Métaphysique du rhume. Le management et la cybernétique au cœur de la démesure sophistique postmoderne (1), par Baptiste Rappin (25/09/2020)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2766474560.4.jpgBaptiste Rappin dans la Zone.








«[…] je reconnaîtrai
l’opulente Corinthe […]
car chez Elle Belle-Loi [Εὐνομία] habite
et sa Sœur, fondement immuable des cités,
Justice [Δίϰα], et la Paix [Εἰρήνα] élevée avec Elle,
dispensatrices pour les hommes de richesse,
filles d’or de la sage Thémis;
Elles veulent refouler
l’insolence [Ὕβριν], mère hâbleuse de la suffisance [Κόρον].» (1)



La mesure de la philosophie

Le Sophiste de Platon met en scène la γιγαντομαϰία περὶ τῆς οὐσίας, qui oppose les Fils du Ciel, qui deviendront avec le temps les idéalistes, à ceux de la Terre que la tradition assimilera aux matérialistes. D’un côté, le danger de la tautologie parménidienne; de l’autre, le risque de la dissémination sans début ni fin de la χώρα dont le Timée nous apprend qu’elle obéit au règne de la Nécessité des «causes errantes» (2). Le chemin de la philosophie est ténu mais constant qui résout l’aporie de l’Un et du Multiple, et il ne tient qu’à un fil, qui consiste, de Platon et Aristote jusqu’à Heidegger et Arendt ou Patočka, à éviter aussi bien le Charybde de l’identité figée dans le Même que le Scylla de la dispersion dans les simulacres, pour retrouver à travers la multiplicité des choses et de leur donation l’essence qui les installe en leur lieu propre. Le Timée, toujours lui, offre justement ce spectacle d’une cosmogonie dans laquelle le Démiurge imprime dans le matériau les formes intelligibles pour constituer un univers doté d’une Âme et d’un Corps. Platon conserve la même structure logique dans le Philèbe, mais place cette fois-ci au cœur du monde la Limite qui donne la mesure de sa palpitation : si la discrimination (διακρισίς) impose au mélange un modelage, la limite assure, quant à elle, la détermination de l’illimité d’où provient la γἐνεσις εῑς οὐσιαν (3). Et Aristote de ne pas énoncer une autre vérité dans son étiologie tétrapolaire qui met en exergue la mise en ordre rationnelle de la matière par la forme et l’acheminement contingent du moteur vers son terme et sa fin (4).
Ce rôle de la limite, qui dé-limite, de la fin, qui dé-finit, du terme, qui dé-termine, nous le retrouvons à l’autre bout de l’histoire de la métaphysique, et plus particulièrement dans la topologie de l’être qui caractérise la pensée de Heidegger. L’espace n’est pas un contenant qu’il faudrait remplir de produits destinés à le meubler; les choses, par leur présence dans l’Ouvert, configurent le lieu, en font un site habitable pour l’homme. Isaac Newton vida l’espace de ses propriétés qualitatives et ontologiques au sein desquelles le déplacement d’une chose constituait son altération en vue de son terme et de sa localité; le mouvement acquit sa dignité, devint état et non plus seulement étape, constituant le fond agité de la modernité, qu’elle soit scientifique, politique ou économique. C’est avec une telle tradition que rompt Heidegger, en redécouvrant la sagesse par trop empoussiérée des Anciens; ainsi la limite n’est-elle pas pour le philosophe un frein ou un obstacle (à la libre circulation), mais ce par quoi les choses adviennent à l’être : «Un espace est quelque chose qui est «ménagé», rendu libre, à savoir à l’intérieur d’une limite, en grec πέρας. La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être. C’est pourquoi le concept est appelé όριςμός [qui donne «horizon»], c’est-à-dire limite. L’espace est essentiellement ce qui a été «ménagé», ce que l’on fait entrer dans sa limite» (5) ?
Puisque la philosophie est essentiellement un regard, celui de la contemplation théorique (θεώρία), son champ est celui de l’espace au sein duquel les choses manifestent leur visage (εἲδος). Nous pouvons alors prendre en vue l’analogie spatiale et métaphysique qui se joue de Platon à Heidegger : de même que le Souverain Bien dispense la lumière pour que les Formes Intelligibles puissent constituer l’horizon, c’est-à-dire le concept, de l’œil de l’âme, de même le jaillissement de l’être fait éclore l’Ouvert dans lequel les choses viennent à s’installer en leur lieu propre.
Cet ajustement du λόγος au ϰόσμος, qui naît de l’étonnement devant le monde, le fameux θαυμάζειν que Platon place à la naissance de la philosophie, menace de toujours céder à la désarticulation. La sophistique est en effet le revers de la médaille philosophique, et l’exercice rhétorique constitue le péril permanent du σύστημα, cet «ajointement interne qui donne à la chose son fondement et sa tenue» (6). De ce point de vue, la sophistique ne saurait se définir comme un ennemi extérieur qui viendrait mettre à mal la philosophie comme l’on prend d’assaut une forteresse; d’ailleurs Plotin, au IIIe siècle, redonna tout son lustre à la tradition grecque face aux assauts du christianisme et du gnosticisme. La misologie, qui fait usage des antilogies consistant à dire d’une chose tout et son contraire, agit comme la face obscure du λόγος qui, s’il quitte du regard les formes intelligibles, se préoccupe de la seule et unique efficacité technique du discours. C’est cette même déchéance (Verfallenheit) du Dasein vers l’inauthentique que Heidegger décrit sous les traits du «On» perdu dans les bavardages sans fin (7).
Le sophiste abandonne le projet d’universalité qui caractérise la philosophie : il renonce au principe de vérité qui caractérise aussi bien l’ontologie que la science, à l’exigence de justice qui fonde la politique, ainsi qu’au souci du Bien qui donne son sens à l’éthique. Refusant de définir, le sophiste échappe lui-même à la définition : c’est la raison pour laquelle Platon décrit le sophiste «paré d’un habit piolé» (8), le compare à Protée prenant «toute sorte de formes» (9), lui attribue «cent têtes» (10) ou lui accole l’adjectif de «ποιϰίλος» (11) («bigarré», «changeant», «ondoyant»). Non caractérisable, proprement impropre, la sophistique relève de l’ἄπειρον, de l’absence de limite. Séparée, détachée, mobile car sans point d’attache, elle érige le nihilisme comme le possible destin de la philosophie. Si ne est une particule de négation, hilum désigne le hile qui raccorde la graine au funicule : le nihilisme réside bien dans cette absence d’articulation du λόγος au ϰόσμος. Comme le dit Pierre Aubenque, «La théorie et la pratique sophistiques du langage ne supposent donc pas seulement une ontologie erronée : elles entraînent l’impossibilité de toute ontologie» (12).

