Le pouvoir de la langue et la liberté de l'esprit de Jacques Dewitte (01/10/2020)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
1933797059.jpgÉtudes sur le langage vicié.











Sternberger.JPGFort peu de lecteurs auront la chance de tenir entre leurs mains la belle quadruple étude de Jacques Dewitte, Le pouvoir de la langue et la liberté de l'esprit, sous-titré Essai sur la résistance au langage totalitaire, que l'éditeur, Michalon, n'a pas jugé utile de rééditer depuis 2007. Il n'est donc pas étonnant que cet ouvrage atteigne désormais des sommes coquettes sur les différents sites de librairies en ligne. Au moins, ce lecteur curieux n'aura pas le regard épouvanté par la première de couverture, très laide illustration imbriquant un labyrinthe et un goéland toutes ailes déployées qui, je le suppose, dans l'esprit du crétin responsable d'un tel saccage inesthétique, doit parfaitement convenir au mouvement de balancier que l'auteur imprime à sa problématique : d'un côté le langage à visée totalitaire, englobant tout, prétendant du moins tout englober, de l'autre la réalité qu'il tente à n'importe quel prix de gauchir, de grimer, jusqu'à ce qu'elle corresponde à ses mots et slogans pourris. Il ne s'agit cependant point, en analysant le langage vérolé, de s'exonérer du langage lui-même, car Jacques Dewitte a raison de nous rappeler que, sans la médiation complexe qu'imposent les mots, la réalité n'est rien. Dès lors, il faut parier qu'il n'y a «dépassement de l'emprise totalitaire que par un mouvement double où l'on retrouve une forme de circularité», à savoir «un mouvement vers les choses», mais aussi la «mise en œuvre des mots», et, à cette fin, la «remise en route de la parole lorsqu'elle s'est enlisée, mais encore, compte tenu de sa fréquente détérioration», la «remise en état de la langue» (1). Nous verrons qu'il n'est pas si facile que cela, en soignant le langage contaminé par le bacille du slogan, de la langue de bois, de la fausse langue à visées hégémoniques, de retrouver le monde : le langage totalitaire, le langage maléfique, même, que Jacques Dewitte évoque hélas trop peu, ont pour particularité, en contaminant celles et ceux qui l'emploient, de saper les fondements de notre confiance dans le monde.
Qu'est-ce que l'auteur appelle un langage totalitaire ? Ce sont des «langues idéologiques ou manipulées, mises en place par les régimes nazi et communiste comme instruments de pouvoir. Le totalitarisme désigne ainsi une manière de s'emparer par le langage de la réalité elle-même. C'est cela qui est proprement totalitaire : créer une situation dans laquelle le langage n'aurait précisément plus d'Autre» (p. 26). Nous constaterons plus avant que cette exclusion de l'Autre n'est pas seulement l'apanage des langages totalitaires, mais aussi de la langue de bois par laquelle le politiquement correct déforme non seulement notre société mais, bien évidemment, influence nos esprits : il n'est pas né, l'homme qui pourrait se prétendre totalement immunisé contre le pseudo-verbe. Ainsi, Jacques Dewitte n'hésite pas à écrire que nos sociétés «sont à la fois anti-totalitaires et néo-totalitaires» (p. 28) car elles sont à la fois «caractérisées par la reconnaissance institutionnelle du conflit, de la pluralité et donc de l'altérité» mais aussi parce qu'elles cherchent, par cette visée éminemment louable, à faire taire les mal-pensants, les récalcitrants et autres séditieux «sous une forme de plus en plus radicale». Cela signifie donc que «tout ce qui vient menacer le consensus démocratique et réintroduire la perception d'une altérité réelle, sous la forme de la reconnaissance d'un ennemi, par exemple, se voit brutalement neutralisé» ou, pour le dire plus précisément et avec les mots de l'auteur, la «démocratie culturelle radicale [...] menace de ruiner la démocratie politique» (p. 29), comme nous pouvons le constater jour après jour, sans qu'il nous faille pour ce faire convoquer les ombres tutélaires de ces quatre médecins légistes du langage pourri que sont Orwell, Klemperer, Sternberger et Wat.
