La Contre-Révolution ou l'histoire désespérante de Gérard Gengembre (29/09/2021)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
1384085512.jpgMâles lectures.





1489044879.JPGThéologie politique





1493149000.jpgL'état de la parole depuis Joseph de Maistre (étude sur les rapports entre Les Soirées de Saint-Pétersbourg et Cœur des ténèbres de Joseph Conrad).





1933797059.jpgÉtudes sur le langage vicié.









Gengembre.JPGGérard Gengembre a beau, environ toutes les deux pages, clamer son admiration pour «la Révolution, notre mère» (p. 17), nous sentons qu'il n'est point tout à fait insensible à cette histoire désespérante que la Contre-Révolution représente à ses yeux de démocrate éclairé, qui s'est très visiblement proposé de remplir la tâche édictée par Adorno dans ses Minima Moralia consistant à «mettre tous les arguments réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de l'Aufklärung progressiste». Je ne sais pas si, une fois son livre refermé, nous pouvons être entièrement rassurés, non par sur les si louables intentions de l'auteur, mais sur les résultats auxquels il est parvenu lesquels, me concernant tout moins, sont assez simples puisque j'ai acheté séance tenante plusieurs titres traitant, directement ou pas, de ce fascinant objet d'études (je parle de la Contre-Révolution, certes pas des Lumières) mentionnés par l'auteur.
Notre essayiste est en outre modeste, lui qui affirme que, «porté par la vague du Bicentenaire», il a désiré «prendre place parmi tous ceux qui, travaillant sur la Révolution, lui rendent le plus beau des hommages : la traiter pour ce qu'elle est, c'est-à-dire, je crois, l'événement climatérique de notre histoire» (1). Il est donc tout à fait normal que la Contre-Révolution, a contrario bien sûr, ne doive et ne puisse être définie qu'en tenant compte de cet étalon historique absolu et, dans ce cadre-là, il faut remarquer que ce n'est pas une seule mais des dizaines de définitions que Gengembre nous propose de la cette dernière, qualifiée pour commencer «d'angoisse qui cherche à se conjurer grâce aux emblèmes de la raison» (p. 13) puis très vite, une page plus loin, de contre-décentrement en somme, la Révolution représentant le «décentrement», soit «la tentative ultime de recentrer la totalité humaine autour de Dieu» qui, nous le savons, est «politiquement mort, lui qui assurait la cohérence de la doctrine» contre-révolutionnaire, puisque «la laïcisation définitive de notre modernité frappe la Contre-Révolution d'irréalité». Dès lors, «s'aventurer sur les terres idéologiques de la Contre-Révolution», ce ne peut être absolument rien d'autre que «s'exposer au froid des tombeaux, pour y entendre la respiration d'une pensée enfouie» (p. 14) et, au passage, saluer la mort de Dieu, annoncée comme on le sait par deux fois, dont la première bien des siècles avant celle, tonitruante, du dernier homme de Nietzsche.
Nous constatons, par la métaphore que nous avons citée, que Gérard Gengembre peut faire état de prétentions à la belle écriture et c'est du reste cette dernière qui, sans doute, sauve son copieux ouvrage de n'être qu'un réquisitoire non pas implacable mais assez ambigu contre la Contre-Révolution ou plutôt les plumes les plus brillantes (Barbey, Ballanche, Bonald, Rivarol et Maistre bien sûr, ainsi que Baudelaire et Balzac) qui l'ont sans relâche défendue, exposée, encensée, levant, en somme, une armée de mots, ceux de la Contre-Révolution faisant face à ceux de la Révolution, non moins altiers mais sans doute beaucoup plus disciplinés.
De fait, il est clair que la Révolution s'est rendue coupable de zèle, autrement dit : «si la Révolution a nié en innovant, la Contre-Révolution doit rétablir, renouer avec le Verbe» car, «au cœur de l'ambition contre-révolutionnaire gît peut-être le rêve d'une langue qui interdise l'impiété et la folie, une langue divine des calculs politiques» (expression point tout à fait transparente) et qui prétendrait revenir «au texte initial du palimpseste social et politique»; pour ce faire, il faudrait frapper «d'illégitimité le texte lisible de la Révolution» en retournant «les termes révolutionnaires», en épurant la langue, en «traquant contresens, impropriétés et monstruosités linguistiques» (p. 15).
