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26/01/2015
La pensée captive de Czeslaw Milosz
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Études sur le lengage vicié.
Écrite en 1953 à Paris alors que Staline vivait encore, c'est en 1956 que La Pensée captive a été officieusement citée en Pologne. Ce texte, bien davantage qu'une dissection du langage totalitaire à l'instar du travail mené par Klemperer, constitue une juxtaposition de miroirs où la complexion de l'intellectuel soviétique, plus précisément de l'écrivain, est analysée en détail et surtout en profondeur, et, ce qui ne laisse d'être frappant, est analysée sans haine, mais, souvent, avec une colère sourde, bien réelle, face à l'énormité de l'imposture que constitue le matérialisme marxiste.
L'absence de haine ne signifie pas que l'auteur est indifférent aux crimes du stalinisme, ou même aux petits et grands arrangements que les écrivains qu'il évoque dans des portraits que l'on dirait parfois écrits par quelque Bolaño facétieux imaginant des écrivains improbables ont passé avec leur conscience : «Cependant, comprendre, ici, ne signifie pas tout pardonner. Mes paroles sont aussi une protestation. Je conteste à la doctrine le droit de justifier les crimes commis en son nom. Je conteste à l'homme contemporain, qui oublie combien il est misérable en comparaison de ce que l'homme peut être, le droit de juger selon sa propre mesure le passé et l'avenir» (1).
La question que Milosz pose dans ce texte est la suivante : «peut-on raisonner correctement, écrire de manière valable hors de l'unique courant du réel, dont la vigueur provient de son harmonie avec les lois historiques ?» (p. 33). La réponse à cette question est claire : seuls quelques esprits exceptionnellement doués et incroyablement forts peuvent résister à cette tentation si insidieuse et commune, d'autant plus insidieuse qu'elle ne se montre jamais de manière frontale, du moins pour un intellectuel qu'il s'agit, d'abord, de charmer, en achetant son calme et même, ce qui nous semble ne jamais pouvoir être monnayé, son adhésion, sa conscience, sa foi, tout simplement, en un programme qui se propose rien de moins que de modeler un nouvel homme, dont il sera le héraut tout à la fois que le modèle imparfait.
L'une des façons d'acheter la volonté d'un homme, fût-il intelligent, surtout, allais-je dire, s'il est intelligent, consiste, selon l'auteur, à lui faire avaler une pilule de Murti-Bing. C'est dans son roman intitulé Inassouvissement que Witkiewicz décrit une société en proie au sentiment de déliquescence et de décadence, où apparaissent des colporteurs qui vendent sous le manteau des sachets de pilules Murti-Bing, du nom d'un «philosophe mongol qui aurait trouvé le moyen de transmettre sa vision du monde par une voie organique» (pp. 24-5). Ainsi, l'homme qui fait usage de cette drogue «trouve la sérénité et le bonheur» mais est aussi «immunisé contre toute préoccupation métaphysique» (p. 25).
Transformés en sujets obéissants, les personnages du roman de Witkiewicz se transforment en artistes et penseurs qui œuvrent à l'édification de la nouvelle société. Mais, «comme ils ne peuvent se débarrasser complètement de leur ancienne personnalité, ils deviennent des exemples parfaits de schizophrénie», indique l'auteur, tout en remarquant que le 17 septembre 1939, «apprenant que l'Armée rouge avait franchi les frontières occidentales de la Pologne», Witkiewicz «a pris du véronal et s'est ouvert les veines» (p. 26), comme si, par cette remarque en apparence anodine, il indiquait que le sujet véritable de La Pensée captive était la nécessité de défendre une conception de la littérature qui prend cette dernière au sérieux, qui ne confond pas la rhétorique, fût-elle dialectique, avec la pesanteur.
