavée d’hallucinations.
Il n’existe rien de spécialement décapant dans la personnalité de Theodor Lohse, qu’on se le dise franchement, et quoiqu’il paraisse illustrer la naissance d’un Mal absolu, il n’est en définitive que le rouage d’un dispositif qui le dépasse, un genre de rejeton à petite moustache (puisque c’est la mode) qui aspire pathétiquement à en avoir une plus touffue, comme si ce minuscule Hitler d’opérette se voyait déjà en haut de l’affiche, encore plus puissant que le Führer en herbe et encore plus moustachu qu’un autoritaire Nietzsche théoricien du surhumain. D’ailleurs Theodor Lohse sera aussi consternant que les nazis l’ont été vis-à-vis de la notion de surhumanité chez Nietzsche : pour un homme du mince calibre de Lohse, vague caisse de résonance des idées reçues et entremetteur d’un nazisme balbutiant, une vie en surhumanité consiste à marcher sur le monde d’un pied orgueilleux, à vivre de conquêtes multiples, à prendre des vies pour mieux fortifier la sienne, alors même que le Surhumain enseigné par Zarathoustra est un exemple magistral de maîtrise de soi et de capacité à coexister avec toutes les formes de la vie, de sorte à intensifier la vitalité partout et en tout temps, en soi et autour de soi, pour mieux répondre au blasphème des politiques de mort et à tous les prédicateurs du macabre. Par conséquent, le problème central d’un Theodor Lohse, c’est qu’il veut conjurer «sa pauvre petite médiocrité» (p. 23) en s’accomplissant dans un système destructeur de la vitalité, ce qui le condamne d’emblée à régner tout au plus sur un royaume des morts, à mener à la baguette un réseau d’ombres errantes, lui-même étant une ombre probablement plus fine et plus malade que les autres dans la mesure où il se croit doté d’une respectable épaisseur. C’est la raison pour laquelle nul ne peut être impressionné fondamentalement par Theodor Lohse, pas même le lecteur que nous sommes, parce que dès le début de cette chronique d’une ambition démesurée, on perçoit l’esbroufe du gringalet spirituel, la fumisterie du carriériste, et si jamais quelque chose doit nous sidérer, c’est évidemment moins la rage de parvenir de ce sous-adolescent dostoïevskien (3) que l’écriture méchamment ironique de Joseph Roth, qui, ce faisant, règle ses comptes avec la structure embryonnaire du nazisme et, bien sûr, avec l’ensemble des médiocres qui voudraient profiter d’une période historique troublée pour grimper rapidement à l’échelle du pouvoir.
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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