C'est dire qu'il ne faut pas seulement parler de «bouclage absolu» (2) à propos de la fable langagière génialement dépeinte par George Orwell dans 1984, mais, aussi et voilà qui ne laisse pas d'être inquiétant, pour notre si irénique et consensuelle société dont nous ne manquerions pas de choquer les commis si nous leur prouvions qu'ils ne tolèrent rien de ce qui serait susceptible de heurter leurs petites convictions normativement castrées. Et force est alors de constater que le langage totalitaire n'est pas celui, d'acier ou d'airain, mis en circulation par les seuls régimes autoritaires, puisque nous pourrions à bon droit prétendre que la novlangue (3) démocratique, comme n'importe lequel de ces langages cherchant à triompher de ses concurrents (comme, par exemple, l'est, pour quelque temps encore, l'archéolangue, ainsi que l'évoque remarquablement Jaime Semprun dont Dewitte ne dit pas un mot, alors qu'il sait qu'il est l'un des traducteurs des essais d'Orwell), se fait «passer pour le seul langage possible, tendant à rendre impossible toute autre dénomination, à décréter que cela n'est que chimère inconsistante. Le danger, poursuit Jacques Dewitte, tient à ce que les individus, afin de prévenir le risque d'incompréhension ou d'exclusion, se mettent bientôt à parler comme cette langue l'exige, tenant compte de ses limitations et interdictions, d'abord en un geste pragmatique puis, peu à peu, en une intériorisation dont ils n'ont plus conscience. Elle a alors imposé son point de vue sans violence ou presque, par un geste de servitude volontaire» (p. 24) maintes fois analysé par les contempteurs les moins féroces du régime démocratique.
Il y a donc, il doit y avoir, sauf à ce que nous basculions sans cris ni douleurs, comme si nous avions avalé des poignées de ces pilules Murti-Bing imaginées par Witkiewicz , dans la société parfaite que nous vendent les idéologues, une «échappée anti-totalitaire» (titre d'un des chapitres de la première partie, consacrée à George Orwell) qui développe amplement la dialectique entre le Même forclos d'une langue repliée sur elle-même, qui s'appauvrit chaque année et signe sa réussite dans ce rabougrissement sémantique, et l'Autre d'une réalité à laquelle les esprits, façonnés par la langue abrutissante, croient de moins en moins : la novlangue orwellienne, comme la langue monstrueuse évoquée par Dolf Sternberger ou la LIT disséquée par Victor Klemperer, «dénie autant que possible à l'altérité la moindre réalité ontologique, en la privant de toute reconnaissance linguistique» (p. 63). Car, en fin de compte, «la plus grave conséquence de [la] mutation linguistique» qu'opère la novlangue n'est pas «tant l'arme dont dispose le discours officiel que la mutilation de la représentation de soi et de la conscience de sa propre dignité qu'il inflige aux individus» (p. 65).
Une langue volontairement appauvrie appauvrit notre perception de la réalité, c'est une évidence («En réduisant la palette lexicale et la complexité grammaticale, on réduira le champ sémantique et on limitera donc la capacité à penser et à éprouver», p. 249), du moins pour Jacques Dewitte qui à raison estime qu'il y a autant d'univers que de langues, et qu'une langue blessée ou mutilée, rabougrie, ne permettra d'appréhender le monde qui nous entoure que dans sa déficience, dans des limites clairement assignées par une langue elle-même volontairement limitée. Ainsi, la novlangue «effectue un télescopage du monde et du discours, de sorte qu'apparaît un hybride des deux : le monde est devenu un quasi-discours bouclé sur lui-même qui fonctionne tout seul, et le discours est devenu un quasi-monde, une pseudo-réalité» (p. 66).
