De l'esprit de conquête et de l'usurpation de Benjamin Constant (03/06/2021)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
1933797059.jpgÉtudes sur le langage vicié.








4216408404.jpgSur Adolphe, par Gregory Mion.









Constant.JPGAcheter De l'esprit de conquête et de l'usurpation sur Amazon (réédition à l'identique, seule la première de couverture ayant changé).


Il faut saluer pour commencer le grand soin qui a été visiblement apporté à cette édition en poche d'un classique de la réflexion politique, qu'il s'agisse de l'excellente préface d'Éphraïm Harpaz aussi bien que de l'ensemble du texte, très soigneusement reporté, et dont certains des usages de l'orthographe ont été méticuleusement pointés. Une telle édition, surtout en poche, est-elle encore possible ? Permettez-moi d'en douter, vu l'état catastrophique des services de relecture, s'il en existe encore, au sein de l'édition française : c'est bien simple, les textes ne sont plus relus, à moins qu'ils le soient et que, dans ce cas, il ne faille dénoncer un effondrement du niveau général de français, ces deux explications pouvant du reste s'additionner.
J'ai songé à relire ce grand texte après mes lectures conjointes de La Ville et d'Abattre l'ennemi, respectivement d'Ernst von Salomon et de Juan Branco. C'est du reste surtout la réflexion de ce dernier qui m'a fait me demander s'il ne serait au fond pas possible d'affirmer qu'Emmanuel Macron, l'ennemi si cordialement et constamment détesté de l'avocat, était un usurpateur, certes d'un nouveau genre que celui auquel appartenait, selon Benjamin Constant, Bonaparte, le premier, misérable produit d'une pseudo-élite possédant argent et réseaux d'influence, ayant été porté au pouvoir par l'aveuglement et la stupidité moutonniers de Français qui ne manqueraient pourtant pas, assez vite et violemment, de regretter leur geste, le premier encore ayant bénéficié de l'appui de la presse qui aura présenté ce pitre comme l'incarnation réussie de l'ambition et du pragmatisme.
C'est peut-être ce point qui, le plus visiblement, montre que l'analyse de Benjamin Constant, tentant de prouver que la presse est le dernier rempart, du moins l'un des plus puissants, contre un usurpateur, est totalement dépassée de nos jours. Certes, Constant est particulièrement virulent contre ce que nous appellerions aujourd'hui de commodes relais de la parole ministérielle ou présidentielle, qui ne savent rien puisqu'ils n'ont rien appris et que, pour exercer leur magistère, il suffit amplement de disposer d'une langue agile, mais qui cependant surjouent un pouvoir qu'ils n'ont pas, selon cette évidence : «La manie de presque tous les hommes, c'est de se montrer au-dessus de ce qu'ils sont» (p. 217). Reste que Constant pouvait encore appeler à l'essor d'une Presse libre ou le redevenant là où la nôtre, qui jouit d'une formidable liberté, s'enchaîne volontairement à la servitude de l'entreléchage, du petit ou du grand service rendu.
Un point commun, assez notable, existe entre les textes de Constant et de Branco : l'un et l'autre appellent à un renversement du pouvoir, le premier par «l'établissement d'un régime constitutionnel en France sous l'égide de Bernadotte» (1), raison pour laquelle le préfacier a choisi de reproduire le texte de la première édition, où nous surprenons selon ses dires «Benjamin Constant dans le vif de l'action, selon une pensée longuement mûrie» (p. 67), le second par une profonde révolution qui devra se montrer résolument implacable, et nettoyer de fond en comble les écuries, pardon, les porcheries d'Augias. L'un et l'autre, mais aussi Von Salomon, attendent un homme qui serve de représentant : «Quand ce représentant se montre, ou paraît se montrer, toutes les forces du moment se groupent autour de lui» (pp. 79-80) sachant, comme le concède Benjamin Constant, que «plus la civilisation est avancée, plus elle est difficile à représenter» (p. 155).
