L’Amérique en guerre (28) : Bart le magnifique (Requiem) de Shelby Foote (02/05/2022)
Crédits photographiques : Foote-Nan Goldin.
«C’était un magnifique spécimen d’Américain.»
Henry James, L’Américain.
«C’était plus que le sommeil d’un volcan, c’était sa complète extinction.»
Jules Verne, L’île mystérieuse.
Perpétuité du Sud et fatigue d’un sudiste nébuleux
Les aventures – et finalement les mésaventures – de Bart le magnifique (1) tiennent lieu d’une longue messe prononcée à la mémoire de Hugh Bart comme le suggère le sous-titre de ce livre en version française : Requiem. Le maître de cette cérémonie a presque tout connu de l’homme dont il va être question. Il a connu ses gloires aussi bien que ses humiliations et il a décidé de raconter au petit-fils du défunt – Asa Bart-Bateman – ce qu’il en fut de son grand-père dans cette région spéciale du Mississippi où la radioactivité des valeurs sudistes a toujours sévi. Enclavée dans ce que l’on appelle plus largement le Delta, cette portion du Mississippi constitue le principal maillon d’une chaîne axiologique enveloppant le Nord-Ouest de l’État du Magnolia ainsi que des sections de l’Arkansas et de la Louisiane. L’ensemble de ce territoire est regardé aux États-Unis à l’instar du Sud véridique, du Sud tutélaire, inamovible et increvable civilisation du redoutable Delta, point de repère de toute l’œuvre de Shelby Foote qui a tenté d’en restituer l’âme, l’histoire et la mythologie. L’influence de Faulkner a bien sûr été déterminante pour explorer d’un bout à l’autre ce Delta reformulé en imagination, et ici, plus particulièrement, ce segment du Mississippi que Shelby Foote a réinventé par le biais du simple nom de Jordan County, pure cartographie littéraire sans véritables détails géographiques à inspecter, pure construction romanesque dont les limites flexibles ont permis à l’auteur d’amplifier la charge de l’invisible sur ses personnages et sur ses lecteurs. Ainsi, là où Faulkner avait nettement dessiné la carte de son célèbre Yoknapatawpha County, agrégeant l’espace à une dimension précise pour mieux descendre éventuellement dans les abysses du temps, Foote, lui, travaille davantage les indications chronologiques afin peut-être de repousser les dimensions spatiales des terres du midi américain, et donc, peut-être, afin de faire sentir avec une plus vive conscience la drastique nature d’un Sud éperdument irrédent. Et ce faisant, Shelby Foote, dès ce roman initial (2), découvre la source ductile de son inspiration et amorce la compréhension exhaustive de «ce pan de territoire appelé Jordan County» (p. 17) tel qu’il l’écrit dans une importante préface datée de 1986, préparant alors la réédition de ce roman des débuts, environ quatre décennies après sa publication originale en 1949. Autant dire tout de suite que ces délais s’expliquent en partie par l’embarras de Shelby Foote devant un livre qui se cherche encore une langue, un livre encore sous perfusion des prédécesseurs admirés pour leur écriture, un livre, enfin, qui n’a pas manqué de s’adosser à ses ancêtres directs, vétérans d’une ceinture méridionale dont le jeune écrivain ne peut d’abord s’emparer qu’en circulant parmi les souvenirs de famille. Mais quoi qu’il en soit de ces dignes aveux, la lecture de ce livre est capitale pour tous ceux qui désireraient savoir depuis quels gisements l’œuvre de Foote s’exprime, et elle est même d’autant plus fondamentale que ce roman d’apprentissage paraît soutenir une déroutante idée, ou, à tout le moins, une idée dont nous assumerons l’interprétation : un sudiste sans la guerre (que la guerre soit civile ou mondiale) n’est pas vraiment un sudiste.