Plus d'une fois, Jacques Dewitte n'hésite pas à s'aventurer dans des domaines qui n'ont rien de parfaitement, scientifiquement, froidement linguistiques, sur les brisées de Dolf Sternberger (4), lorsqu'il évoque par exemple, au-delà même d'un «langage non pas totalement flottant et arbitraire, mais au contraire parfaitement fixé et clos, grâce à un bouclage total de ses significations» (p. 72), un contre-langage effrayant car, dit-il à propos de la novlangue telle qu'Orwell en a détaillé les principes, «nous reconnaissons dans cette entreprise de Néantisation l'équivalent inversé de l'entreprise de Création. Il y a là une sorte de double obscur du fiat lumineux», une sorte de nefiat, «si l'on peut risquer un tel néologisme en latin» (p. 73). Ailleurs, il écrit que le Mal radical pourrait être «logé dans la distorsion même du langage, dans le besoin d'infliger une souffrance gratuite et d'imposer une domination totale qui s'étend jusqu'aux mots» (p. 213). Ce n'est évidemment pas sans raison que Jacques Dewitte cite l'exemple de Hitler, réduit à une espèce de Kurtz monologuant dans l'épaisseur de la jungle brésilienne, tel que George Steiner le figure dans son Transport de A. H..
Jacques Dewitte, hélas, ne poursuit pas plus avant son exploration de ces contrées interdites, ne se dirige pas, hardiment, vers le Kurtz de Conrad et son décalque steinerien comme j'ai pu tenter de le faire dans mon essai sur l'auteur de Réelles présences, préférant toutefois insister, à juste titre à notre sens, sur la responsabilité de chacun d'entre nous dans l'usage de la langue. Commentant l'ouvrage de Sternberger, il écrit ainsi que «l'Inhumain ne doit donc pas être compris comme une instance extérieure exerçant son emprise sur le sujet : il se révèle «réellement présent» lorsque l'on parle son langage, étant soi-même responsable des mots que l'on reprend. Cette conscience de la responsabilité va de pair avec l'intuition de sa propre liberté, qui consiste très concrètement dans la possibilité de choisir ses mots» (p. 116, l'auteur souligne) ou, pour le dire une fois de plus avec Sternberger : «Les laquais des tendances sociales dominantes sont aussi les perroquets de l'usage langagier dominant, et inversement. Toutefois, celui qui regimbe devant la langue universelle de la gestion et de l'organisation regimbe en même temps devant la tendance sociale qui y est exprimée» (p. 117). Autrement dit, qui tente de ne pas reprendre, comme un perroquet, le langage abêti circulant autour de lui est, de facto, un opposant et même, un résistant, aussi minuscule qu'on le voudra ou le moquera, aussi condamnée à l'échec que nous paraisse son action, sa révolte dans les cas les plus aboutis, qui sont aussi les plus désespérés. Nous aurions, dès lors, aimé retrouver sous la fine plume de Jacques Dewitte l'exemple du génial Karl Kraus, mais l'auteur lui-même nous donne l'explication de cette monumentale absence dans son ouvrage : «Il existe un auteur important, qui brille ici par son absence, et dont on aurait pu attendre des éléments d'analyse : Karl Kraus, qu'admirait d'ailleurs Dolf Sternberger. Pour des raisons que je ne m'explique pas, je n'ai jamais pu «entrer» dans son œuvre. Dans la mesure où chacune de ces études résulte d'une rencontre entre des destins et ma propre réflexion philosophique, et si, pour une raison insondable, ce jeu mutuel entre l'apport du commentateur et l'auteur étudié ne se fait pas, comme chez moi avec Kraus, il me paraît judicieux de le laisser de côté» (pp. 25-6). Étrange aveu mais, au moins, Jacques Dewitte n'a-t-il pas hésité à nous en faire la confidence, et cela de manière d'autant plus sincère qu'il avoue lui-même ne pas comprendre pourquoi il n'a jamais réussi à entrer dans les textes du furieux polémiste qui par avance a illustré, et de quelle inébranlable et remarquable façon !, l'idée que Jacques Dewitte ne cesse d'évoquer : nous sommes, tous, responsables de la liquéfaction du verbe et, tout autant, nous pouvons, tous, lui inoculer, à notre modeste échelle, les anticorps qui l'aideront à mieux résister contre la pandémie a-verbale.