Seule la première pilule de Murti-Bing, comme la première compromission avec la vérité, est difficile à avaler. Pourtant, quiconque «est pris dans les tenailles dialectiques et forcé d'admettre que les philosophes isolés, qui tenteraient de réfléchir sans prendre appui sur des citations autorisées, ne seraient que des sots», doit tôt ou tard abdiquer devant l'évidence qu'incarne le plus grand nombre. S'il en est ainsi, poursuit Milosz, «chacun doit tendre de toutes ses forces à suivre «la ligne» et il n'y aura plus de point où l'on puisse s'arrêter». En effet, qui «dit A doit dire B. Or A s'avale facilement. C'est la première pilule de Murti-Bing et elle passe facilement inaperçue; on la présente dans dans les plats les plus divers qui constituent le menu de l'intellectuel contemporain. Pour la détecter, conclut l'auteur, il faut un esprit exceptionnellement exercé, et surtout, il faut un ordre intérieur, et non du vide» (p. 34).
L'affreux doute aura tôt fait de poindre : l'homme contemporain est-il rempli d'autre chose que de vide et, même, possède-t-il un centre de gravité ?
La réalité rejoint toutefois la fiction, car ce que décrit Milosz, ce sont justement des intellectuels qui deviennent schizophrènes : «On peut se contraindre à franchir le pas, et fonctionner parfaitement, et écrire et peindre comme il convient, mais, dans la profondeur, les anciennes formes morales et esthétiques continuent à exister, et c'est ainsi que le dédoublement se produit. Ce dédoublement intérieur cause bien des difficultés à tous les citoyens dans leur vie quotidienne. Dès qu'ils se laissent aller à une pensée peu convenable, à une «déviation», ils s'exposent à la voir dépistée; un murti-bingiste, en effet, n'a aucune peine à se mettre complètement dans la peau de son adversaire. En lui, la nouvelle phase et l'ancienne phase coexistent, ce qui fait de lui un psychologue de première force, et pour l'esprit de ses frères, un gardien dont l'adresse est supérieure à celle des détectives, plutôt inoffensifs, des romans policiers» (pp. 44-5, l'auteur souligne).
Pourtant, Milosz estime que l'homme résiste, même s'il constitue «un matériel» très plastique (cf. p. 48), sans doute parce qu'il «est douteux que l'imitation de la liturgie chrétienne par le Parti, et les cultes célébrés devant les portraits des chefs puissent procurer aux hommes des satisfactions parfaites» (p. 62). L'auteur reviendra plusieurs fois, surtout à la fin de son ouvrage, sur le rapprochement entre l’État soviétique et l’Église, le premier parodiant la seconde, alors même que l'auteur a pu observer de près l'évolution de ceux de ses amis catholiques «qui avaient accepté la ligne du Parti», remarquant que «de leur métaphysique chrétienne il ne restait bientôt plus qu'une phraséologie, tandis que le contenu véritable, c'était désormais la Méthode (Dieu se transformait en Histoire)» (p. 265). Ainsi, les chrétiens qui admettent l'existence et même la justesse de la Méthode ne craignent plus que les actes des hommes soient jugés par Dieu, mais par l'Histoire : «ils sont enclins à se soumettre, parce qu'ils craignent la damnation éternelle de l'Histoire» (pp. 266-7).
Aucune nouveauté, sous le soleil chassieux de la servitude volontaire, constate Milosz qui cite le grand ouvrage d'Edward Gibbon sur la chute de l'empire romain car : «La piété du poète ou du philosophe peut être alimentée en secret par la prière, la méditation et l'étude; mais l'exercice du culte public paraît être l'unique fondement solide, dans le peuple, du sentiment religieux qui tire sa force de l'imitation et de l'habitude. Le fait d'interrompre cet exercice public peut suffire à réaliser en quelques années l’œuvre considérable d'une révolution nationale. Le souvenir des opinions théologiques ne peut pas être préservé longtemps sans le secours artificiel des prêtres, des temples et des livres. Le vulgaire ignorant dont l'esprit continue à être agité par les espoirs aveugles et les frayeurs de la superstition se laissera bientôt persuader par ses supérieurs d'adresser ses vœux aux divinités régnantes du moment; et insensiblement il s'imprégnera d'un zèle ardent pour soutenir et propager la nouvelle doctrine, à laquelle sa faim spirituelle l'a d'abord poussé à se rallier» (p. 251).