Celui qui rapporte les hauts et les bas de Hugh Bart est surnommé Billy Boy. Il a été le fidèle serviteur de ce maître ambigu de 1887 à 1914. Sa restitution des faits et gestes de Hugh Bart n’est pas dépourvue de cette passion inhérente aux majordomes qui ont éprouvé la transsubstantiation de la banale servitude en singulière observance. Selon ses dires, il ne fut par exemple jamais démenti que Bart avait de l’allure, qu’il avait même du charisme, et en nulle occasion ce diamant de l’humanité n’abandonna sa «dignité altière» (p. 24). Cette idéalisation résultant d’un domestique plus ou moins hypnotisé se justifie par la description de Hugh Bart en «fier et grand personnage [projetant] son ombre, immense, chevaleresque et biblique, dans la clarté irréelle et profuse du culte des héros» (p. 26). Il y a ici une vision personnalisée de Hugh Bart qui rappelle possiblement ce que Thomas Carlyle attendait du héros : une volonté de se sacrifier à la production de l’Histoire et de rebattre toutes les cartes qui auraient pu stupéfier le monde à l’intérieur d’un modèle hédoniste et démocratique. Médiateur radical entre un univers visible à la recherche d’une démarche galvanisante et un univers invisible porteur de transcendance, le héros valorisé par Carlyle transporte dans ses bagages les moyens d’une rénovation grandiose qui réveillera les multitudes et les délivrera non seulement des grégarismes institués, mais les détournera aussi des héros de jadis dont les heures de gloire sont révolues. D’une certaine manière, ce héros surgissant des secrets lointains d’une indéfinissable puissance va engendrer à son tour une stupéfaction, un ébahissement d’une exceptionnelle intensité, mais, à la différence d’un système de gouvernement ou d’un État massificateur, à la différence également d’une religion narcotique, il suscitera aussitôt chez les foules sidérées la capacité d’incarner une bonne variante de la force qui va hugolienne (3), une force édificatrice à la fois liée aux abîmes et aux firmaments, aux racines transcendées et aux cimes transcendantes, un mouvement libérateur qui saura compromettre tous les aspects vicieux de la paralysie mentale et matérielle. Le problème, cependant, c’est que cette silhouette astrale du héros, si elle peut revêtir la forme du prophète, du guerrier politique ou du penseur, n’en est pas moins une rareté, un quasi hapax au sein de la grammaire historique souvent menacée de léthargie et ralentie par des peuples aisément domesticables. À ce titre, les dénominations de Billy Boy pour qualifier Hugh Bart nous apparaissent sinon exagérées, du moins symptomatiques d’une cécité commune, d’un aveuglement ordinaire trahissant la facilité d’être abusé par les faux héros, les charlatans, les imposteurs et tout ce que l’on voudra parmi la procession des catastrophiques arrivistes. Il est d’ailleurs intéressant de mentionner que l’assortiment des hyperboles issu du cerveau médusé de Billy Boy sera ultimement remis en question par Asa Bart-Bateman lui-même, plus lucide, plus objectif sur la carrière existentielle de son aïeul, et, surtout, plus clairvoyant sur l’immédiate descendance de cet homme au fond assez médiocre (cf. pp. 367-372).
Une parenthèse peut du reste s’ouvrir pour souligner la douteuse magnificence accordée à Hugh Bart. Nous pouvons en effet mettre en balance cette espèce de falsification du héros de Carlyle avec un personnage de la littérature que la narration omnisciente présente comme un amoureux de l’auteur de Sartor Resartus et qui en réalise quelque peu les attentes messianiques à une échelle locale. Ce personnage se nomme Basil Ransom et il s’abat sur une société caricaturalement progressiste telle une météorite dotée de propriétés salvatrices. Il est le perturbateur – et le sauveur transitoire – du roman d’Henry James intitulé Les Bostoniennes. Lui-même originaire du Mississippi, reflet masculin de Hugh Bart dans le complexe miroir anthropologique du Sud, le troublant Basil Ransom a vu ses parents subir la déchéance après avoir «vidé jusqu’à la lie la coupe de la défaite» (4) confédérée en 1865. À l’image de tous les sudistes des États-Unis, Basil Ransom doit négocier avec cette odieuse faillite, mais, à l’inverse de Hugh Bart qui n’était alors qu’un enfant, il a foulé le champ de bataille de la guerre civile et il en a recueilli des vigueurs, des honneurs et des convictions. Ce sont ces multiples épaisseurs acquises sous le Stainless Banner qui permettent à Ransom de résister à la pression idéologique de Boston et aux crédos féministes de sa cousine éloignée Olive Chancellor. Les préjugés de cette dernière concernant le Sud provoquent au demeurant les préjugés de Ransom à propos du Nord. Il n’apprécie pas le fanatisme réformiste de tous ces bourgeois guindés qui ne se battent qu’à l’arrière, qui ne luttent qu’en proférant des phrases, et qui de surcroît le font avec une impudeur d’officiants de la morale. D’où son choix de «garder le silence au sujet du Sud», de se taire lorsque le Nord palabre jusqu’au bout de la nuit, de préserver la glorieuse patrie sécessionniste «des mains impies» qui se croient immaculées (5). Quand tous ceux-là érigent le Nord en directeur de conscience, Basil Ransom préfère que le Sud continue stoïquement à vivre, «à panser ses blessures et à rêver en paix», ce qui revient à miser «sur la lente action du temps» et «ses effets bienfaisants» (6). Aux affairements de sa distante cousine, Ransom rétorque donc par un patient et discret travail de fond, et, de jour en jour, il reprend un avantage sur le clan Chancellor malgré «la tragédie mêlée de farce» (7) qui a mortifié les gens du Sud. Cette remarquable constance le rapproche de ces sudistes «pauvres comme Job et intraitables» (8), de ces vaincus devenus des ruines fumantes d’orgueil, et c’est ainsi qu’il va débaucher la toute jeune Verena Tarrant du giron asphyxiant d’Olive Chancellor, celle-ci ayant fait de celle-là une aguichante oratrice chargée de plaider au quotidien la cause des femmes. Or la progressive déportation de Verena se révèle insupportable pour Olive car elle y devine les preuves accablantes d’un survivant et arrogant patriarcat, mais aussi, pour mieux dire, les stigmates d’un Sud remis de ses éclipses et de nouveau prêt à rayonner, à réaffirmer son lot de traditions décidément opiniâtres. Conformément à cet élan de réfection et autant par amour que par fierté, Basil Ransom parvient à extraire Verena Tarrant d’un piège mandarinal et psychique, à cette nuance près que cette exfiltration pourrait s’avérer tout aussi piégeuse. Mais quelles que soient les justes réserves exprimables à l’égard de Basil Ransom, ce qui le distingue des fragilités de Hugh Bart, c’est son unité de caractère, sa loyauté envers les meilleurs principes sudistes, et, plus intimement, son incorruptibilité devant les obstinations d’une modernité qui aimerait déconstruire les évidences naturelles en insufflant dans les âmes l’anarchie du divertissement et le poison de la rancune.
