Io sono però : autour d’un personnage de Manzoni, par Augustin Talbourdel (22/06/2021)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
e che s’era umiliato da sé.»
«Il était celui que personne n’avait pu humilier,
et qui s’était humilié lui-même.»
Alessandro Manzoni, Les Fiancés.
Tout a été dit sur Les Fiancés, le grand roman de Manzoni, et l’on vient trop tard, après Donini et Momigliano, Moravia et Gadda – après ce dernier surtout –; l’on vient trop tard et avec la double illégitimité de n’être ni italien ni historien, puisque, parmi les grands mérites reconnus aux Fiancés, on retient généralement qu’il s’agit, d’abord, du premier roman de langue italienne, ensuite d’un modèle de roman historique. À dire vrai, le roman de Manzoni ne tire pas seulement son originalité de sa langue. Certes, I promessi sposi fait l’effet – comme, toute proportion gardée, la Divina Commedia – d’être écrit dans une langue étrangère, même pour un lecteur italien. La première ébauche du roman, Fermo e Lucia, avait, de l’avis de Manzoni lui-même, le grand défaut de n’être écrit dans aucune langue, puisqu’il employait tous les dialectes italiens de son temps : amalgame de lombard, de toscan, de français, de latin parfois. L’émerveillement de Manzoni, rapporté par Sainte-Beuve, devant le public parisien qui applaudit en masse Molière – communion d’un peuple avec la production de l’un de ses génies, preuve de la vitalité de sa langue –, qu’il soit véridique ou romancé, témoigne de l’insatisfaction du poète devant une nation si divisée que la sienne – «l’Italie, simple expression géographique», résumait l’ambassadeur autrichien d’alors – et une langue comme enfermée dans ses dialectes.
Manzoni, cependant, n’a jamais douté que sa terre lui fournirait la langue littéraire qu’il désirait et que cette langue existait déjà en puissance, moyennant quelques réécritures, dans ce dialecte incomparablement plus beau et plus riche que tous les autres : le toscan. Telle est bien la révolution dantesque que Manzoni orchestre avec Les Fiancés : forger une langue qui respecte le vieux principe d’adæquatio, une langue nationale pour un pays qui ne se possède plus lui-même en propre, au temps du récit comme au temps de Manzoni. De même que Dante intitule son poème commedia pour signifier le passage d’une selva oscura à l’amor che move, et use tout le long d’une langue vulgaire, de même Manzoni, tandis qu’il compose une comédie au sens aristotélicien du terme – sens que Dante empruntait déjà, réduisant l’opposition entre les deux genres à la confrontation de deux œuvres, celle de Térence et celle de Sénèque – et qu’il la situe à une époque d’occupation italienne similaire, à certains égards, au temps des conflits florentins du trecento, se voit contraint de rénover la langue italienne ; ambition dictée par la situation politique et sociale du pays, selon certains commentateurs, mais que nous préférons interpréter comme essentiellement littéraire. De la première à la troisième rédaction de son roman, Manzoni passe donc d’un mélange de dialectes composite et artificiel à une langue aussi vivante et réaliste que possible; non pas soutenue mais, au contraire, simple et commune, inspirée des écrivains au style populaire, réaliste et satirique. Le séjour de 1827 à Florence fut, à plus d’un titre, on le sait, une révélation pour le Milanais.
L'intégralité de l'étude, comprenant son apparat critique, au format PDF.
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