Il s'agit ainsi, selon le titre inspiré du chapitre 1, de «faire feu de toutes langues» si la Contre-Révolution, «c'est d'abord un tigre de papier» qui cherche à rugir en produisant des textes contredisant une à une les pseudo-conquêtes révolutionnaires, «comprenant que la bataille se joue aussi, et peut-être avant tout, dans la sphère du langage» (p. 22), puisqu'il est bien entendu que la Révolution et même, quelque révolution que ce soit, est avant tout «la concrétisation des mots» que la Contre-Révolution va s'acharner à «déréaliser en les vidant de tout contenu, ou en les remplissant d'inanité» (p. 25).
Bonald.jpgJoseph de Maistre apparaît assez vite sous la plume de Gérard Gengembre, mentionné comme étant un «inclassable démolisseur de la modernité, moins prophète du passé que poète de la catastrophe, plus rhéteur de l'idéal que vrai politique» (p. 64), refusant viscéralement l'état du monde «au nom de la conformité à un ordre suprême» (p. 65). Il «ouvre à la Contre-Révolution les espaces périlleux de la prophétie, lieu de tous les retournements, de toutes les dialectisations» (p. 126). Ballanche, lui, est qualifié de «plus fascinant des contre-révolutionnaires» (p. 135), même si c'est finalement à Louis de Bonald que Gérard Gengembre donné, ces dernières années, son attention émérite de chercheur.
Avant d'examiner la thématique essentielle du rapport que les contre-révolutionnaires (du moins tel d'entre eux, sans mention, hélas, de Joseph de Maistre) nourrissent avec le langage, je signale l'excellente porte d'entrée, dans l’œuvre prolifique et complexe de Bonald, que constitue l'ouvrage de Giorgio Barberis, Louis de Bonald, ordre et pouvoir entre subversion et providence (traduction de l'italien par Astrée Questiaux, Desclée de Brouwer, 2016) qui témoigne de la grande vigueur de la réflexion politico-religieuse en Italie, si l'on en juge par le nombre de travaux consacrés dans ce pays aux auteurs contre-révolutionnaires. D'ailleurs, c'est à mon sens un ouvrage entier qui devrait être consacré, en France (doutons-en) ou ailleurs (espérons-le) à la question du langage tel qu'il a été analysé par Maistre, Ballanche, Bonald et d'autres comme Lamennais, sans oublier le grand Donoso Cortés qui d'ailleurs traitait la bourgeoisie libérale de «clasa discutidora» et qui rappelait que «l'homme est né pour l'action, et la discussion perpétuelle, en tant qu'ennemie des œuvres, est contraire à la nature humaine. Arrive ensuite un jour où les peuples, poussés par tous leurs instincts, se déversent dans les places et dans les rues, et, renversant dans la poudre les chaires des sophistes, réclament résolument Barabbas ou Jésus» (cité dans l'ouvrage de Barberis à la page 272) ! Revenons au langage, que Bonald évoque de la façon suivante : «Lumière du monde moral qui éclaire tout homme venant en ce monde, lien de la société, vie des intelligences, dépôt de toutes les vérités, de toutes les lois, de tous les événemens [sic], la parole règle l'homme, ordonne la société, explique l'univers. Tous les jours elle tire l'esprit de l'homme du néant, comme aux premiers jours du monde une parole féconde tira l'univers du chaos» (l'auteur souligne, ibid., p. 276).
Les pages que Gérard Gengembre a écrites sur la théorie linguistique des contre-révolutionnaires sont peut-être les plus intéressantes de son ouvrage, sans doute, nous l'avons dit, parce qu'il se pique de littérature, et que l'idée de tenter de recentrer une modernité devenue folle dans et par le langage ne peut le laisser complètement indifférent, raison fort honorable à nos yeux pour inclure cette note dans le dossier intitulé Études sur le langages viciés. C'est en évoquant les textes de Ballanche que Gengembre s'est en tout cas le plus penché sur la question d'une théorie du langage «où nommer une chose» ne peut vouloir signifier, pour le dire avec le théoricien contre-révolutionnaire, que «connaître l'essence de cette chose», étant donné que «nommer fait participer à la création», et aussi parce que conquérir le langage, c'est se familiariser avec les symboles, ce qui peut nous mener «au savoir de l'harmonie universelle» (p. 138). Au fond de toute pensée réellement contre-révolutionnaire dort, parfois se réveille le grand rêve d'une langue ayant reconquis, de haute lutte s'il le faut, sa pureté édénique, capable de faire advenir à l'existence les êtres et les choses par le seul prestige de leur évocation, illustration inattendue, sans doute, d'un titre de texte insipide devenu mot d'ordre de toute une école linguistique, quand dire c'est faire.