De ce contraste entre deux personnages nous déduisons la conservation de la force de l’un et l’épuisement de la force de l’autre, le premier étant affûté par la guerre, par le sens même de l’Histoire et par son métier d’avocat, le second n’étant qu’un misérable nostalgique d’un combat que son âge ne pouvait l’amener à vivre, un souffrant exponentiel, en outre, qui mourra à la veille de la Grande Guerre comme si tous les événements d’envergure le laissaient à la marge, au rebord des vastes recompositions du monde humain. En cela Basil Ransom fut un relatif étalon de mesure de son temps, un certain magnétisme, un certain pôle gravitationnel qui modifia des trajectoires en profondeur, tandis que Hugh Bart ne fut qu’une demi-mesure, un laissé-pour-compte des archives essentielles qui a été inexorablement rattrapé par l’inessentiel. D’abord résolu à être un exemple de tempérament jupitérien aussi altier que l’impitoyable Old Man River, bien décidé à se cabrer tel un archétype de l’homme entier que rien ne saurait dépraver, Hugh Bart, peu à peu, s’est fragmenté dans le probable souci de n’avoir été qu’un contemporain minimal de la guerre de Sécession. Aux yeux de son tribunal intérieur, supposons-le, il a symbolisé un témoin presque gênant de ce drame fondateur qui endeuilla l’Amérique de 1861 à 1865. Il a été – contre son gré – le pâle repère juvénile d’un moment décisif pendant lequel se sont forgés les folklores des physionomies et des mentalités sudistes, ce moment où des hommes de la trempe du major Henry Dubose (9) se sont affirmés (cf. pp. 169-171), des hommes, en l’occurrence, capables de disserter à l’infini sur les batailles d’Appomattox, de Shiloh et de Five Forks, des hommes dont la noblesse et le courage leur ont donné le droit de transformer des Waterloo en Austerlitz. Or il semble que tout le malheur de Hugh Bart ait consisté à se prendre fréquemment pour un vainqueur d’Austerlitz tout en ayant à louvoyer avec un défaitisme croissant. À vrai dire, plus Hugh Bart s’est avancé dans le temps, moins il a été taillé aux proportions de l’irrédentisme du Deep South. Il s’est insensiblement évanoui comme présence spirituelle et comme présence temporelle, subordonné aux déclins d’une âme antihéroïque, contraint de s’arranger avec une vie rongée par l’absence de la guerre, une vie, en somme, qui a dû très souvent parodier des victoires en se dissimulant des rapports de plus en plus contrariés avec les éléments du tableau périodique sudiste.
Du Magnifique au Sinistre, de la guerre fantasmée à l’insoluble polémique intérieure
Au tout début de son parcours en trompe-l’œil, pourtant, Hugh Bart a copieusement arrosé le rhizome du Sud en traversant l’État du Mississippi et en devenant par la suite fermier, shérif et planteur, alternant des succès qui retarderont l’obscure épiphanie de l’échec, l’ombre dérangeante d’un itinéraire qui se reprochera à bas bruit de ne pas avoir été – ne serait-ce qu’un instant – un soldat de la Sécession. Dans cette perspective, le débutant Hugh Bart s’est démarqué des opportunistes de la Reconstruction et il a su faire amende honorable auprès des «flambées de colère d’une population noire hallucinée» (p. 26). Du reste, à cette époque-là, en amont de tous ses accomplissements et au plus vif de ses pérégrinations, Hugh Bart n’a même pas encore touché aux prémices de la majorité, si bien qu’à le voir marcher virilement d’un coin à l’autre du Mississippi pour tenter de s’établir, on pourrait avoir l’impression d’aviser les contours d’un fils prodigue inversé qui reviendrait sur ses terres pour les ensemencer de sa prometteuse lumière. Ce sont là des motifs d’émerveillement qui s’entretissent aux liturgies boursouflées de Billy Boy et qui inscrivent Hugh Bart sur les brisées de l’authentique personnalité littéraire. On ne peut d’ailleurs qu’apprécier la façon dont cet intrus de la guerre s’est hissé jusqu’aux derniers étages de la respectabilité méridionale, participant activement à «l’incubation de [sa] légende» (p. 32), gagnant des galons à d’autres endroits que sur les typiques champs d’honneur. Il s’est rendu miscible aux récits mélancoliques faisant la part belle aux anciens combattants qui ont servi «sous les ordres de Barksdale, Forrest, Jameson ou Van Dorn» (p. 43). Au milieu des prolifiques et singuliers phénomènes sudistes, il a su redéfinir sa vérité, remiser au placard son enfance et son adolescence décolorées, comprenant de la sorte que la vérité s’apparente moins à une idole éternelle et objective qu’à un énoncé subjectif qui nous aide à avancer. Par conséquent Hugh Bart s’est montré pragmatique au sens de ce qu’a pu théoriser William James : la vérité ne repose pas sur une fidélité absolue à la réalité, mais elle relève plutôt d’une qualité pratique, de quelque chose qui nous est utile à titre individuel, à savoir que l’idée vraie est une idée qui nous permet de poursuivre efficacement une finalité ou plusieurs finalités, à commencer par le projet de persévérer dans la vie (10). C’est pourquoi Hugh Bart s’est efforcé d’accumuler des vérités qui ont déblayé d’un point de vue pratique le chemin de son ascension tout en contournant la vérité ontologique de son encombrante inexpérience de la guerre. Son premier mérite, il faut l’admettre, aura été de se battre contre l’être de sa méconnaissance du terrain des hommes véridiques en multipliant les initiatives dans l’étant d’un Sud en voie de rétablissement. Ce qu’il n’a pu offrir dans le fond, il l’a offert dans la forme, puis, les années passant, il s’est lentement désorbité de cette volonté formelle en étant démasqué par les spectres sudistes, en étant puni par des grandeurs réelles qui lui ont remémoré la précarité de ses grandeurs artificielles, un peu comme si un Basil Ransom fantomal avait surgi des abîmes pour lui jeter un sort et pour lui rappeler qu’il est strictement interdit de tricher avec les hauts commandements du Sud.
