Dialogues de vaincus de Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau (23/11/2021)
Photographie (détail) de Juan Asensio.


Ces dialogues qui ont été échangés à la prison de Clairvaux entre les mois de janvier et décembre 1950, savoureux par leur ton acrimonieux, leur mauvaise foi évidente, leur incroyable méchanceté, sans oublier la présence de commentaires de longueur variable mais toujours très ironiques, aussi bien en guise de notes que d'espèce de didascalies qui commentent les petites manies de l'un ou l'autre des protagonistes, leurs menus ou grands travers, non sans une certaine tendresse que l'on trouvera parfois déplacée ou forcée, valent parce qu'ils ont vite fait de nous renseigner sur l'absence quasi entière de toute forme de remords (2) (non de regrets !) chez deux des plus ardents chantres de la Collaboration, dont l'un, selon Marc-Édouard Nabe, est le tout dernier écrivain français à ne jamais devoir être pardonné : «Lucien Rebatet n’est plus un problème : c’est une question. On pardonne à Morand, Bernanos, Giraudoux, Jouhandeau, comme à Voltaire, Dostoïevski, Wagner et tous les autres d’avoir été farouchement antisémites. Même Drieu s’est fait pardonner, Brasillach aussi. Rebatet : zéro. Faut-il qu’il ait été fort pour conserver jusqu’au Paradis la noblesse d’un tel pêché ! C’est lui le meilleur des trois. Il ne bénéficie d’aucun romantisme attaché à son nom ou à sa personne. C’est le Salaud inexpiable, la Raclure, le Traître par excellence : quel rêve ! Les plus maudits font, près de lui, figures d’académiciens» (voir Au régal des vermines, anti-édité en 2012 (première publication : 1985), p. 154).

Pour l'historien des sensibilités ou même des idées politiques, ces dialogues insurpassablement décomplexés, tenus par deux vaincus dont l'un (Cousteau) évoque sa passion des «causes perdues», qu'il s'agisse des «aristocrates de Quiberon, des Sudistes américains et des Russes blancs» (Dialogue n°7, Devant l'Allemagne éternelle, p. 113), lui qui note encore que c'est «au moment où Hitler perdait les pédales que nous nous sommes lancés avec frénésie dans la collaboration» (Dialogue n°16, C'est raté, p. 258), dont l'un et l'autre, Cousteau et Rebatet, ne cessent de manifester un effort constant de lucidité (je ne sais en revanche jusqu'à quel degré ils sont absolument sincères, même si Cousteau écrit : «À quoi servirait d'être en prison si on n'en profitait pas pour s'exprimer avec une franchise totale ?», p. 291), ces dialogues aux sujets variés sont donc une mine, ne serait-ce que pour retrouver, de l'intérieur si je puis dire, une définition du fascisme, sous la plume par exemple de Rebatet qui déclare à son ami : «C'était une chose très sérieuse. Il ne s'agissait plus d'une critique intellectuelle de la démocratie comme chez Maurras (3), mais d'un système complet, viable, réalisable, réalisé déjà par Mussolini. Après cent cinquante années de fariboles égalitaires, on restaurait l'ordre, la hiérarchie, l'autorité, sans craindre de les appeler par leur nom et de déclarer qu'on ne gouvernera jamais les hommes autrement. On se passait enfin, pour cette grande tâche, du concours des églises...» (Dialogue n°1, Le drapeau noir et la croix gammée, p. 27).
Dans ce même dialogue, Cousteau, d'accord avec l'opinion de son ami selon lequel une «certaine forme d'aristocratie [ne peut sans doute que cousiner] avec l'anarchie» (p. 21), affirme de son côté qu'ils ont défendu, à l'époque de Je Suis Partout, «avec toutes ses tares, une forme de civilisation aristocratique, la seule qui donnât des chances à l'anarchiste de qualité [puisque] nous défendions ça contre la dictature des balayeurs et des voyous. C'était cela l'essentiel. Et cela valait la peine d'être tenté. Nous sommes vaincus. Soit. Mais ça m'embêterait aujourd'hui d'avoir succombé sans combattre» (p. 37). Notons que l'Allemagne dirigée par Hitler, contre lequel nos deux amis n'auront pas de mots assez durs (dans le Dialogue n°16, C'est raté), l'Allemagne nazie, «avec tous ses défauts, avec tout ce qui nous choquait ou nous exaspérait, était, que cela plût ou non, le bras temporel de l'idée fasciste» (Dialogue n°7, Devant l'Allemagne éternelle, p. 119) : «nous étions condamnés à collaborer avec les Allemands tels qu'ils était, pangermanistes tentaculaires, irritants, maladroits, bouchés à d'élémentaires évidences, maintenus par une sorte de fatalité hors de leur propre système, et beaucoup moins révolutionnaires dans l'ensemble que nous ne l'étions nous-mêmes» (Dialogue n°7, cité, p. 122).