Se dire ou même être, véritablement, contre-révolutionnaire, ne peut donc que revenir «à parler vrai, et juste», et la Contre-Révolution, elle, c'est tout bonnement «le langage restitué, le sens retrouvé : une affaire de mots» en somme, conclut Gengembre qui écrit aussi que «l'homme contre-révolutionnaire est un homme de paroles» (p. 159) et, osons ce jugement de valeur, de parole donnée. Il y a toutefois, peut-être, quelque ironique simplification dans les vues de l'essayiste, qui se demande si l'histoire contre-révolutionnaire ne serait rien de plus «qu'une langue bien comprise» car, «tant que les mots et les choses vivent leur rapport univoque, fondant une politique des certitudes, le monde va comme il faut», la Révolution «et ses conséquences funestes» se résolvant «en une cacophonie des sens, une perversion de la communication et de l'échange» : «s'il ne faut pas la prendre au mot, on a prise sur elle par les mots», les esprits se libérant de son prestige fallacieux «en renonçant aux contresens» (p. 164). Il semblerait qu'une des constantes des luttes réactionnaires, de Maistre à Kraus en passant par Bloy, Barbey d'Aurevilly ou Bernanos, consiste à tenter de montrer que c'est dans et par le langage que la corruption politico-idéologique touche les masses le plus sûrement. Redresser les mots tordus ou pipés, c'est donc lutter contre de néfastes conséquences qui vont bien au-delà de quelque attention de rat de bibliothèque à une langue point complètement salie.
Parlant de théorie linguistique, nous ne sommes jamais très loin de littérature proprement dite qui constitue probablement le seul terrain d'élection où la Contre-Révolution a réussi à s'imposer, sans contestation possible : en effet note Gengembre, «l'écriture est le seul avenir de la Contre-Révolution, sous la forme de la décadence et du décadentisme. Elle retourne alors comme beauté la décomposition d'un monde qu'elle déteste. Artiste, elle se complaît dans le crime; véhémente, elle adopte un style excessif, déclamatoire et précieux, archaïsant et résolument moderne. Une écriture toute d'antithèses, comme si l'oxymore la guettait» (p. 239), Gérard Gengembre citant deux noms auxquels nous ne pouvions que nous attendre, Barbey d'Aurevilly et Bloy, sans cependant leur accorder plus de quelques mots, ce qui est peu. C'est bien simple dans l'esprit de l'auteur car «plus le légitimisme [que nous ne confondons pas avec la Contre-Révolution] perd pied, plus il se littérarise», comme si l'intention contre-révolutionnaire ne pouvait décidément pas être action, mais n'était «qu'épanchement ou mise en forme» (p. 241), words, words, words pour le dire en une image les synthétisant toutes.
Lutte directe et acharnée contre la Révolution, «novation linguistique [ayant] fait table rase de cette signification accumulative, traditionnelle, où le mot entre dans des réseaux d'emplois nouveaux» (p. 259), la Contre-Révolution se chargera de ferrailler contre la novlangue révolutionnaire alignant «sa circulation sur celle des assignats, véritable langue macaronique», poursuit Gérard Gengembre en citant un passage étonnant et cruellement railleur de Burke extrait de ses célèbres Considérations sur la Révolution de France : «Mais si maladia, opiniotrata, non vult se garire, quid illi facere ? Assignare, postea assignare; ensuita assignare» (p. 260). On peut toutefois se demander, sur les brisées du principe de lisibilité littéraire que Bonald a développé, pourquoi la mode décadentiste, conséquence directe de la Contre-Révolution selon Gengembre, aura dû attendre près d'un siècle avant d'irriguer l'ensemble de la littérature française si, toujours selon Bonald, «la littérature est l'expression de la société» (p. 266), mais ce serait là ouvrir un débat que Gérard Gengembre a longuement étudié en préfaçant pour les Classiques Garnier plusieurs ouvrages de l'auteur consacrés à la question littéraire regroupés en un seul (et unique, pour l'heure) volume, et paraphraser l'article intéressant de Flavien Bertran de Balanda intitulé Le sens rétabli selon Louis de Bonald, une métaphysique sémantique de la régénération sociale (3).
