L'Antichrist de John Henry Newman (10/05/2022)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, suivis du Court traité sur l'Antéchrist de Vladimir Soloviev.
La Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski.
L'introduction et les notes, toutes signées Grégory Solari, sont excellentes, qui expliquent le contexte dans lequel le grand théologien John Henry Newman, ayant abjuré l'anglicanisme pour le catholicisme, rédigea ces quatre sermons sur l'Antichrist regroupés en un volume publié en 1995 chez Ad Solem, quatre sermons qui évoquent tour à tour les temps d'action, religion, cité et persécution effroyable à laquelle le formidable Adversaire des derniers temps se livrera contre le peuple de Dieu, ou ce qu'il en restera.
Plusieurs ouvrages, au cours des siècles, se sont efforcés, à partir d'une multitude d'indices donnés par des sources aussi bien bibliques que patristiques, d'assembler le portrait le plus fidèle possible de l'Antichrist, que l'on songe au De Antichristo de Tomas Malvenda, publié en 1604 ou encore à une Vie de l'Antéchrist (ou Leben Antichristi) rédigée par un prédicateur capucin, Denys de Luxembourg, publiée, elle, en 1682. Ce ne sont là que deux exemples notables (nous pourrions en citer un troisième tout de même, antérieur de plusieurs siècles à ces deux ouvrages, sous la plume d'Adson de Montier-en-Der, datant de 950), autant de textes savants qu'évoque Jean-Robert Armogathe dans son Antéchrist à l'âge classique. Exégèse et politique (Fayard, coll. Mille et une nuits dirigée par Pierre Legendre, 2005).
Ce n'est donc évidemment pas le lieu, ici, d'entrer dans le détail des caractéristiques propres à l'Antichrist que, suivant la toute première tradition des Pères de l’Église et sans citer les auteurs que nous avons mentionnés, John Henry Newman compile au cours de ces quatre sermons, mais de relever bien davantage l'atmosphère qui a fait surgir la méditation sur l'action de celui qui sera le dernier adversaire, mais sans doute le plus puissant, du Christ, atmosphère pour le moins sombre, que le théologien évoquera dans une lettre à W. Maskell datée du 6 janvier 1877 dans laquelle il écrit : «Les perspectives d'avenir pour l’Église ? Mes appréhensions datent de plus de cinquante ans. Pendant tout ce temps j'ai pensé voir venir une époque d'infidélité générale, et de fait, durant toutes ces années, comme un déluge, les eaux n'ont pas cessé de monter. Je prévois le moment, après moi, où l'on ne verra plus que le sommet des montagnes, comme des îlots solitaires sur l'étendue des eaux. Je parle ici surtout du monde protestant. Mais les dirigeants catholiques devront réussir de grandes choses, et il leur faudra d'en-haut une grande sagesse, ainsi que du courage, si la Sainte Église doit échapper à la terrible calamité. L'épreuve qu'elle aura à subir ne sera que pour un temps; mais tant qu'elle durera, elle risque d'être extrêmement violente» (1).
Les eaux de l'impiété grossissent démesurément alors même que celles de la foi, selon Matthew Arnold, très influencé par les textes de Newman dont il admira la grande prose, ne cesseraient de décroître, comme il l'écrivit dans un poème resté célèbre, Dover Beach publié en 1867, et dont je donne l'extrait le plus significatif :
«The sea of faith
Was once, too, at the full, and round earth's shore
Lay like the folds of a bright girdle furl'd;
But now I only hear
Its melancholy, long, withdrawing roar,
Retreating to the breath
Of the night-wind, down the vast edges drear
And naked shingles of the world».
Was once, too, at the full, and round earth's shore
Lay like the folds of a bright girdle furl'd;
But now I only hear
Its melancholy, long, withdrawing roar,
Retreating to the breath
Of the night-wind, down the vast edges drear
And naked shingles of the world».