S’il avait été prévoyant vis-à-vis de ces problèmes, il ne se fût point hasardé à récupérer la plantation baptisée Solitaire, ancien fief du général Clive Jameson, domaine croulant depuis 1882, date à laquelle le maître des lieux a passé l’arme à gauche. Cette propriété fut tantôt majestueuse, tantôt triviale, évoluant néanmoins vers la négative au fur et à mesure que le général dépérissait en raison des lendemains défavorables de la guerre civile (cf. p. 45). Héros du plus diviseur de tous les conflits de l’Amérique, le marmoréen Clive Jameson n’est pas tout à fait quinquagénaire lorsqu’il décède, emporté par les ruses de l’Histoire et par l’accablement d’avoir été déclassé, d’avoir connu, dans cet ordre chronologique invivable, l’héroïsme et la platitude. Il préfigure à bien des égards le délabrement qui s’emparera de son successeur, le subtil et imparable renversement de Hugh Bart. Si en effet le généralissime Jameson n’a pas pu affronter les funestes répercussions de la défaite de 1865, on ne voit pas comment Hugh Bart, avec ses compétences beaucoup plus modestes, pourra triompher des difficultés qui ont démoralisé un demi-dieu du panthéon confédéré. Il n’empêche que Hugh Bart, en 1886, se lance dans la réhabilitation de Solitaire, profitant d’une opinion publique indulgente qui perçoit en lui un hercule susceptible de redresser cette maison Usher de sa maléfique déroute. Il y a là une double illusion hypothétique : d’une part l’illusion des autochtones qui veulent imaginer que le vieux domaine de Jameson va revivre et renouveler un cycle de prospérité locale, et, d’autre part, l’illusion de l’acheteur qui ne se rend pas compte qu’il fait l’acquisition de ces décombres uniquement pour s’adosser à la mémoire d’un héros de la guerre, pour se confondre à lui et semer dans les esprits environnants l’impression qu’il appartient aux mêmes annales de la consécration militaire. Autrement dit, la situation patente nous dévoile un jeune homme du Sud qui se rend digne de sa région, mais la situation latente, elle, nous décèle un blanc-bec qui se méprend sur ses intentions et qui prospecte une reconnaissance amputée de son segment le plus important – la guerre civile vécue, entretenue et métabolisée dans toutes les fibres des guerriers d’autrefois.
Nul n’ignore en outre le catalyseur que peuvent représenter les illusions que les hommes ont d’eux-mêmes, et, à ce propos, Hugh Bart démarre sur les chapeaux de roues en relançant prestement la culture du coton, ressuscitant dans ces parages offensés une atmosphère d’antan. Il se nourrit des vieilles ambitions des patriarches qui ont donné aux plantations de coton leurs lettres de noblesse (cf. p. 56). Il restaure un paradigme que l’on croyait à jamais enseveli et il réussit à rapatrier un vernis d’espérance parmi les humiliés de la Reconstruction (cf. p. 60). En parallèle de ses rapides victoires, Hugh Bart épouse en 1890 Florence Jameson, la fille du défunt général, ajoutant à sa vaniteuse biographie le «romanesque» et le «chevaleresque» accolés au patronyme de Jameson (p. 70). De plus, en ramenant Florence à Solitaire, non seulement il agglomère sa femme au rang d’une «châtelaine» (p. 61), mais il console aussi en elle la petite fille qu’elle était pendant que son père entamait son irréversible effondrement au cœur d’une maison vouée à la décrépitude. Sans doute que Hugh Bart n’est pas non plus aveugle quant à l’apparence «disgracieuse» de cette femme (p. 65), et, en la faisant revenir pompeusement à Solitaire, il est possible qu’il veuille corriger cette infortune physique pour corriger d’un même mouvement vénérable l’infortune métaphysique de l’ancêtre déchu. Quoi qu’il en soit, du côté de Florence, ce retour aux sources se traduit comme «la reconquête d’une enfance idéale» (p. 80), comme la réinterprétation de l’âge tendre subitement interrompu par le dur machiavélisme du réel. Elle ne trouve donc pas que son rôle de vigie du foyer soit malséant car Solitaire, à l’instar des plantations avoisinantes, ressemble à ces large estates supervisés par de rigoureuses maîtresses de maison, autant de «véritables baronnies tenues par des femmes qui en [font] l’unique objet de leurs préoccupations» (p. 79). On aurait presque envie d’inférer que la plantation agit pour Florence à l’image d’une maison de poupée. Elle réorganise ici et maintenant ce qu’elle ne pouvait contrôler naguère, elle rejoue son enfance suspendue, tout comme elle s’aperçoit qu’il faudra bientôt augmenter les effectifs du domaine à la faveur d’une abondante maternité. Elle se sent prête à assumer ces œuvres de la vie, à surmonter le perturbant décor des «pierres tombales anonymes» (p. 80) qui oppressent chaque plantation et qui convoquent le souvenir des morts prématurées, la remembrance de ces nombreux enfants qui n’ont pas survécu et auxquels on avait réservé la tâche de perpétuer le sang du Sud, la tâche de prolonger l’aristocratie du coton et l’application assimilée de l’esclavage. Consciente de sa chance de ne pas reposer dans l’une de ces tombes délaissées qui eussent tant ému l’auteur de Middlemarch, Florence Jameson, devenue Mrs. Bart, s’apprête à prendre le relais de ces ventres sudistes (11), à continuer les rêves de transmission et de prolongation de ce midi particulier de l’Amérique, nonobstant les révolutions en cours dans la psychologie américaine et les fantasmes aristocratiques de son mari, les mirages alimentés par cet homme qui ne peut pas encore s’avouer ses hallucinations et son incomplétude native au regard des exigences du Sud.