Donner de la Contre-Révolution un portrait en parfaite opposition avec celui de la Révolution est une manière intéressante de procéder, au-delà même de l'évidente logique de la démarche, car elle illustre la thèse principale de l'auteur, qui tient dans le constat de l'échec politique du grand mouvement de pensée politique réactionnaire. Gérard Gengembre donne plusieurs exemples de cet échec, dont l'un des plus saillants réside dans sa prétention, tour à tour comique ou grotesque, de restaurer une monarchie qui est «morte, entraînant dans cette mort tout projet de restitution» (p. 88) (2), destitution qui ne peut bien sûr qu'être consécutive à la mort de Dieu; la Contre-Révolution, en fait, ne peut qu'être un «discours de la négativité, la parole contre-révolutionnaire [n'ayant] plus d'autre avenir que dans la réitération d'elle-même et sa sublimation dans le fidéisme» (p. 72). C'est pourtant ce fidéisme, que l'on n'associe que difficilement à ne serait-ce qu'une vague notion d'originalité folle, qui va produire quelques-unes des œuvres les plus étonnantes et détonantes de la littérature française. Gengembre semble du reste en être conscient, même s'il ne l'avoue qu'à demi-mots, comme l'indique sa fascination (le mot est-il vraiment trop fort ?) pour ces auteurs dont il a fait son objet préféré d'études.
Plus largement encore, l'échec de la Contre-Révolution politique tient à son insupportable grand écart, que nous feindrons de considérer comme un intéressant paradoxe, et qui représente sans doute le trait le plus blessant, mais surtout juste, qui peut être adressé à nos auteurs : «En s'opposant au discours et à l'idéologie révolutionnaire, les idées contre-révolutionnaires doivent s'adapter; autrement dit, elles entrent dans le mouvement même qu'elles combattent. Insoluble dilemme, dont la Contre-Révolution ne peut sortir qu'en refusant le conservatisme stricto sensu. Elle innove, donc elle transforme» (pp. 114-5).
Politiquement condamnée à la posture grandiloquente, à une trouble voire coupable nostalgie d'un ordre révolu, d'un centre perdu qu'il serait absolument ridicule et même franchement stupide de prétendre reconquérir, la Contre-Révolution, «échec indiscutable, puisqu'elle ne parvient pas à renverser le rapport de force favorable à la laïcisation générale» (p. 139), qui plus est «teintée de mélancolie, productrice d'une postulation de l'être vers l'intériorité, le souvenir, l'imaginaire» (p. 92), n'en servira pas moins de modèle pour ainsi dire privé pour quelques âmes d'élite, dont nous avons mentionné plusieurs exemples : «monde symbolique, univers refuge, comme les valeurs du même nom, elle exhibe l'or de ses talents. Croyant l'homme amoindri, elle veut restituer ses dimensions» (p. 99) en étant pour la valeur et contre le matérialisme (cf. p. 100), tout en restant, Gérard Gengembre ne cesse de répéter cette évidence à ses propres yeux, «dans l'impuissance la plus totale» (p. 173), ou bien en train de tourner «dans le cercle infernal de son impuissance» (p. 233), la modernité ne pouvant que contaminer ses intentions, surtout les plus pures (mais, en somme, toutes le sont !), la réaction de la Contre-Révolution a cette dernière ne pouvant qu'être de plus en plus abstraite (cf. p. 183).
Pourtant, la position de Gérard Gengembre, malgré ses lyriques proclamations, ne me paraît pas être un amical blanc-seing conféré aux bienfaits de la Révolution, et lui-même se déclare admiratif devant certaines des analyses de Bonald concernant par exemple l'anomie propre aux sociétés modernes, l'auteur décidément intéressant pressentant même l'aliénation (cf. p. 272) ou encore la question prolétaire, comme le montre par exemple ce passage en effet remarquable du penseur réactionnaire : «Il n'y aura bientôt plus que l'opulence et la misère qui puissent vivre dans les grandes cités; la médiocrité, qui les sépare, en sera bannie par l'impossibilité d'y subsister décemment. Alors se fera le contact immédiat des deux extrêmes de l'état social, et il ne sera pas sans danger» (p. 274). Cependant, telle une «Cassandre moderne», la «Contre-Révolution s'arrête sur cette limite précise : le déchirement du tissu social, l'impossible gestion de la pauvreté, la fermentation du cataclysme» (p. 280), ce qui n'empêche pas Gérard Gengembre de se déclarer séduit par la Contre-révolution, «amalgame de tradition et de modernisme», mais amalgame certes «mal dialectisé» et «synthèse improbable où se font jour des béances» : «ce jeu dans la doctrine, cette fissure mal rebouchée, me séduit assez. Elle témoigne d'un combat avec la naissance de ce que nous croyons maîtriser : la modernité. il me plaît que la Contre-Révolution lâche au moins momentanément prise», si «cette déstabilisation de la doctrine, due au changement de rythme du temps historique, colore le XIXe siècle de ténèbres» (pp. 281-2).
