Judas Iscariote de Thomas De Quincey (16/09/2020)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Affublé d'une postface aussi insignifiante qu'obscure d'Éric Dayre et d'une préface de Pierre Leyris qui elle, heureusement, est claire, Judas Iscariote (1), publié en 1853, n'est pas le plus grand texte, loin s'en faut, de son auteur mais, ainsi que le remarque justement le traducteur dans sa préface, il saisit le lecteur, ainsi que la moindre ligne de ce prodigieux esprit, par «un ton de fermeté et d'urgence passionnée» (p. 9) qui lui permettra de déclarer d'entrée de jeu, au rebours de toute forme de convenance et de pacte plus ou moins tacite passé entre le texte et celui qui le lit, que «tout ce qui se rapporte de près ou de loin aux idées communes que nous avons sur cet homme, ses buts véritables et sa condamnation dans les Écritures semble erroné» (p. 13). Comment ne pas se souvenir, ici, que Borges, qui lui aussi s'intéressa à la figure maudite de l'apôtre félon au point de lui consacrer une nouvelle, Trois versions de Judas, admira tout particulièrement De Quincey, et n'ignora rien, non plus, du Biathanatos que John Donne publia au tout début du 17e siècle ?
En effet, selon l'auteur fantasque, pour un homme de la trempe de l'Iscariote, «et avec les vues qui étaient les siennes, c'était le caractère même du Christ, sublime dans l'excès des talents dont il faisait preuve dans le domaine de la spéculation mais, comme la grande création shakespearienne du Prince Hamlet, dénué des qualités correspondantes lorsqu'il s'agissait de passer aux actes et de répondre aux criantes urgences de la vie» qui pose donc problème, puisque, si l'on suit, comme le génial écrivain, «la vision des choses adoptée par Judas, il devint donc important que son maître fût précipité dans l'action par une force extérieure et jeté dans le cœur même de quelque mouvement populaire tel qu'une fois mis en branle, il fût impossible par la suite de le maîtriser ou d'y mettre un terme» (p. 16).
La thèse de Thomas De Quincey est parfaitement claire, et présente l'inestimable avantage, à ses yeux, d'emprunter des voies obliques, paradoxales voire secrètes : «Pour autant qu'il soit permis d'en juger c'était une initiative visant à hâter le règne de Dieu en utilisant des armes empruntées aux forces de l'obscurité» (pp. 25-6).
Pourtant, aussi centrale que nous paraisse la figure maudite de Judas, elle n'est peut-être pas la véritable préoccupation de l'auteur qui, dans ce texte étrange, comme dans tous ses autres ouvrages qui ne le sont pas moins, laisse son sujet se faire dévorer par les digressions et les notes de bas de page, tout accaparé qu'il est par des interprétations et des chicanes grammaticales soulevées ici ou là par d'autres auteurs, plus ou moins obscurs, interprétations, chicanes et fausses voies exégétiques qui sont à ses yeux au moins aussi importantes que la marche du monde.
En cela Thomas De Quincey a-t-il pu annoncer Karl Kraus mais aussi W. G. Sebald, et nous fourvoyer dans son petit livre, moins attaché à défendre l'honneur de Judas qu'à tenter de sonder l'inimaginable gouffre du Mal, comme il l'a fait dans pratiquement chacun de ses textes, abîme dans lequel le Christ même, affirme notre penseur si paradoxal, n'a pas «su apercevoir un seul germe», cette cécité redoublant celle, ô combien fameuse, qui empêcha Dieu de rien voir de la rébellion qui, dans le saint des saints du Paradis [et non, comme l'indique l'ouvrage, le «Sein des Seins» !] «et parmi les hôtes angéliques du lieu» «se serait insinuée sous l'effet d'une contagion métaphysiquement inconcevable» (p. 28).
Voilà bien le vertige qui saisit Thomas De Quincey : oser s'aventurer dans un royaume que la vue pourtant perçante du Seigneur n'est point complètement parvenue à éclairer de sa charité.
C'est, en toute modestie, ce que j'ai tenté de faire avec mon propre Judas, cette fascinante figure qui se prête à tous les songes et hypothèses.
Note
(1) Thomas De Quincey, Judas Iscariote (Judas Iscariot, traduction de l'anglais par Éric Dayre qui signe également une postface intitulée À boire et à manger, préface de Pierre Leyris, Judas mon prochain, Toulouse, Éditions Ombres, 1990). Ce texte n'est absolument pas dépourvu de fautes, évidemment.
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