Jean Renaud, philosophe québecquois, nota pour sa part en 1989 que «dans le monde moderne, un chrétien sera de plus en plus repoussé à l'état de paria» et que, «incapable de s'adapter à une société qui aura accepté l'inacceptable, il descendra dans l'échelle du monde jusqu'au niveau des chiens»; cependant, «l'insignifiance grandissante de l'élément spirituel dans la civilisation noircit bien des perspectives, mais illumine l'essentiel de la vocation chrétienne : le martyre» (2), et nous pourrions sans trop de peine augmenter considérablement la liste des esprits point trop versés dans la légèreté apocalyptique et l'affabulation prophétique qui se sont inquiétés de la montée de l'impiété, lorsqu'il fallut par exemple caractériser ces religions de la politique que furent le communisme, le nazisme et le fascisme (3), ou même, désormais, lorsqu'il faut bien admettre que l'impiété a été dépassée, et qu'il nous faut en conséquence parler d'une indifférence en matière religieuse, du moins dans l'Occident et plus précisément en Europe, cette matrice du monde à venir, cette expérience grandeur nature du parc humain, ce laboratoire expérimentant à ciel ouvert les bonnes pratiques d'embrigadement et de contrôle pour l'heure, bientôt de réification soyons-en certains des populations.
Les caractéristiques de l'Antichrist, son ascendance, sa naissance, son action, la durée de sa lutte contre l’Église, sa défaite, tout cela et mille autres caractéristiques, interrogations et interprétations figurent dans les textes tombés dans l'oubli, les lecteurs de langue française étant, comme toujours ou presque, les moins bien servis quand on les compare, par exemple, à ceux pratiquant l'italien, mais après tout, peu nous importe, car il suffit d'efforts, comme toujours, pour surmonter ces difficultés si communes dans ce pays déclassé qui s'est pourtant si longtemps targué d'être un phare du savoir universel.
Il nous semble intéressant de faire remarquer que, bon an mal an, la conception que John Henry Newman semble se faire de l'Histoire, du moins telle que nous pouvons la comprendre au travers de ces seuls courts sermons, ressemble beaucoup à celle de Léon Bloy. Voyons-le ainsi écrire, dans le premier de ses quatre textes (Les temps de l'Antichrist) : «Chaque événement dans ce monde est une figure de ceux qui le suivent, l'histoire se développant comme une spirale qui va toujours s'élargissant», cette conception permettant à Newman d'affirmer que, «de même que les figures du Christ ont annoncé le Christ, les ombres de l'Antichrist précèdent celui-ci» (p. 33).
Commentant ce passage, Grégory Solari écrit qu'en anglais, les termes «a circle ever enlarging» (au passage : circle» et non «spirale» selon la traduction), est une image qui évoque «des cercles concentriques en expansion mais, nous l'avons vu dans l'introduction, elle ne rend pas compte de la continuité de l'histoire, telle que la présente Newman, puisque les cercles se suivent mais restent clos sur eux-mêmes» (p. 130), Solari commentant donc plus précisément notre extrait dans ladite introduction, où il écrit : «Telle est pour Newman l'image du mouvement que le Fils éternel de Dieu, en faisant irruption dans le temps, a imprimé à l'histoire : une courbe unique se déroulant en de multiples révolutions, dont la structure permet de concevoir d'une part la continuité des moments de l'histoire, qui malgré leur apparent éloignement de l'Incarnation lui demeurent reliés dans une mystérieuse contemporanéité, d'autre part l'idée de permanence dans le changement, dont Newman fera la base de sa théorie du développement du dogme» (p. 15).
Il est dès lors assez peu étonnant que, d'âge en âge, puisse se maintenir, comme une espèce d'écho de «celui qui retient» (4), la puissance antagoniste du Fils de la Perdition qui ne surgira, nous disent les textes, qu'au moment où cet obstacle aura été écarté; nombre de Pères de l’Église, dont Cyrille de Jérusalem ou Jean Chrysostome, ont considéré que cette force de rétention ou d'opposition ne pouvait être que Rome, l'Empire romain, Newman se rangeant à cet avis (cf. p. 34), et ajoutant que «nous n'avons pas encore vu la fin de l'Empire romain», qui s'est morcelé en plusieurs pays, lesquels, «dans la perspective de la prophétie» (p. 35), en sont la continuation.