Rien n'y fait donc, et même la méfiance naturelle que les intellectuels de l'Est éprouvent à l'égard de ceux de l'Occident, toujours accusés de produire une pensée qui ne résiste pas à l'épreuve du réel («Il est probable que cela seulement est valable qui continue à exister pour l'homme au moment où il est menacé d'une mort immédiate»; cf. aussi la métaphore à la suite de cette phrase, p. 67), même ce qu'il appelle la «restriction du luxe affectif» à laquelle ces mêmes intellectuels de l'Est auraient procédé, même, encore, la parfaite souplesse de la «Méthode» (2), ne peuvent donc transformer les exemples d'hommes que l'auteur choisit d'illustrer en dociles moutons.
Certains de ces moutons pourraient-ils être, en fin de compte, des loups assoiffés de liberté qui, craignant de trop s'exposer, livreraient un combat de contrebande, torve, voilé ? L'hypothèse n'est pas complètement ridicule, et Milosz évoque, sur ce point, la doctrine du Ketman, dont il a trouvé la description dans un ouvrage de Gobineau, Religions et philosophies de l'Asie centrale, ainsi décrit : «Le possesseur de la vérité ne doit pas exposer sa personne, ses biens ou sa considération à l'aveuglement, à la folie, à la perversité de ceux qu'il a plu à Dieu de placer et de maintenir dans l'erreur». Le silence, dans certains cas, ne suffit pas et même, ajoute Gobineau, il est des cas où il peut passer pour un aveu. Alors, il ne faut pas hésiter et non seulement taire sa véritable opinion, «mais il est commandé d'accumuler toutes les ruses pour que l'adversaire prenne le change. On prononcera toutes les professions de foi qui peuvent lui plaire, on exécutera tous les rites que l'on reconnaît pour les plus vains, on faussera ses propres livres, on épuisera tous les moyens de tromper» (p. 87).
Cette stratégie de la dissimulation peut se révéler, un temps du moins, payante, face à l'énormité de l'expérience soviétique, car jamais encore, sans doute, «l'homme n'a été soumis à une pression pareille, jamais il ne s'est débattu et ne s'est entortillé de cette manière», toutes ses «capacités intellectuelles et affectives» étant mises à l'épreuve (p. 103), propos que Milosz répète à la page 243 de son ouvrage, écrivant que jamais «il n'y a eu jusqu'ici d'asservissement par la conscience comparable à celui que connaît le XXe siècle».
Dans ce cas, le Ketman peut se révéler un bienfait, il peut même procurer des délices à celui qui l'utilise, puisque, dit l'auteur, «il veille sur les rêves». La suite de l'analyse de Milosz est passionnante, car elle s'enfonce très profondément dans les tréfonds de la complexion psychologique humaine : «L'homme apprend à chérir les barrières mises autour de lui. Qui sait si l'absence d'un centre intérieur, chez l'homme, n'explique pas le mystère du succès de la Nouvelle Foi, son grand attrait pour les intellectuels ? La Nouvelle Foi, en soumettant l'homme à une pression puissante, crée ce centre» ou, du moins, «elle fait naître le sentiment que ce centre existe»; et l'auteur de rappeler que la «peur devant la liberté n'est rien d'autre que la peur devant le vide» (p. 114).
C'est à partir de là que Milosz évoque plusieurs personnages, simplement désignés par les lettres A, B, C ou D, qui constituent autant de portraits d'hommes (d'intellectuels, d'écrivains) face à ce qu'il appelle la Nouvelle Foi. B., ou l'amant malheureux contient quelques belles notations, l'auteur se décrivant comme vivant «au bas de l'Empire, comme dans le fond d'un cratère immense», le ciel, là-haut, étant «l'unique élément dont nous partagions la propriété avec d'autres hommes vivant sur notre planète» (p. 152), Milosz rappelant en outre que ce qui nous sépare de la barbarie n'est qu'une minuscule pellicule d'insouciance : «Il suffit d'un soudain changement dans les conditions de vie, et l'humanité revient à l'état de la sauvagerie primitive» (p. 162), l'auteur n'ayant de cesse de nous indiquer que les hommes dont il trace les portraits cruels et véridiques ont connu des conditions de vie épouvantables, ont traversé les ravages de la Seconde Guerre mondiale, à l'instar de ce B. qui est Tadeusz Borowski, l'auteur du Monde de pierre, écrivain magistral qui a toujours cherché à simplifier, «dépouiller les illusions, présenter toute chose dans sa nudité», même si, «quand on va de plus en plus loin vers la nudité du monde, on parvient au point où l'intellect n'a plus rien à dire», et le mot alors «se change en un cri de bataille et il n'est plus qu'un substitut imparfait de l'action» (p. 172). Milosz, lui, semble-t-il nous dire à demi-mots, a choisi de ne pas crier et peut-être, tout en ayant bien conscience d'avoir emprunté une voie de traverse qui n'est pas, en elle-même, fort estimable ni peut-être même courageuse, d'avoir cependant réussi là où d'autres ont échoué, comme Primo Levi affirmant que les râles poétiques de Paul Celan étaient sans doute beaux, pour la plupart, mais demeuraient parfaitement énigmatiques, qualité assez peu propice à la réussite d'un témoignage.