L’entêtement de Hugh Bart à pourchasser des chimères se comprend d’ailleurs à partir de renseignements supplémentaires concernant sa jeunesse (cf. pp. 125-7). Son père Éphraïm fut hostile à la Confédération et nous défendons l’idée que le gène paternel, davantage unioniste que sécessionniste, impliqua pour sa progéniture une irréductible contradiction. À cela s’ajoutent les reliques affectives de l’après-guerre, les émotions voire les commotions d’un enfant, lorsque le candide Hugh, précisément, assista aux divers ressentiments du Ku Klux Klan et absorba malgré lui certaines revendications suprématistes. Tout cela confirme que les premiers temps de son existence ont été de délicats épisodes, de lugubres déchirements, gravant sur le marbre de cette âme en formation des bariolages qui devaient conspirer à ce que ne puisse advenir en elle aucune espèce d’homogénéité. Et cette section biographique des jours puérils de Hugh Bart ne serait pas fiable si l’on omettait de signaler que sa mère Susan Hughes est morte en couches en 1861, comme une allégorie cruelle des manques à venir, comme un prélude à la succession des lacunes qui ne cesseront de frapper cet homme tout au long de son problématique passage sur Terre. Or c’est évidemment selon ces marqueurs d’hétérogénéité que Hugh Bart va s’obstiner à conquérir une évolution homogène. Entre la vingtaine et la trentaine, en lutteur forcené, en concurrent féroce des déterminismes, il «[s’ouvre] une voie vers le sommet» (p. 104) ou du moins vers ce qu’il croit être une ligne d’arrivée sommitale. Il remplit le cahier des charges du Sud avec la scrupuleuse monomanie de l’indésirable qui souhaite devenir recommandable. Mais en s’acharnant à revêtir les attributs du bon élève, il renie son naturel tracassé et il ne réalise pas qu’il n’est tout au plus qu’un insipide épigone des valeurs sudistes. Quelque chose en lui l’oblige même à estimer qu’il est un créateur de valeurs, un mât de misaine sur lequel s’affolent les voiles du renouveau méridional, mais ce n’est que la sempiternelle illusion du faible qui s’octroie de préjudiciables supériorités, ou mieux encore ici, la farouche tendance d’un marginal de l’Histoire sudiste qui se livre à de suspects révisionnismes au sujet de ses contributions au monument du Delta. À tous les niveaux que l’on voudra, Hugh Bart récolte les fruits de la passion sudiste, toutefois il ne sème pas ou il ne sème que d’une façon limitée. Sa stérilité d’individu relégué à son corps défendant en périphérie de la guerre l’entraîne sur les pentes glissantes d’une fécondité cabotine, et, imperceptiblement, cette erreur de jugement déclenche son érosion irrémédiable, sa désolante corrosion du dedans et du dehors, homologuant la tristesse d’âme et de figure de ce Don Quichotte mississippien.