De fait, s'il faut bien comprendre, nous assure l'auteur en note (p. 293) que «la Contre-Révolution ne dispose nullement d'une conceptualisation qui lui permette de s'élever au-dessus d'une simple dénonciation des dysfonctionnements», à l'inverse des outils que Marx, lui, saura proposer avant qu'ils ne deviennent bien davantage que des outils, des instruments de torture méticuleusement utilisés aux quatre coins du globe par les bourreaux communistes et leurs sbires, il n'en reste pas moins que la portée intellectuelle des idées contre-révolutionnaires est bien réelle puisque sa condamnation factuelle à n'être «qu'un prophétisme et non une action dans le siècle» (p. 296) est aussi une chance, la Contre-Révolution nourrie de Maistre, Ballanche, Bonald et Burke restant ainsi pratiquement vierge de toute atrocité, par avance purgée (puisque, nous l'avons suffisamment lu, impuissante politiquement, inoffensive sur le terrain) des hectolitres de sang versés au nom de l'utopie marxisante qui, pour le coup, a profondément labouré le monde par son inlassable prosélytisme. Je ne condamnerai donc pas Gérard Gengembre, du moins celui qui, en 1989, a publié ce livre et qui, peut-être, si j'en juge par ses travaux sur le corpus de textes d'un Ballanche, a dû évoluer. Finalement, même si «quelque sens qu'adopte la politique, elle frappe d'impuissance la Contre-Révolution [qui], intellectuellement, philosophiquement, métaphysiquement», refuse «le réel historique, et reconstruit un sens supérieur, qui transcende le cours observable des choses» (p. 325), c'est cette impuissance politique qui a empêché la Contre-Révolution de se transformer en Moloch sanguinaire n'ayant pas besoin de se référer à quelque Dieu que ce soit pour réaliser ses crimes de masse. C'est finalement Gérard Gengembre, adoptant bien sûr le point de vue des contre-révolutionnaires, qui caractérise le mieux ce qu'est la Révolution qui ne peut qu'aboutir à «une série de dictatures et de meurtres, tout dans la société réelle s'opposant aux lois impies», la Révolution bâtissant «sur du sable, celui des arènes sanglantes» (p. 28).
J'ai parlé de condamnation mais je note tout de même ici, pour le plaisir, les toutes dernières lignes que Gérard Gengembre écrit sur la Contre-Révolution qui selon lui «doit retrouver la vie de sa mort» : «je veux dire, continuer d'irradier notre modernité. Au terme de ce parcours sommaire de théories finalement assez mal connues, il reste à proclamer l'importance séminale dans l'histoire de la pensée moderne du moment contre-révolutionnaire» (p. 330). Nous avons connu des objets de réflexion plus détestables et détestés par ceux qui s'en emparaient.

Notes
(1) Gérard Gengembre, La contre-révolution ou l'histoire désespérante (Imago, 1989). Notons que beaucoup de fautes, y compris typographiques (espaces ajoutées ou manquantes, bizarreries de ces o séparés à jamais de leur e, etc., déparent ce texte. Quelques facilités et tics, aussi, comme ce «j'en reparlerai» que nous trouvons une bonne dizaine de fois dans l'ouvrage.
(2) Notons que Gérard Gengembre, reprenant les analyses de Bonald parues dans ses Réflexion sur la Révolution de Juillet 1830, analyse la Restauration comme un «régime politique foncièrement conservateur, avec des aspects franchement réactionnaires, mais dont les archaïsmes de surface n'entament guère la profonde modernité. La restauration participe de la Révolution : si elle prétend l'inverser, elle l'entérine véritablement» (p. 104). Bonald écrivait : «La restauration ne fut qu'une halte pour reprendre haleine. Ceux qui avaient mis la couronne sur la tête du roi, mirent la révolution sur la couronne, le chef-d’œuvre des meneurs de cette époque fut de faire consacrer la révolution par la légitimité, c'est-à-dire «l’illégitimité des lois par le légitimité de la race régnante; ils y réussirent, le roi s'y prêta si même il n'y fut pas forcé. Il y eut alors si peu de jugement et de prévoyance dans les conduites des affaires que la restauration de la monarchie ne fut réellement que la restauration de la révolution» (p. 268).
(3) Contre-révolution ou contre-subversion ? Le sens rétabli selon Louis de Bonald, une métaphysique sémantique de la régénération sociale, in Les Mots du politique (Classiques Garnier, 2021).

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