Le plus beau des portraits écrits par Milosz est sans doute celui sur C., qualifié d'«esclave de l'histoire» et qui, en sa qualité «d'écrivain fidèle au Centre», «respirait l'optimisme officiel». Mais, en réalité, «après les années qu'il avait passées en Russie, il avait acquis la conviction que l'histoire est le domaine exclusif du diable et que quiconque se met au service de l'histoire signe de son sang un pacte avec lui. Il en savait trop long pour conserver encore des illusions, et il détestait ceux qui étaient assez naïfs pour en conserver. Amener de nouveaux damnés au triste troupeau était pour lui le seul moyen de diminuer le nombre des hommes intérieurement libres qui, du fait même de leur existence, le jugeaient» (p. 214). C'est expliquer là, par le ressort d'une fine psychologie et, bien plus, d'un parallèle théologique, les motivations de l'un de ces innombrables propagateurs zélés de la Nouvelle Foi, l'un de ces pantins qui se sent aussi vide qu'un «crible par lequel le vent passe, le vent de la nécessité historique» (p. 218), homme creux qui est parfois hanté par la pensée selon laquelle «le diable à qui l'on vend son âme tire sa force des hommes eux-mêmes», et que «le déterminisme de l'histoire est une création des cerveaux humains» (p. 221) derrière lequel il est si souvent commode de s'abriter.
Les derniers chapitres de l'ouvrage de Milosz sont sans doute les plus beaux, où l'auteur approfondit son analyse de la Nouvelle Foi et en montre toute la monstruosité : «Les staliniens ignorent les conditions nécessaires à l'existence de la plante humaine. Ils ne veulent pas en entendre parler», «car une telle curiosité est contraire à l'orthodoxie», et ils empêchent en conséquence «l'humanité d'accéder à la connaissance d'elle-même» (p. 253), monstruosité condensée en une image frappante : «Du haut des ponts ingénieusement construits, l'homme tombe dans le précipice et préfère se soumettre à la magie de l'icône» (p. 262). Car il est dur voire, tout simplement, impossible nous l'avons vu, de ne pas se soumettre à la Nouvelle Foi que rayonne le Centre, qui englobe tout : «Des bases philosophiques jusqu'à la collectivisation du village, tout forme un ensemble cohérent unique, une pyramide construite de manière à emporter la conviction. L'individu humain se demande si en s'opposant, il ne commet pas une erreur. A tout l'appareil de la propagande il n'a rien à opposer, sinon des aspirations irrationnelles. Ne devrait-il pas en avoir honte ?» (p. 268). Il en aura honte, sans doute, car les héros n'existent peut-être que dans les romans.
De fait, La Pensée captive constitue un témoignage non seulement exceptionnel mais peut-être même unique, car il se dresse, et non simplement par la colère (qui irrigue pourtant les toutes dernières pages du livre) mais par une analyse fouillée et minutieuse du nihilisme socialo-communiste, face à l'horreur indéfinissable «qui saisit l'homme menacé d'une rationalisation complète de son être», laquelle «ne peut être communiquée à ceux qui n'ont pas eu à l'affronter» (p. 271).