Venons-en à l'aspect le plus essentiel de la réflexion de Benjamin Constant, qui, bien évidemment, n'est absolument plus applicable à une époque où c'est la Presse elle-même, comprise au sens large comme réseau rhizomique d'intérêts conjugués vers un unique but : répéter ce que le voisin a dit, surtout s'il a plus d'influence que vous, à une époque donc où c'est elle qui est devenue une puissance, et considérable, d'usurpation. Benjamin Constant a très vite eu la claire conscience que celui qui usurperait une place qui n'était pas la sienne devrait se concilier les bonnes grâces de la presse : «L'autorité aurait donc à faire, sur les facultés intellectuelles de la masse de ses sujets, le même travail que sur les qualités morales de la portion militaire. Elle devrait s'efforcer de bannir toute logique de l'esprit des uns, comme elle aurait tâché d'étouffer toute humanité dans le cœur des autres. Tous les mots perdraient leur sens. Celui de modération présagerait la violence; celui de justice annoncerait l'iniquité» (pp. 105-6). George Orwell, en inventant les principes de sa si fameuse novlangue, se serait-il souvenu de l'exemple de Benjamin Constant ? Peu importe, les spécialistes de l'auteur de 1984 ont peut-être d'ores et déjà répondu à notre interrogation.
Identiquement, nous pourrions reprendre à notre compte la critique virulente que Constant émet contre l'uniformité, désormais triomphante, accélérée et propagée, justement, par le pouvoir médiatico-politique, mise en pratique, selon l'auteur, et c'est un paradoxe bien sûr, sous la Révolution (2) : «Sur tout le reste, le grand mot aujourd'hui, c'est l'uniformité. C'est dommage qu'on ne puisse abattre toutes les villes, pour les rebâtir toutes sur le même plan, niveler toutes les montagnes, pour que le terrein [orthographe alors en usage] soit partout égal; et je m'étonne qu'on n'ait pas ordonné à tous les habitants de porter le même costume, afin que le maître ne rencontrât plus de bigarrure irrégulière et de choquante variété» (p. 117). Quelques pages plus loin, Benjamin Constant évoque de nouveau l'uniformité, dans des lignes saisissantes qui semblent convenir admirablement à la situation de nos modernes citoyens : «Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d'une patrie qu'ils n'aperçoivent nulle part, et dont l'ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties» (p. 122), l'uniformité étant assimilée au «méchanisme» comme l'orthographie Constant, mais aussi à la mort, par opposition à la variété qui est de l'organisation et, donc, de la vie; quoi qu'il en soit, il s'agit d'immoler «à l'être abstrait les êtres réels», et d'offrir «au peuple en masse l'holocauste du peuple en détail» (p. 123).
Que ne vit-il donc de nos jours, celui qui a écrit qu'il y avait d'ailleurs, «parmi nous, un assez grand nombre d'écrivains, toujours au service du système dominant, vrais lansquenets sauf la bravoure» et dont l'unique but est de «rédiger des phrases suivant la direction du jour. Du fond de leur cabinet obscur, ils vantent, tantôt la démagogie, tantôt le despotisme, tantôt le carnage, lançant, pour autant qu'il est en eux, tous les fléaux sur l'humanité, et prêchant le mal, faute de pouvoir le faire» (p. 131) !