Le renversement moderne

La modernité, dès son coup d’envoi, se veut prométhéenne et annonce vouloir franchir les limites du cosmos. Non seulement les frontières sont faites pour être dépassées, mais le monde lui-même n’en connaît point. Les colonnes d’Hercule fixaient la fin du monde dans le détroit de Gibraltar, geste d’assignation que seul un héros pouvait se permettre. Au-delà, la vaste étendue océanique et le déchaînement de la houle, ne garantissant aucun ordre, ne promettant aucun horizon, renvoient au règne des Titans qui ne sont qu’aveugle déchaînement de forces élémentaires. Fort heureusement, la monstrueuse Campé veille et le Tartare doit rester leur ultime demeure afin de préserver l’ordonnancement du monde patiemment édifié par Zeus. Charles Quint annonça son règne contre la devise d’Hercule : Plus Ultra ! allait devenir le mot d’ordre d’une modernité se lançant à l’assaut du monde. C’est pourquoi Francis Bacon orne le frontispice de son «nouvel instrument» d’une peinture des colonnes d’Hercule que des navires franchissent allègrement, bravant fièrement les frontières cosmiques posées par le demi-dieu et s’élançant courageusement vers l’aventure de la connaissance et du règne de l’homme sur la nature. La maxime inscrite entre les piliers «Multi pertransibunt et augebitur scientia» («Beaucoup voyageront en tous sens et la science en sera augmentée) fait écho à l’impériale devise qui assigne à l’Europe moderne sa mission prométhéenne. D’ailleurs, le Grand Chancelier poursuit sa métaphore nautique pour préciser le rôle du novum organum : «Nous étant avancé au-delà des rivages des arts anciens, nous équiperons l’entendement humain pour la traversée» afin de «triompher des obstacles et des obscurités de la nature» (13). L’espoir du progrès et de la maîtrise dame le pion à la crainte des Anciens de se trouver «ballotés et disloqués par la tempête» et de «sombrer dans l’océan indéterminé de la dissimilitude» (14).
Une telle aspiration au franchissement des limites et des frontières trouve un accomplissement dans la philosophie postmoderne, à l’image de Gilles Deleuze qui fit du renversement de la philosophie platonicienne le leitmotiv de son œuvre : «Renverser le platonisme signifie dès lors : faire monter les simulacres, affirmer leurs droits entre les icônes ou les copies. Le problème ne concerne plus la distinction Essence-Apparence, ou Modèle-Copie. Cette distinction toute entière opère dans le monde de la représentation; il s’agit de mettre la subversion dans ce monde, «crépuscule des idoles». Le simulacre n’est pas une copie dégradée, il recèle une puissance positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction» (15).
La République, dans son livre VII, offre certainement la plus claire des expositions de l’ontologie platonicienne (16). La structure triadique sépare le Souverain Bien et les formes intelligibles des copies, ou icones εἰϰών), qui sont le fruit de la μίμεσις supérieure, et des copies de copies, ces ombres projetées sur la paroi de la caverne que Platon nomme idoles (εἴδωλον) et qui proviennent d’une activité de μίμεσις inférieure. C’est ainsi que s’introduit une coupure radicale, non pas entre l’immanence et la transcendance – c’est là une lecture monothéiste de Platon et de la philosophie grecque en général –, mais entre le visible et l’invisible. Cette coupure, le philosophe la nomme χωρισμός (17), et elle soumet l’intelligibilité du visible à une forme de causalité qui installe chaque chose en son essence. Le simulacre se définit par voie de conséquence comme ce qui ne présente jamais le même aspect, se disséminant dans un mobilisme sans début ni fin, et fait perdre à l’âme le fil de la contemplation de ce qui, dans le divers, revient toujours comme sa structure intime.
Alors, tout comme ses lointains ascendants de l’Athènes classique, le sophiste contemporain évacue la question du sens pour ne rechercher que le seul effet et dissout l’exigence de vérité dans un langage autoréférentiel qui se paie de mots : «Ça ne représente rien, mais ça produit, ça ne veut rien dire, mais ça fonctionne. C’est dans l’écroulement général de la question «qu’est-ce que ça veut dire ?» que le désir fait son entrée. On n’a su poser le problème du langage que dans la mesure où les linguistes et les logiciens ont évacué le sens» (18).
Et de cette performativité généralisée au culte de la performance, il n’y a qu’un pas que Gilles Deleuze estime déjà franchi : «partout Hippias triomphe, même et déjà dans Platon, Hippias qui récusait l’essence» (19). Un tel éloge du fonctionnement, une telle obsession de l’effet produit, de telles références à la rhétorique des sophistes ne peuvent que suggérer une attention plus soutenue à l’étonnante proximité de Deleuze, en particulier, et des philosophes postmodernes de façon plus générale, avec ce que l’on nomme le management.