Certes, l’Église, avec le Kremlin de Staline (4), est un grand modèle en matière d'ordre et de respect de l'ordre, car «tous les brûlés et pendus de l'Inquisition sont allés au supplice en faisant amende honorable, en réclamant eux-mêmes le feu et la corde pour pénitence de leurs péchés»; car, encore, «en dehors de ça, il n'y a que bousilleurs, légistes croyant au droit, gaffes sentimentaux, souverains qui étripent ou pardonnent à tort et à travers, selon qu'ils ont mal au foie ou qu'ils ont fait l'amour de façon plaisante» (Dialogue n°4, Saül le baluchonneur, p. 71). Dans le huitième dialogue intitulé Croire et comprendre, Lucien Rebatet ne retient plus du tout ses coups (4) contre l’Église et, plus généralement, le christianisme, lui qui affirme que «le croyant absolument convaincu ne peut tolérer ce qui s'écarte de son dogme ou ce qui le contredit. Et c'est à la rigueur dans le massacre des opposants qu'on reconnaît la sincérité des convictions. Lorsqu'on parle des «siècles de foi», on désigne les siècles au cours desquels il était normal de brûler des hérétiques» (p. 139).
Ce sont là, ces deux thématiques essentielles et bien d'autres que le préfacier, absent donc de notre très piètre édition, a peut-être évoqué, qui intéressent avant tout les esprits curieux de problématiques et d'interprétations historiques. Un dialogue, le dix-septième, sobrement intitulé Littérature, m'intéresse tout particulièrement, où Cousteau et Rebatet évoquent leurs admirations et leurs détestations et où nous constatons aussi que le second de nos vaincus manifeste un curieux tropisme pour le progrès prétendu de nos sensibilités (5), suivant une exergue d'Aldous Huxley affirmant que «nous pensons, nous sentons aussi d'une façon plus raffinée, plus variée que les anciens» (p. 259). J'avoue avoir été quelque peu dépité de constater que ce témoin d'une lucidité bien souvent implacable, qui ne s'en laisse conter par rien du tout, manifeste, à l'égard du Progrès, qui plus est celui prétendu, problématique en tout cas, des arts et des sensibilités, une vision aussi ridicule, infantile. Lucien Rebatet, en véritable écrivain et surtout, romancier, nous intéresse ici davantage que Cousteau même si nous apprenons que celui-ci a écrit une pièce de théâtre consacrée à Jeanne d'Arc (intitulée Jeanne au trou, à ma connaissance toujours inédite). Seul un romancier digne de ce nom peut, comme Rebatet, affirmer en effet que «le problème du roman, c'est un problème de paternité littéraire, de fécondation», puisqu'il s'agit de «créer des hommes vivants avec ses propres contradictions et ses expériences, voir un type et s'imaginer le dedans de ce type» (l'auteur souligne), sachant qu'il a par exemple «suffi à Dostoïevski d'être introduit trois ou quatre fois chez un juge pour imaginer Porphyre». C'est une évidence, en convient aisément l'écrivain, mais enfin, «quand on lit qu'une dizaine d'auteurs contemporains prennent pour sujet de roman un romancier incapable d'écrire un roman, et que cela n'a plus l'air d'étonner personne, on est en droit de dire que ce sont les lieux communs qui redeviennent des paradoxes audacieux» (p. 265) et l'on peut même s'imaginer, avec un rictus ironique, quelle serait la grimace de dégoût voire d'horreur de Rebatet pour les cochonneries colonisées de larves que nous vend la Presse actuelle comme de délectables mets !

Notes
(1) Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau, Dialogues de«vaincus» (Omnia Veritas Ltd, 2018).
(2) Il faut voir nos deux collaborateurs établir une claire distinction entre la délation et la dénonciation, dans le dialogue n°14 intitulé L'escarpolette, mais aussi, pour Cousteau du moins, avancer quelque début de remords lorsqu'il affirme que, «matériellement» puisqu'ils n'ont découvert aucun complot, ils n'ont pas de sang sur les mains alors que, «moralement», ils en ont beaucoup, «mais c'est une autre affaire» (p. 230) sur laquelle, hélas, ni l'un ni l'autre ne s'étendent.
(3) Lequel Maurras, comme toujours depuis Les Décombres fait l'objet des pires critiques voire insultes de la part de l'auteur qui le qualifie de «monstre de mauvaise foi» ou de «roi des sophistes», même s'il lui reconnaît sans problème le courage de sa position intellectuelle, tenue contre vents et marées en 1939, et aussi «la pertinence de son mépris pour le mythe égalitaire» (cf. le Dialogue n°18 intitulé, par contrepieds railleur bien sûr, Le passé de l'intelligence, pp. 289-302).
(4) Il ne les retiendra pas davantage dans le Dialogue n°10, significativement intitulé L'obscurantisme.
(5) Rebatet écrit ainsi, ce qui est après tout normal, que «les œuvres durables mettent longtemps à faire leur trou, en général», alors que Cousteau, lui, pense clairement que «l'ascension continue sous nos yeux, grâce à Proust, à Valéry, à Montherlant, à Gide, à Marcel Aymé, à Anouilh, à Colette, à Jules Romains, à quelques autres» (Dialogue n°17, Littérature, p. 288).
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