De toute façon, une datation précise importe assez peu puisque l'Antichrist, qui certes ne manquera pas de s'incarner à une époque plutôt qu'une autre, représente aussi «l'esprit d'ambition, père de toute hérésie, de tout schisme, de toute sédition, de toute révolution et de toute guerre» (p. 37) qui, lui, traverse les temps. Et puis, «s'il est vrai que l'ennemi du Christ et de Son Église doive surgir de quelque extraordinaire éloignement de Dieu, n'y a-t-il pas lieu de craindre qu'en ces jours mêmes une telle apostasie ne soit en train de se préparer, de prendre forme, de s'accélérer ?» (p. 47). Lorsque Newman se demande pourquoi l'Antichrist n'a pas encore surgi, ou bien pour quelle raison Rome n'a pas été entièrement détruite, puisque c'est la destruction de la puissance qui retient qui marquera le début du court règne de l'Adversaire, il suppose qu'une espèce de katechon au carré, autrement dit l’Église au cœur même de Rome, empêche la ville de s'effondrer : «Et on ne peut expliquer pourquoi Rome n'est pas tombée sous le coup de l'économie divine à l'encontre de ses créatures rebelles, et n'a pas (comme le voudrait la prophétie) enduré la plénitude de la colère divine qui avait commencé à la frapper», sinon en supposant qu'une «Église chrétienne est toujours en ses murs, la sanctifiant, intercédant pour elle et la rachetant» (La cité de l'Antichrist, p. 92).
Encore une fois, ce n'est pas l'identité, même vaguement caractérisée, de l'Antichrist, qui nous intéresse, même si Newman évoque plusieurs noms de personnages historiques célèbres, Antiochus, Julien et même Napoléon et, pas davantage, les calculs plus ou moins loufoques, ou même parfaitement fantaisistes, pour déterminer la date de sa surrection maléfique, ne nous importent. C'est bien plutôt l'idée que Newman se fait de l'Histoire qui est fascinante, puisqu'elle implique en somme une espèce de permanence, aussi ténue soit-elle, du surnaturel, des signes indiquant pour qui sait lire que le monde visible est creusé d'une profondeur invisible, où les actes en apparence les plus saugrenus et incompréhensibles composent un motif dans le tapis qui prendre tout son sens au moment de la révélation : «l’œil de Dieu, qui observe tout, et la main de Dieu, qui ordonne tout, son encore là, au-dessus du monde», et «les graines de la prophétie, semées depuis plus de deux mille ans, ne sont pas mortes mais lèvent de temps en temps, sous forme de pousses ou de tiges fragiles, tel un gage de la moisson future. Le monde est assurément imprégné de puissances qui ne sont pas de la terre et qui, à un moment ou un autre, en des saisons hostiles, font gronder et résonner les sombres rumeurs de la colère à venir» (La religion de l'Antichrist, p. 61).
Cette imprégnation de l'univers visible par l'univers invisible, cette commune consubstantialité constitue comme le revers de la conception de l'Histoire que développe Newman : c'est parce que l'invisible n'a pas craint de s'incarner, c'est parce que, depuis la mort sur la Croix du Fils de Dieu, les signes de Sa présence doivent continuer à être déchiffrés, c'est parce que, dans un monde occidental largement sorti du christianisme, ces mêmes signes ne cessent de nous entourer, certes de manière de plus en plus discrète et fugace, qu'il ne peut être que «salutaire, affirme notre théologien, de garder à l'esprit que nous vivons toujours dans ce que l'on pourrait appeler un système miraculeux. Je ne veux pas dire par là que des miracles à proprement parler se produisent aujourd'hui, mais que notre présente réalité est un segment d'un déroulement providentiel qui commença en miracle et qui, à la fin des temps, sinon avant, se terminera en miracle» (La religion de l'Antichrist, p. 71) même si Newman semble, dans le dernier de ses sermons (intitulé La persécution de l'Antichrist), pointer le nœud gordien paradoxal qui ne peut qu'enserrer redoutablement tout exégète des signes du Royaume, vu qu'il est «bien évident que nous attendons un dévoilement complet du langage prophétique» que seul l'événement lui-même «est susceptible de nous donner» (p. 104). Le fait, donc, de ne disposer que d'une science visionnaire par définition bornée et limitée ne doit pas nous empêcher d'accomplir le double office qu'impliquent les sermons de John Henry Newman : de recherche et d'interprétation des signes, d'attente des événements qu'ils annoncent.