Quoi qu'il en soit de cette étonnante absence, de celle encore d'un Armand Robin ayant pourtant, comme nul autre à ma connaissance, sondé le faux abîme de la propagande soviétique dans sa Fausse parole, il me faut souligner un point qui me paraît essentiel dans ce livre : jamais Jacques Dewitte ne se fait le juge intraitable de celles et ceux qui ont été contraints, parfois à leur insu, d'utiliser les langues de bois ou de fer. Mieux même, puisqu'il va jusqu'à écrire que «l'humanisme classique s'élargit ainsi de manière à prendre en compte la barbarie contemporaine comme ayant, elle aussi, un langage» (p. 136). Nous frôlons de nouveau le bord de l'abîme où, prudemment, Jacques Dewitte s'est arrêté, non sans avoir lancé un regard que l'on devine fasciné. C'est justement parce qu'il connaît la dimension obscure de la langue, qu'il a même pu, comme tout un chacun, en éprouver la séduction (5), que Jacques Dewitte, dans son livre, se fait humble pédagogue, et unit l'appréhension intellectuelle, surplombante par définition, à l'action, à ce que d'autres ont appelé la praxis. Ainsi, en guise de conclusion de la partie qu'il consacre au Dictionnaire de l'Inhumain (Aus dem Wörterbuch des Unmenschen) de Dolf Sternberger, écrit-il : «Il nous appartient, à ses yeux, de le ré-humaniser [le langage] pour rester sain d'esprit. Cette confiance n'implique en rien la croyance en son pouvoir illimité. Il importe au contraire d'être conscient de ses limites, de comprendre qu'il y a des choses à ne pas dire, que la pudeur et le tact sont de mise face à des crimes qui continuent à représenter un scandale indépassable. Il ne s'agit donc pas de proposer une sorte de reconquête des territoires investis par la barbarie via un langage à nouveau radieux et triomphant. Il s'agit, soulignons-le une fois de plus, de percevoir la barbarie comme un langage, d'entendre sa voix, sa tonalité, sa forme et ses tournures, moins pour la «comprendre», que pour éviter de se mettre soi-même à lui prêter sa voix. La confiance dans le langage est une confiance dans l'homme et dans la présence de l'homme dans le monde» (p. 143, l'auteur souligne).
Cette confiance dans le langage sortira même renforcée de «l'expérience totalitaire» et de «la crise contemporaine» (p. 235) sur laquelle, hélas, Jacques Dewitte ne s'attarde guère (6), préférant insister, je l'ai dit, sur des remèdes qui sont à la portée de tout un chacun mais me paraissent pourtant absolument ridicules face au déferlement des langages viciés, dont la novlangue managériale, que Baptiste Rappin analyse comme le bras armé de la Machine, est le masque le plus grimaçant et redoutable. S'il est certes absolument évident à mes yeux que «l'existence d'un ordre stable du monde et de la langue (7) est une condition de la liberté (et pas seulement de la vérité), et qu'une liberté devenue un arbitraire institutionnalisé se révèle le pire ennemi de la vraie liberté individuelle» (p. 252), je suis bien davantage sceptique sur la belle confiance dont témoigne Jacques Dewitte évoquant «la fin du cauchemar engendré par les utopies», censé inaugurer «le retour à une vie humaine finie et imparfaite», ainsi qu'un «retour au champ où la parole rencontre la réalité, où une relation mutuelle peut s'établir entre elles», un «retour à une situation où la pensée qui se cherche doit aussi chercher et choisir ses mots, c'est-à-dire effectuer un va-et-vient entre la chose-à-dire et les ressources de la langue héritée, sans être d'emblée captivée par tel vocable devenu quasi compulsif».