C'est évidemment dans la seconde partie de l'ouvrage, consacrée à l'usurpation, que Benjamin Constant développe les thématiques qui nous intéressent le plus, revenant sur la question de la liberté de la Presse et, surtout, ne cessant de répéter qu'un pouvoir usurpateur, pour se maintenir, illusoirement bien sûr, doit prétendre corrompre les esprits et même les cœurs de ses sujets. Nous avions noté comme intéressante cette problématique, que Juan Branco a évoquée à plusieurs reprises dans Abattre l'ennemi : las, le contempteur d'un avachissement moral doit désormais se désentraver des manigances d'une Lolita que l'on a sûrement dû convaincre de devenir subitement intraitable sur le chapitre de sa vertu. Voyez cette belle image, par exemple : «L'usurpation seule, nue et dépouillée de toutes ces choses, erre au hazard [orthographe d'époque], le glaive en main, cherchant de tous côtés, pour couvrir sa honte, des lambeaux qu'elle déchire et qu'elle ensanglante, en les arrachant» (p. 148). Autre image frappante à propos des usurpateurs fameux que furent, aux yeux de Constant, César puis Octave, qui commencèrent leur carrière «par la proscription de tout ce qu'il y avait d'éminent à Rome» et poursuivirent «par la dégradation de tout ce qui restait de noble», finissant par «léguer au monde Vitellius, Domitien, Héliogabale, et enfin les Vandales et les Goths» (p. 152)
Il importe ensuite de distinguer l'usurpation du despotisme, la première étant un cancer qui se nourrit de ce qu'il dévore, jusqu'à prendre la place de l'organe contrefait, détruit : «Le despotisme bannit toutes les formes de la liberté; l'usurpation, pour motiver le renversement de ce qu'elle remplace, a besoin de ces formes; mais en s'en emparant, les les profane», cette «contrefaction» réunissant «tous les maux de l'anarchie et tous ceux de l'esclavage» (p. 149), l'usurpation étant une tyrannie jamais satisfaite tant qu'elle n'a pas réussi à «arracher les symptômes du consentement», la servitude étant alors «sans repose, l'agitation sans jouissance», agitation qui «ressemble à la vie morale, que comme ressemblent à la vie physique ces convulsions hideuses, qu'un art plus effrayant qu'utile imprime aux cadavres sans les ranimer» (p. 150).
L'usurpation ne peut espérer régner qu'en sapant les mots, en les faisant donc mentir, alors que le despotisme règne, lui, sur le silence, «et laisse à l'homme le droit de se taire»; au contraire, l'usurpation, elle, condamne l'homme à parler, «elle le poursuit dans le sanctuaire intime de sa pensée; et le forçant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consolation qui reste encore à l'opprimé» (p. 150).
Nous retrouvons dans cette même page la problématique de ce que Benjamin Constant n'appelait évidemment pas les médias; en effet, si le despotisme étouffe la liberté de la presse, l'usurpation la parodie : «Or quand la liberté de la presse est tout à fait comprimée, l'opinion sommeille, mais rien ne l'égare. Quand au contraire des écrivain soudoyés s'en saisissent, ils discutent, comme s'il était question de convaincre; ils s'emportent, comme s'il y avait de l'opposition; ils insultent, comme si l'on possédait la faculté de répondre». En bref, ils maintiennent l'illusion d'une liberté, à coup de grands mots démocratiquement encensés devenus vides, pipés comme l'écrira Georges Bernanos évoquant son expérience de la Première Guerre mondiale. Comme je l'ai dit, nul besoin, désormais, pour un usurpateur, de faire mentir la Presse, qui n'aura eu qu'une seule voix pour concourir à sa prise de pouvoir, les rarissimes voix contestatrices, factieuses, n'ayant de fait plus aucune portée véritable, mesurable.
Benjamin Constant aurait-il pu prévoir le prodigieux développement du réseau médiatique, à l'échelle d'une planète ? Nul ne l'aurait pu mais il a parfaitement saisi quelle était l'essence de notre fascination pour l'éphémère lorsqu'il écrit que «nous avons perdu en imagination ce que nous avons gagné en connaissances» et que nous sommes donc «par là même incapables d'une exaltation durable»; en effet, si «les anciens étaient dans toute la jeunesse de la vie morale», nous nous trouvons «dans la maturité, peut-être dans la vieillesse», traînant toujours derrière nous il ne sait quelle «arrière-pensée qui naît de l'expérience et qui défait l'enthousiasme». Or, la première condition pour l'enthousiasme est, selon Constant, «de ne pas s'observer soi-même avec finesse», ce que nous faisons constamment alors que «les anciens avaient sur toutes choses une conviction entière», tandis que «nous n'avons presque sur rien qu'une conviction molle et flottante, sur l'incomplet de laquelle nous cherchons en vain à nous étourdir». La chute de ce passage est frappante : «Le mot illusion ne se trouve dans aucune langue ancienne, parce que le mot ne se crée que lorsque la chose n'existe plus» (p. 167).