Notes
(1) Pindare, Olympiques, XIII, vers 3-10, dans Œuvres complètes (traduit du grec par Jean-Paul Savignac, Éditions de la Différence, coll. Minos, 2004), p. 147.
(2) Platon, Timée, 48a, dans Platon, Timée, Critias (traduit du grec par Luc Brisson, Flammarion, coll. GF, 2001), p. 145.
(3) Platon, Philèbe, 26d (traduit du grec par Luc Brisson, Flammarion, coll. GF, 2002), p. 114 : «la naissance en vue d’une réalité» selon le traducteur; «la venue à l’être» l’exprime peut-être plus clairement.
(4) Aristote, Métaphysique, A, III (traduit du grec par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, 1991, Presses Pocket, coll. Agora), p. 48.
(5) Martin Heidegger, Bâtir Habiter Penser, dans Essais et Conférences (traduit de l’allemand par André Préau, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1958), p. 183.
(6) Martin Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine (traduit de l’allemand par Jean-François Courtine, Éditions Gallimard, coll. nrf, 1977), p. 54.
(7) Martin Heidegger, Être et Temps, § 35 (traduit de l’allemand par François Vezin, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1986), pp. 214 et sq.
(8) Platon, Ion, 535a, dans Platon, Premiers dialogues (traduit du grec par Émile Chambry, Flammarion, coll. GF, 1967), p. 418.
(9) Ibid., p. 428.
(10) Platon, Le Sophiste, 240c, dans Platon, Parménide, Théétète, Le Sophiste (traduit du grec par Auguste Diès, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1992), p. 188.
(11) Ibid. , 226a, p. 169.
(12) Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote (Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2002), p. 138.
(13) Francis Bacon, Novum Organum (traduit du latin par Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, Presses Universitaires de France, coll. Épiméthée, 2014), p. 77.
(14) Platon, Le Politique, 273d (traduit du grec par Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Flammarion, coll. GF, 2011), p. 116.
(15) Gilles Deleuze, Simulacre et philosophie antique, dans Logique du sens (Les Éditions de Minuit, coll. Critique, 1969), p. 302.
(16) Platon, La République, Livre VII (traduit du grec par Pierre Pachet, Éditions Gallimard, coll. Folio Essais, 1993).
(17) Platon, Phèdre, 251d dans Platon, Phédon, Le Banquet, Phèdre (traduit du grec par Paul Vicaire, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1991), p. 198.
(18) Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie 1 (Les Éditions de Minuit, coll. Critique, 1972), p. 130.
(19) Gilles Deleuze, Différence et répétition (Presses Universitaires de France, coll. Épiméthée, 2003), p. 244.

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