Pour le dire plus brutalement, non seulement je doute que nous soyons sortis du cauchemar, car notre société, à bien des égards, est au moins aussi dure qu'un régime totalitaire, bien que ses moyens d'oppression soient infiniment plus subtils que ceux des dictatures, mais je ne suis pas franchement assuré que ladite hypothétique sortie «marque le retour à une parole dans laquelle le sujet est présent à son propre discours» (p. 262), tant les exemples, innombrables et quotidiens, du contraire, et pas seulement dans le cloaque du journalisme contemporain, le montrent et le démontrent amplement. La quatrième de couverture du livre de Jacques Dewitte évoque un «formidable exercice de désensorcellement» mais, pour lutter contre le pouvoir d'un sorcier, encore faut-il que nous prenions conscience qu'il nous a pétrifiés par son charme, et je ne vois guère, dans mon entourage plus ou moins direct, quelque intraitable maître du Haut Château qui me révélerait que la réalité qui est la mienne est truquée ! Pour conclure, je citerai les propos d'une de mes anciennes notes, indiquée plus haut, où j'analysais la position, beaucoup plus pessimiste que ne l'est celle de Jacques Dewitte et me semblant bien plus pertinente, de Czeslaw Milosz dans La pensée captive : «La question que Milosz pose dans ce texte est la suivante : «peut-on raisonner correctement, écrire de manière valable hors de l'unique courant du réel, dont la vigueur provient de son harmonie avec les lois historiques ?». La réponse à cette question est claire : seuls quelques esprits exceptionnellement doués et incroyablement forts peuvent résister à cette tentation si insidieuse et commune, d'autant plus insidieuse qu'elle ne se montre jamais de manière frontale, du moins pour un intellectuel qu'il s'agit, d'abord, de charmer, en achetant son calme et même, ce qui nous semble ne jamais pouvoir être monnayé, son adhésion, sa conscience, sa foi, tout simplement, en un programme qui se propose rien de moins que de modeler un nouvel homme, dont il sera le héraut tout à la fois que le modèle imparfait».

Notes
(1) Jacques Dewitte, Le pouvoir de la langue et la liberté de l'esprit. Essai sur la résistance au langage totalitaire (Michalon, 2007), p. 19. Je signale, car ce fait mérite d'être rapporté, que ce livre a été relativement bien relu, vu qu'il ne comporte que quelques fautes vénielles (tout seuls et non «tous seuls», p. 85; «Fran[k]furter Zeitung», p. 108; 1881-1919 et non 1981-1919»; diagnostic et non diagnostique», p. 181. Un «de» manque devant «la chose», p. 218 et, enfin, le mot «tournant» n'a pas à être déterminé par «une» (p. 234). Notons encore l'usage d'un terme fleurant bon son jargon managérial, «l'oppositionnel» (p. 195).
(2) «La réflexion sur le langage totalitaire devra prendre en compte la possibilité effrayante d'un langage bouclé sur soi, empêchant certaines réalités d'émerger à la conscience» (p. 39). La suite de ce passage : «Mais aussi, en réaction à cette perspective, poser l'exigence d'une parole de vérité qui se destine à maintenir le contact avec cet invisible refoulé ou forclos» (pp. 39-40) nous fait irrésistiblement songer aux très grandes enquêtes de W. G. Sebald, qui n'a de cesse de déterrer, sous l'apparence anodine de lieux et d'existence eux-mêmes banals, la monstrueuse vérité du Mal cherchant qui dévorer.