Ce livre est remarquable à un autre titre, qui constitue peut-être son fil rouge, son motif dans le tapis qu'il importe de mettre à jour. Il est, au premier chef, un témoignage, c'est-à-dire qu'il ne considère pas que l'acte d'écrire puisse n'être qu'un jeu sans conséquences pour lettrés pérorant de leurs mérites respectifs. Milosz est parfaitement clair en affirmant que le «matérialisme dialectique» est semblable à un anesthésique que l'on injecte dans l'esprit afin que, une fois que ce dernier est bien préparé, «on y dépose les œufs de l'interprétation stalinienne» (p. 277), cette image renvoyant à la pratique de certains insectes qui déposent leurs œufs dans le corps vivant d'autres insectes, pour que les larves, une fois écloses, puissent s'en nourrir. Dès lors, face à un tel péril, qui menace d'abord l'âme et l'esprit de l'homme, écrire ne peut signifier qu'une seule chose, résister bien évidemment mais aussi, viser un horizon eschatologique niant «le monde inhumain d'aujourd'hui» (p. 295). L'acte réel d'écriture doit se détacher du sentimentalisme, défini comme étant l'exploitation des sentiments, «telle que ceux-ci deviennent des fins en soi et se trouvent détachés de l'objet qui les a fait naître» (p. 296). En effet, déclare Milosz, l'«expérience des années de guerre m'a appris qu'il ne convient pas de prendre la plume à la seule fin de communiquer aux autres sa détresse et sa brisure intérieure», car c'est là, en somme, une «matière vile, dont la production demande trop peu d'effort pour que cet acte puisse mériter à quelqu'un le droit de se respecter lui-même. Quiconque avait vu une ville d'un million d'habitants réduite en cendres, des kilomètres de rues où il ne restait plus aucune trace de vie, pas même un chat, pas même un chien errant, se rappelait avec ironie les descriptions par les poètes contemporains de l'enfer des grandes cités – en réalité l'enfer de leur âme. Le véritable Wasteland est bien plus terrible que l'imaginaire. Qui n'a pas vécu au milieu des horreurs de la guerre et de la terreur ignore combien violente est chez le témoin ou le participant la révolte qui s'élève contre lui-même – contre ses propres négligences et son propre égoïsme» (p. 272). La littérature doit lever son chant au-delà même de l'effondrement, pour en endiguer le péril, ou alors, elle n'est rien, elle n'est que le rien dans lequel la France qui comme un seul âne manifeste pour magnifier une défense de la presse qui n'a jamais été sérieusement menacée depuis des lustres, menace de tomber.
La sentence est dès lors sans appel, et constitue le prix de ce magnifique ouvrage qu'est La Pensée captive : «J'ai toujours eu soif de voir un homme dur, brillant et pur – et en regardant l'homme tel qu'il est, j'ai détourné de lui mes yeux avec honte, et j'ai détourné les yeux de moi-même, car j'étais semblable à lui» (p. 307). De telles phrases, bouleversantes de simplicité et de justesse, ne peuvent que nous indiquer ce qu'il importe aujourd'hui de défendre dans l'acte d'écrire, et nous rappeler de façon impérative que la littérature, à condition qu'elle ne soit pas considérée comme un jeu indigent et strictement germanopratin, peut lutter avec une efficacité redoutable contre les idées délétères et criminelles prétendant façonner l'homme nouveau, chimère prétendûment innocente que le socialisme et le communisme ne sont pas encore, fort heureusement, parvenus à créer, même au prix de dizaines de millions de morts.
Notes
(1) Czeslaw Milosz, La Pensée captive ([Zniewolony umys], traduit du polonais par A. Prudhommeaux et l'auteur, préface de Karl Jaspers, Gallimard, coll. Folio Essais, 1988, p. 20, l'auteur souligne).
(2) Voici comme Milosz décrit ce qu'il appelle la Méthode, qui est «une adaptation de Marx à la mode russe» et qui, «bien qu'elle possède de nombreux points faibles», «constitue entre les mains des chefs du Centre une arme plus puissante que les tanks et les canons. Une des qualités dominantes de la Méthode, c'est que, grâce à elle, on peut prouver n'importe quoi, selon les besoins des chefs à un moment donné, et qu'en même temps les chefs peuvent découvrir grâce à elle de quoi ils ont besoin» (p. 81).