« Défense et illustration de Marien Defalvard, par Gregory Mion | Page d'accueil | Tous les Hommes du Roi de Robert Penn Warren »
11/02/2021
Nouvelle édition du Grand Dieu Pan d'Arthur Machen
Arthur Machen dans la Zone.
Voici un court extrait de l'imposante préface qui accompagne la réédition, née d'un beau projet participatif initié par les éditions Lumpen, du texte le plus célèbre d'Arthur Machen, Le Grand Dieu Pan.
Commander Le Grand Dieu Pan chez l'éditeur.
Comme une lampe qui s’éteint : les démons aussi se cachent pour mourir
Il importe tout d’abord de remarquer que le célèbre récit de Plutarque rapportant, dans sa Disparition des oracles (De Oraculorum Defectu), la mort du grand Pan, évoque moins l’évaporation, dans l’air méditerranéen surchauffé d’une journée à mille autres semblables, de la divinité des espaces inhabités et du démon des apparitions effrayantes, qu’il ne lance l’annonce de l’événement considérable, transmis par le vent, le souffle, les gémissements et les cris, les plaintes désolées, plus tard les titres des journaux formant un «bruit confus», grossissant peu à peu, venu de l’Est et qui s’enfle «dans Piccadilly, en se rapprochant, comme un torrent de sons qui aurait remonté les rues paisibles», autant de métaphores d’une circulation invisible mais inexorable de la terrifiante nouvelle, comme si la rumeur qui l’a propagée jusqu’à Rome, où Tibère César fit convoquer le marin Thamous, témoin (presque) direct de la scène, n’avait réussi qu’à suggérer la sidération des différents compagnons rapportant, parmi d’autres et d’autres encore, de plus en plus nombreux et interloqués au travers des années, bientôt des siècles, la mort insigne ou plutôt, puisque nul cadavre n’a été retrouvé, la dissolution, la dissipation, au sens ontologique que Guido Morselli donna à ce terme, n’en finissant en tout cas pas de résonner, se transmettre, s’amplifier au cours des âges, puis refluer d’un coup, laissant de nouveau les esprits médusés, délaissant une fois de plus le rivage du monde visible pour se retirer vers quelque gouffre profond et se concentrant jusqu’en son noyau de la plus haute noirceur, semblable à «la négation de la lumière» pour hanter nos cauchemars et réapparaître, qui sait, un jour prochain, chuchotement étrange qu’il sera de plus en plus difficile de percevoir, écho de l’écho d’un rire sinistre, pourquoi pas dans les bois de Wentwood ou dans quelque lieu oublié d’une planète ravagée, ne faisant plus sa part au sacré, et qui aura fini par détruire les derniers refuges où se cachait le peu de mystère point complètement aplati et enrégimenté par le quadrillage technologique. Comment la parole, d’ordinaire si imparfaite à dire ce qui est, pourrait-elle être convoquée pour dire ce qui n’est pas, ce que personne n’a vu, ce qui n’a même pas été entendu puisqu’il s’agit d’une nouvelle qui a été transmise de bouche à oreille, sans même que nous puissions supposer la possibilité d’un témoin direct, strictement inimaginable comme le serait une gigantesque paupière ouverte sur la première seconde de vie du Mal, une oreille monstrueuse captant la première pulsation du cœur des ténèbres ? C’est de cette impossibilité que va naître, pourtant, la figuration littéraire de Pan dans une multitude de textes, jusqu’à l’une de ses manifestations les plus frappantes, sous la plume d’Arthur Machen.
Nous pouvons lire, chez Plutarque, la relation, indirecte il faut donc le noter, de l’événement, qu’un regard moderne ne peut s’empêcher de trouver passablement inquiétante, sous l’apparente banalité de la description. Qu’on en juge : «Émilien le rhéteur, dont quelques-uns d’entre vous ont aussi suivi les leçons, avait pour père Épithersès, mon concitoyen et professeur de lettres. Celui-ci dit qu’un jour, alors qu’il naviguait vers l’Italie, il avait embarqué sur un navire qui transportait des marchandises et des passagers en grand nombre; le soir, alors qu’on était déjà dans les parages des îles Échinades, le vent tomba, et le navire dériva au voisinage des Paxes; la plupart des personnes à bord étaient éveillées, et beaucoup étaient encore à boire après le dîner; or soudain une voix se fit entendre en provenance de l’île de Paxos, qui appelait à grands cris un certain Thamous. On s’étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien que, même parmi les gens à bord, seul un petit nombre connaissait par son nom. Par deux fois il resta silencieux alors qu’on l’avait appelé, mais la troisième il répondit à celui qui l’appelait ; haussant la voix, celui-là dit alors : «Lorsque tu seras à la hauteur de Palôdès, annonce que le grand Pan est mort.» Après avoir connu ces mots, dit Épithersès, tous furent frappés de terreur, et, alors qu’ils s’interrogeaient entre eux pour savoir s’il valait mieux faire ce qui avait été ordonné ou ne pas s’en occuper et laisser courir, Thamous décida, s’il y avait du vent, de naviguer tranquillement le long de la côte, mais que, s’il n’y avait pas de vent et si la mer était calme à l’endroit indiqué, il ferait connaître ce qu’il avait entendu. Or lorsque le navire arriva à la hauteur de Palôdès, il n’y avait pas de vent, il n’y avait pas une vague. Alors Thamous, de la poupe, le regard tourné vers la terre, dit, comme il l’avait entendu : «Le grand Pan est mort.» Il n’avait pas encore fini qu’un grand gémissement s’éleva, qui ne venait pas d’une seule personne, mais de beaucoup, et qui était mêlé à des cris de surprise».