(3) Jacques Dewitte emploie dans son ouvrage le terme novlangue au masculin, comme cela a du reste été le cas, par calque de l'anglais newspeak, jusqu'à la nouvelle traduction du livre d'Orwell par Josée Kamoun (chez Gallimard, coll. Du monde entier, 2018). Insensiblement et par paresse évidente, ce terme, sur le modèle de langue, a été considéré comme féminin, tandis que le terme anglais a été traduit par néoparler.
(4) L'auteur du Dictionnaire de l'Inhumain, totalement inconnu, cela va de soi, des éditeurs français, écrit ce propos que nous faisons nôtre (cité à la page 132 de notre ouvrage) : «Le critique du langage doit être à la fois un philologue et un moraliste. C'est pourquoi il opère ses distinctions non pas seulement selon les critères esthétiques du beau et du laid, du vigoureux et du desséché, du bon et du mauvais, et pas uniquement non plus selon les critères logiques du juste et du faux ou, plus subtilement, du cohérent et de l'incohérent, mais en même temps selon des critères moraux. Je n'ai pas honte de le dire : en dernière instance selon les critères du bien et du mal, en particulier de l'humain et de l'inhumain. Et mon affirmation, non : ma conviction est que ces critères ne sont pas étrangers et extérieurs au langage, mais lui sont tout à fait appropriés et inhérents». C'est là pointer une responsabilité morale absolue, non pas comme flottant au-dessus du monde ainsi qu'un impératif catégorique aussi inconsistant qu'un ectoplasme, mais que chacun d'entre nous doit tout faire pour intérioriser, ce qui lui permettra, à sa minuscule mais pas moins agissante échelle, de tenter d'utiliser une langue qui ne soit pas totalement autiste.
(5) Ainsi affirme-t-il : «on n'a que trop tendance à envisager le pouvoir de la langue totalitaire comme un acte de pure violence, perdant ainsi de vue l'attrait que la langue, tout comme le régime politique, a pu exercer sur les esprits et la sensibilité» (p. 191).
(6) Si ce n'est pour évoquer, à la toute fin de son ouvrage, l'exemple journalistique de l'utilisation d'euphémismes tels que jeunes pour voyous et même, racailles : «Un divorce entre la perception du monde et une langue plus ou moins imposée s'est instauré à nouveau, rendant problématique toute nomination directe et obligeant à recourir à diverses circonlocutions» (p. 259). Il affirme aussi, là encore fort justement que pour ceux, les «gens du commun, le peuple» qui sont «soumis à un double étau, livrés à la violence des banlieues et à une langue de bois qui lui impose une autre désignation, c'est un immense soulagement lorsque des voix se font entendre pour appeler un chat un chat et l'esclavage un esclavage, ou pour dire que les voyous ne peuvent être appelés que des voyous» (p. 260). Nous ne sommes pas très éloignés des constats plus ou moins ironiques d'un Renaud Camus, d'ailleurs plusieurs fois cité dans l'ouvrage de Jacques Dewitte, qui ne doit rien savoir je le crains de mes analyses montrant que le discours lui-même de l'auteur du Répertoire des délicatesses du français contemporain tourne à vide, a fini par constituer un langage inhumain, brutalement euphémistique et totalement décorrélé de la réalité innocente phantasmée par l'auteur.
(7) Notons à cet égard la différence intéressante que Jacques Dewitte perçoit et analyse entre les écrivains de l'Est, passés par l'expérience totalitaire, et les écrivains de l'Ouest, lesquels conçoivent «le plus souvent la littérature et la pensée comme un acte de rébellion contre l'ordre établi (notamment celui du langage), comme un effort incessant pour le «déconstruire», au fil d'une recherche radicale du Nouveau, du Différent» alors que «l'expérience des écrivains dits de l'Est, exposés à une subversion institutionnalisée du langage, est très différente» puisque, pour eux, la tautologie («la forêt était forêt la mer était mer le rocher était rocher», écrit Aleksander Wat) «qui, pour un écrivain de l'Ouest, semble le comble de la bêtise bourgeoise, apparaît souvent comme une délivrance et une promesse» (p. 251).

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