Notes
(1) John Henry Newman, L'Antichrist (traduit de l'anglais par Genia Català et Grégory Solari, traductions des citations bibliques et patristiques de Pierre-Yves Fux, préface, assez indigente, de Louis Bouyer, Genève, Ad Solem, 1995), p. 25.
(2) Jean Renaud, En attendant le désastre, Éditions du Beffroi, Québec, 1990), cité dans les notes de notre ouvrage, p. 25.
(3) Emilio Gentile, dans son ouvrage intitulé Les religions de la politique (Le Religioni della politica. Fra democrazie et totalitarismi, 2001, traduction de l'italien par Anna Colao, Seuil, coll. La couleur des idées, 2005) remarque ainsi, dans une partie de son ouvrage intitulée Religions de l'Antéchrist : «Le sentiment angoissant d'une catastrophe imminente, menaçant l'existence même du christianisme et de l'humanité, laissait peu d'espace à l'analyse des nuances entre les religions politiques et à la particularité de leur attitude et de leur action à l'égard de l’Église : le péril résidait dans leur volonté commune de substituer à la volonté du Christ [...] la religion de l’État, de la Race ou du Prolétariat, dans le but de refaçonner l'être humain selon les principes et les valeurs de la religion politique» (pp. 175-6). Plus loin (cf. pp. 206-7), il rappelle que nombre de penseurs ont identifié la figure de l'Adversaire à l'un des trois régimes totalitaires.
(4) Le fameux katechon (du grec τὸ κατέχον, «ce qui retient», ou ὁ κατέχων, «celui qui retient») qui tourmenta l'un des penseurs les plus intéressants du siècle passé, Carl Schmitt. Aristide Leucate, dans son petit ouvrage très intéressant sur cet auteur (Pardès, coll. Qui suis-je ?, 2017) écrit que l'«effort puissant de théorisation d'un ordre international en pleine mutation mû par la logique du Großraum [ou grand espace] pourrait être compris comme un retardateur (Katechon) du processus centripète d'unification du monde» (pp. 105-6). Je signale à l'auteur de cet ouvrage une faute, puisqu'il faut remplacer le terme «autres» par auteurs, dans la phrase «Jean Bodin et Thomas Hobbes, deux auteurs», donc, p. 89.
Sur cette question pour le moins complexe, il faut lire les propos d'André Doremus donnés en Annexe 3 de l'édition d'Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947 chez Vrin (2003), pp. 341 et sq.. L'auteur cite une lettre de Carl Schmitt à Pierre Linn où il écrit en parlant du katechon qu'il s'agit «d'une présence totale cachée sous les voiles de l'histoire», et poursuit «qu'il y a en chaque siècle un porteur concret de cette force et qu'il s'agit de le trouver». Il précise encore que, «Abstraction faite de deux cents ans (1713-1914) l'Europe chrétienne a toujours été une chose pitoyable, envahie de tous les côtés; la période de 1713-1914 aussi n'était qu'un intervalle éphémère. Nous sommes toujours», «comme en 500 ou 800» affirme le penseur, «dans le «aeon» chrétien, toujours en agonie, et tout événement essentiel n'est que l'affaire du katechon, c'est-à-dire de celui qui tient, qui tenet nunc (2e Épître de Saint-Paul aux Thessaloniciens, 2, 7)», p. 343. Le commentateur, dans les lignes qui suivent cette mention, s'interroge sur la bizarrerie de la première date retenue par Carl Schmitt, 1713, alors que l'auteur n'a cessé de marteler «si fort l'importance de 1848 pour le destin de l'Allemagne et de l'Europe». Un mois après cette lettre à Linn, Carl Schmitt, s'adressant cette fois-ci à Gerhard Günther, parle d'un «détenteur fragmentaire de cette tâche [de retenir], éparpillé, temporaire, passager», indique qu'il est «sûr que nous pourrions nous informer de nombreux noms concrets jusqu'à aujourd'hui, aussitôt le que le concept nous en serait suffisamment clair» (p. 347).
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