Le calamiteux Hugh Bart illustre ainsi l’homme qui est autant passé à côté de lui-même que du zeitgeist américain. Ni tout à fait sudiste, ni tout à fait nordiste, Hugh Bart a compensé sa titubation interne par un surcroît de gesticulations externes. Et son cas ne s’arrange pas lorsqu’il se découvre une haine de l’argent et des procédés spéculatifs (cf. pp. 105-120). Non pas que sa position soit critiquable moralement, car, par quelque bout qu’on prenne l’argent, celui-ci sera toujours un axe d’immatérialité suscitant la discorde au sein du monde matériel, une antimatière néfaste défaisant les liens divins de la matière, une arme de destruction indirecte qui remplace les lourds instruments de la destruction directe. Cependant les postures de Hugh Bart envers l’argent traduisent un genre de refus d’entrer dans les nouvelles guerres qui vont structurer la nation américaine. Les combattants rationnels de l’économie se sont désormais substitués aux combattants irrationnels de l’anomie guerrière poussée à l’extrême. Ce sont sur les vestiges de la guerre civile que se bâtissent les prochains empires financiers, les réputations futures, et cela s’opère moins en fonction d’un tropisme sudiste que d’un esprit d’entreprise national voire international. C’est exactement ce qui échappe à Hugh Bart : en insistant tellement pour se fixer dans les dogmes du Sud qui étaient au zénith durant la Sécession, en voulant reprendre cette guerre par tous les moyens détournés concevables et en se figurant victorieux dans ses projets, il perd de vue des enjeux beaucoup plus significatifs et il s’éloigne de la dynamique libérale qui est déjà en train d’articuler le pays from top to bottom. Le chaos provoqué par l’argent, à rebours des intuitions restreintes de Hugh Bart, n’en demeure pas moins l’énergie omni-englobante qui assigne l’Amérique à son nouveau et seyant cosmos. Inversement, l’organisation de la plantation Solitaire, si cosmique soit-elle en apparence, nous cache un important démembrement qui n’est que la réverbération du caractère chaotique propre à Hugh Bart. Aussi ce n’est peut-être pas tant une morale de saint qu’un défaut congénital de clairvoyance qui retient Hugh Bart de pénétrer dans les foisonnantes querelles spéculatives. Son désir vraisemblable de faire la guerre à la débâcle de 1865 ne lui fournit par ailleurs aucun alibi recevable (car la guerre est terminée, la Reconstruction également, et l’époque ne convoite pas son avenir en s’enlisant dans son passé le plus terrible). Cela fait qu’en se protégeant derrière les parapets d’un vieux Sud exténué, Hugh Bart oublie d’avancer avec le Sud qui a réussi l’ajustement de ses combats, avec le Sud corrélatif à Basil Ransom, le Sud, en l’occurrence, qui n’hésite pas du tout à monter tambour battant vers le Nord et à réapprovisionner le ressort de son irrédentisme. Il est donc évident que Hugh Bart, en plus d’avoir une guerre de retard, souffre d’un temps de retard, d’une sorte d’auto-exclusion des mystérieux alphabets de l’Histoire. Là où des progrès ont été recensés même dans le Sud, là où un intrépide Basil Ransom est parvenu à séparer le bon grain de l’ivraie, Hugh Bart, lui, s’est enfermé dans une régression qui prétendait être simultanément son antithèse. Ses idéaux étaient périmés avant même d’avoir été soumis à la logique du réel, et finalement, du Sud, on pourrait admettre que Hugh Bart n’aura eu de cesse de ne jamais coïncider avec le meilleur et de toujours coïncider avec le pire. Il y a là de quoi nuancer la «flamme intérieure» (p. 123) que lui reconnaît Billy Boy, sans parler de cette notoriété «d’homme d’action qui ignorait l’hésitation» (p. 123), un atout putatif empoisonné puisque Hugh Bart, maintes et maintes fois, eût été bien inspiré de prendre du recul avant de s’engager tête baissée quelque part.
Au reste, pour en revenir à l’argent, les choses eussent été intéressantes si Hugh Bart avait eu la carrure de tenir le choc dans une philosophie de la dépossession. En effet, si l’on devait a priori synthétiser son dégoût de l’argent, nous dirions qu’il considérait que l’argent avait fini par entrer par effraction dans l’Être du Sud et sans doute aussi dans l’Être de l’Amérique. Par manière de réplique, Hugh Bart, s’il avait été à la hauteur de ses pensées, n’eût point tergiversé : il aurait immédiatement pris le risque de faire entrer l’Être par effraction dans le système diabolique de l’argent. Mais il n’a pas été en mesure de construire ce mystique cheval de Troie, et, peu à peu, il a basculé du plus mauvais côté de la modernité spéculative, c’est-à-dire du côté des fortunes locales qui extravaguent leur ascension alors qu’elles sont déjà tombées dans le registre trivial de la seule expansion (cf. p. 196). Il n’a pas non plus été suffisamment hermétique pour se préserver des turpitudes en provenance de Memphis, cette Babylone du Tennessee «où [s’est] amorcée la disparition de l’ordre ancien» (p. 202), où la liberté, si l’on préfère, s’est confondue à la tyrannie des pulsions. Ses plaisantes excursions à Memphis – ou à La Nouvelle-Orléans – se sont en outre répétées dès lors qu’il s’est mis à cumuler aux alentours du milieu des années 1890 des résultats d’anthologie dans la chasse et au ball-trap (cf. pp. 136-140). La chasse est venue soulager sa pesante lassitude, au même titre qu’elle est venue soulager sa démangeaison de la gâchette meurtrière, les animaux faisant office de succédanés aux soldats de l’Union. Quant au ball-trap, l’ambigu planteur de Solitaire y aura incontestablement développé un talent, peut-être même un talent pur, enchaînant les trophées (cf. p. 216) et remportant le concours national de Louisville dans le Kentucky (cf. p. 274). Telles furent ses médailles et ses ovations, conquises à ces jeux d’adresse et lors de ces parties de chasse, pendant ces moments d’insignifiante adrénaline, pantomimes de guerres plus véraces. Tels furent encore les préliminaires de son alanguissement, ses désistements inévitables du Sud autoritaire et immortel, ses crises de la volonté qui le firent chavirer parmi les mondanités, les inconsistances et les vices (cf. p. 206). Il a subi en quelque sorte la noire métamorphose de l’homme d’action relatif en homme total de la réaction. En conséquence de quoi, par somatisation de sa dissolution mentale, il a bien fallu qu’il boive le calice du ramollissement physique (cf. pp. 219-220), allant des rhumatismes (cf. p. 227) à la dangereuse pneumonie (cf. p. 238).