C'est donc ce même principe que suit l'usurpateur car, «lorsque de certaines idées se sont associées à de certains mots, l'on a beau démontrer que cette association est abusive, ces mots reproduits rappellent longtemps les mêmes idées», et c'est donc ainsi «au nom de la liberté qu'on nous a donné des prisons, des échaffauds [orthographe d'époque], des vexations innombrables» (p. 181), la corruption gagnant les esprits qui emploient des mots préalablement corrompus, selon le modèle d'une épidémie de peste qui, affirme Constant en citant Cornelius de Pauw, corrompt les mœurs d'une ville, fût-elle barricadée. Alors, «l'existence humaine, attaquée dans ses parties les plus nobles, sent bientôt le poison s'étendre jusqu'aux parties les plus éloignées» (p. 197), alors un pays, trompé par des mots qui ne veulent plus rien dire, auxquels ont prétend faire dire le contraire de ce qu'ils disent, s'avilit, car «tout se dégrade, chez une nation dont la pensée est esclave, et tôt ou tard un tel empire offre le spectacle de ces plaines de l’Égypte où l'on voit une immense pyramide peser sur une poussière aride, et régner sur de silencieux déserts» (p. 198).
Une remarque ne cesse de m'interroger, que Benjamin Constant a fait ajouter dans la réédition de son ouvrage, remarque que l'on dirait presque faite en passant et qui ouvre quelques beaux gouffres spéculatifs, moins sur le fait que l'auteur reste, invinciblement, un homme des Lumières, fussent-elles réputées modérées (3), que sur l'impossibilité théorique plus que rhétorique d'un retour à un passé fantasmé. Cette remarque concerne l'habileté de Bonaparte à singer une onction sans plus aucune effectivité ni puissance : «Les publicistes devraient s'instruire par l'exemple de ce Buonaparte même, dont l'histoire est trop récente, pour que les leçons qu'elle nous offre soient déjà perdues. Personne n'a plus travaillé que cet homme à ressusciter le dogme du droit divin. Il s'est fait sacrer par le chef de l’Église; toutes les pompes religieuses ont entouré son trône. Il semblait y avoir dans son élévation quelque chose de surnaturel; tous les sophismes de l'esprit se sont mis à son service, à commencer par le catéchisme, et à finir par les harangues académiques» (p. 2555), et quel a été le résultat de cette gigantesque comédie que nous pourrions dire théologico-politique ? Ce fut un échec car, analyse Benjamin Constant, car la source empoisonnée de la légitimité «ne sera autre que la force, et la force appartient à qui s'en saisit» (p. 256).

Notes
(1) Comme l'affirme Éphraïm Harpaz dans son excellente préface (Flammarion, coll. GF, 1986), p. 24. Signalons que le texte complet est : De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne. Sauf mention contraire, toutes les pages citées entre parenthèses renvoient à notre édition.
(2) «Il est assez remarquable que l'uniformité n'ait jamais rencontré plus de faveur que dans une révolution faite au nom des droits et de la liberté des hommes» (p. 118), une remarque qui nous fait songer à l'analyse d'un Jaime Semprun dans sa remarquable Défense et illustration de la novlangue française.
(3) La philosophie politique de Benjamin Constant me semble tenir dans ce passage : «Obéissez au temps; faites chaque jour ce que chaque jour appelle; ne soyez ni obstinés dans le maintien de ce qui s'écroule ni trop pressés dans l'établissement de ce qui semble s'annoncer; restez fidèles à la justice, qui est de toutes les époques; respectez la liberté, qui prépare tous les biens; consentez à ce que beaucoup de choses se développent sans vous, et confiez au passé sa propre défense, à l'avenir son propre accomplissement» (p. 252).

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