Ultimes chapitres d’un pathétique éboulement
Sans aucune exception, sans surprise, les enfants conçus par les époux Bart ne se détachent nullement de la moyenne humaine (cf. p. 280). Cette médiocrité se manifeste d’ailleurs douloureusement chez le fils aîné, Hugh Bart Jr., dont les aptitudes scolaires sont pour le moins décevantes (cf. pp. 243-269). Ce rejeton ne possède même pas l’endurance de l’alcool, ce conatus du bourbon qui est susceptible de confirmer une petite âme de sudiste en dépit de tel ou tel manquement rédhibitoire au Southern bill of specifications. Ainsi Hugh Bart Jr. ne nous apparaît qu’à l’instar d’une extension avariée de Hugh Bart Sr. Il est un tragique rameau de faiblesse qui a poussé sur le tronc dégringolant de son père. Il se marie en toute fatalité à une accessoire cocotte, une certaine Kate Bateman, puis n’étant bon à rien, n’étant que paresse et prévarication de la citoyenneté sudiste, il se retrouve à gouverner la plantation paternelle by default parce qu’il est nécessaire qu’il donne le change (en justifiant vaille que vaille la renommée qui entoure le nom de Bart). Mais est-ce vraiment la raison pour laquelle ce fils passable se voit affecté à l’administration de Solitaire ? Né en 1891, cet héritier n’a pas fêté ses vingt ans depuis longtemps quand il supplée aux défections du périclitant pater familias, lequel achève de cocufier la lande profonde au profit des fantasmagories de la ville. Délocalisé dans plusieurs municipalités ensorceleuses, Hugh Bart est comparable à un apostat du Sud millénaire, à un déserteur du seul champ de bataille qu’il pouvait s’attribuer : les champs de coton qui signifiaient pour lui les arènes de l’infaisable guerre. En abandonnant au très incertain Bart Jr. les rênes de la plantation, Bart Sr. se vautre dans le poker (cf. p. 270), se fuyant afin d’éviter la rencontre définitive avec son propre mystère (cf. p. 270). Et comme Hugh Bart Jr. se fuit également, comme le père et le fils esquivent les responsabilités qui leur incombent, un sentiment de déréliction suffoque leurs femmes, Florence et Kate «[restant] seules dans le salon [de Solitaire], l’aînée, tracassée et rêveuse, comme une odalisque usée par le temps redoutant de perdre son statut, la cadette, morose et indolente, ensemencée et engrossée par l’immémoriale fourberie du mâle, se retranchant derrière l’évidence de son état comme à l’abri d’un rempart» (p. 271). On l’aura compris : les moitiés masculines ont démissionné de leurs devoirs conjugaux en même temps qu’elles ont renoncé aux archaïsmes du Sud, et le plus grave, peut-être, c’est que l’amplification annoncée de la famille Bart soit immatriculée dans un climat crépusculaire de renoncement. L’union profanatrice de Bart Jr. et de Kate aboutit à la naissance d’Asa autour de l’année 1911, l’enfant qui, justement, saura désacraliser les prétendues réussites de son grand-père et la fin lamentable de son géniteur.
Cette ténébreuse ambiance de capitulation s’achemine presque mathématiquement vers la vente de la plantation (cf. p. 278). C’est un traumatisme pour Florence qui doit purger une seconde la fois la lourde peine du bannissement de Solitaire. Toutefois le refoulement du domaine expérimenté sous l’autorité de Bart véhicule quelque chose de plus sombre qu’à l’époque de Clive Jameson. Ce dernier a succombé sur ses terres, au sein même de ce qui était devenu son mausolée chancelant, son panache blessé mais coriace, tandis que Hugh Bart, à l’opposé de cette générosité soldatesque, a péché contre les lieux, contre la mémoire de Jameson et plus globalement contre les arcanes du Sud. Par désinvolture et par concupiscence, Hugh Bart a rompu de nombreuses filiations consacrées. Toute sa personne s’est ainsi résumée à un blasphème ambulant et son arrivée dans la cité enjôleuse de Bristol en 1912 ratifie la phase terminale de son existence. Cet homme privé des grâces de la guerre et n’ayant jamais obtenu que des acclamations au ball-trap, cet homme-là, inéluctablement, ne pouvait que ressentir une attirance grossissante pour la vie publique, pour les lumières de la ville, pour les plénitudes urbaines venues résoudre l’équation de ses massacrantes solitudes dans les champs de coton. À Bristol, en sus, la vox populi se réclame d’une technologie qui a dompté les sauvages remous du Mississippi, qui a fait du fleuve une rumeur exotique et une compagnie pittoresque (cf. p. 285). Cet état d’esprit convient parfaitement à Hugh Bart et valide un inquiétant travestissement de toutes les forces naturelles en faveur des pseudo-forces de la civilisation moderne. En tant que nouveau centre d’attraction dérivé du modèle de Memphis, la cité de Bristol concrétise la pollution psychique du Sud, le démantèlement des grandes origines au bénéfice d’un faisceau de vocations strictement récréatives. À suivre les gamineries de Bart au cœur de cette capitale subsidiaire de la futilité, à le voir se pâmer dans les salles de jeux embourgeoisées (cf. pp. 294-5 et 298), on ne peut que déplorer une conspiration contre la vie intérieure, et, plus radicalement, une espèce d’assentiment pour vider l’Histoire de sa substance, pour figer le devenir dans la glaciation des sommeils dogmatiques.
L’ironie du sort, en outre, c’est que Bart va connaître la banqueroute non à cause de son syndrome de joueur mais à cause d’une liquidation de sa banque située à Memphis (cf. pp. 308-310). La contingence des marchés financiers s’est répercutée jusqu’aux confins du Tennessee et elle inaugure un genre de maléfice macro-économique dévastateur. Les récentes guerres du Capital auraient donc mérité davantage de vigilance de la part de Hugh Bart. Il a échoué par conséquent dans toutes les orientations de la guerre, dans le combat soudain aussi bien que dans le combat intermédiaire, respectivement en raison de son âge et de sa lâcheté teintée d’un traditionalisme spécieux. Ses tentatives de raccrocher les wagons par le bluff du poker n’y feront rien et elles seront diluées dans les vapeurs alcooliques (cf. pp. 310-5). Et les retombées de ces comportements autodestructeurs ne se font pas attendre : le visage de Bart évoque «l’anticipation du méticuleux travail d’un thanatopracteur» (p. 317), ou, en d’autres termes, le «masque de la perdition» (p. 318), l’irrévocable altération du Sud et l’imperfection du Nord que son inconscient aura possiblement traqué dans le sillage de son aïeul. En réalité, ce qui transparaît de Hugh Bart, c’est un homme déshérité de tout point cardinal, un homme déraciné, désaffilié, sans qualités fondamentales. Il est chaque fois rejeté au large, excommunié des circonstances majeures, à tel point que le préambule de la guerre de 14 ne sera pour son intellect embrumé qu’une anecdote, un contretemps qui a frappé l’un «de ces ducs d’Europe [venant] de se faire tirer dessus par un Serbe» (p. 332). Du reste, les semaines qui suivent l’attentat de Sarajevo procèdent d’un envahissement du monde par les actualités de la guerre, et les États-Unis ne sont pas dispensés de ce crescendo de barbarie. Or plus la guerre s’affermit, plus Bart s’affaiblit, comme s’il ne pouvait ruminer et digérer ce mécanisme. Il meurt alors au mois de décembre 1914, officiellement d’une attaque (cf. p. 355), mais nous diagnostiquons sa mort comme le paroxysme d’un anéantissement, comme le désespoir d’un individu qui se savait inapte aux grands moments de vérité de la planète. Par là nous ne voulons pas accorder le moindre crédit à cette idée que son trépas aurait été accéléré par la découverte du saphisme de sa fille Florence Bart Jr. (cf. pp. 364-5). Hugh Bart n’était pas ce die hard sudiste qui se serait convaincu de suicide ou d’infanticide en apprenant une chose pareille. Disons que les anomalies de sa fille, s’il est correct de les nommer ainsi, ne sont que les gages de ses anomalies à lui, de ses aberrations idiosyncrasiques.
Dans cette lignée, le décès accidentel de Hugh Bart Jr. ne fait que rajouter un sceau d’affligeante dramaturgie sur les branches de cette famille. Ce vaurien de Bart Jr. ne meurt même pas dans les tranchées européennes, mais il meurt de la conscription en 1917, sur le terrain d’un camp d’entraînement de l’Oklahoma, victime d’un retour de flamme à la suite du dysfonctionnement d’un obusier (cf. pp. 367-8). Cette mort idiote parachève le verdict d’une ascendance de peu de valeur et elle entérine l’équilibre de toutes les médiocrités parmi les membres de la souche Bart. Faut-il pour autant présumer que tous les Bart d’aujourd’hui et de demain n’accompliront jamais quoi que ce soit de considérable ? La franchise d’Asa Bart-Bateman à propos des siens nous rassure un minimum. L’heure n’est plus aux illusions et abstraction faite de l’intégralité des jugements d’Asa, on retiendra la sentence prononcée à l’égard de son père : il s’agissait d’un «doux rêveur doublé d’un incapable» (p. 369). Façon de dire que lui, Asa Bart-Bateman, ne saurait se mélanger aux engeances qui se paient de mots, pas plus qu’il ne sera un renégat si un jour la guerre devait revenir sous une forme ou sous une autre.
Notes
(1) Shelby Foote, Bart le magnifique, traduction inédite de Paul Carmignani (Éditions de la Rue d’Ulm, 2022), agrémentée d’une éclairante postface du traducteur qui analyse les enjeux historiques et esthétiques de ce décisif premier roman.
(2) Qui porte le titre de Tournament dans son édition américaine.
(3) Cf. Victor Hugo, Hernani.
(4) Henry James, Les Bostoniennes.
(5) Henry James, ibid.
(6) Ibid.
(7) Ibid.
(8) Ibid.
(9) Il s’agit d’un individu fictif.
(10) Cf. William James, Le Pragmatisme.
(11) Elle aussi, du reste, aura à éprouver la perte précoce d’un enfant avant que n’apparaisse une portée durable (cf. pp. 150-7).
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