L’Amérique en guerre (31) : Monnaie de singe de William Faulkner, par Gregory Mion (03/10/2022)

Crédits photographiques : Prakash Singh (AFP).
IMG_3154.JPGL'Amérique en guerre, par Gregory Mion.








IMG_38381.jpg«Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien.»
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.



À un niveau d’analyse préliminaire, la lecture de Monnaie de singe (1) ne cesse de provoquer un diffus sentiment de malaise tant Faulkner excelle à montrer que la guerre, que toutes les guerres, au fond, ne sont que des récréations pour amuser des sociétés qui s’ennuient, des assaisonnements qui délivrent un certain monde d’une certaine fadeur de vivre. Il y a ceux qui vont à la guerre et il y a ceux qui s’en divertissent, les premiers étant les aliments des seconds, les nourritures que l’on mâche et remâche pour s’ouvrir l’appétit ou pour achever le repas sur une note sucrée. C’est précisément cette distinction entre les appelés de la guerre et les dispensés de la guerre qui structure avant tout ce roman qui fut l’initiateur de l’œuvre faulknérienne en 1926, avec, en backdrop narratif, les conséquences du conflit de 1914-1918 aux États-Unis. Il est du reste intéressant de noter que toute la critique de Faulkner à ce sujet, toute sa redoutable perspicacité, toute sa réjouissante capacité de sonder l’hypocrisie de la psyché américaine et la fragilité de la condition humaine, que tout cela va se retrouver sublimé bien plus tard dans Parabole, en 1952, lorsque l’écrivain reviendra sur le néfaste magnétisme de la Première Guerre mondiale et sur ce que ce carnage impliqua de désastreux pour l’état de la justice terrestre. En cela, Faulkner n’y alla plus par quatre chemins, il ne fut plus l’apprenti romancier de pas même trente ans qui avait déjà tout découvert des malheurs de la guerre, et, à cet égard, il asséna que la seule chose qui pouvait mobiliser un troupeau de soldats sur des champs de bataille, c’était «cette espèce de masturbation que les gens de la race humaine appellent l’espérance» (2), cette sorte de foi rénovée qui rejaillit toujours au sein des pires situations et qui donne à un homme les moyens d’avancer même s’il est certain qu’il s’avance vers son propre trépas. Ainsi les Américains déployés sur le front européen en 1917 n’étaient que des «candides nouveaux venus» qui devaient comprendre «qu’on ne pouvait pas écraser les Allemands» mais «seulement les épuiser» (3). Ils devaient comprendre encore que l’ennemi n’était pas aussi nettement dessiné et que c’est l’homme en général qui figurait l’ennemi, en l’occurrence «l’énorme et grouillante masse en fermentation qu’est l’humanité.» (4) Eux tous, donc, les Américains, les Allemands, les Français, tous les engagés de n’importe quelle province fanatisée, c’était «la guerre qui [les avait] créés», c’était «la furieuse, l’indéracinable cupidité de l’espèce humaine qui [avait] enfanté pour ses besoins les capitaines et les colonels» (5), forgeant des statuts, des médailles et d’autres frivolités pour occuper le terrain de la conscience et empêcher que ne s’y loge le terrible aiguillon de l’aberration. Et alors tout était prêt pour que l’Amérique intervienne jusqu’au bout de ses facultés belliqueuses, tout le décor était planté pour que les troupes soient ravitaillées de volontaires et de conscrits, pour que la jeunesse embrigadée «[se rue comme une folle] à travers l’océan Atlantique avant qu’il soit trop tard» (6), pour que la dramaturgie diplomatique n’ait plus à douter de ses discours officiels puisque chacun désormais avait assimilé que la soldatesque américaine serait le valeureux messie du Vieux Continent possédé par le démon tudesque. Définitivement, indubitablement, tout avait été pensé afin que l’Amérique du président Wilson «[se prépare] à, [se qualifie] pour, introduire [sa] propre race dans l’antique et traditionnel abattoir» (7) de la guerre et saisisse l’opportunité de devenir l’ange gardien de la planète convulsée.
IMG_38631.jpgTout ce qui se trouve radicalisé dans Parabole se trouve pour ainsi dire en puissance et quelquefois en acte dans Monnaie de singe, comme en outre l’ensemble des procédés littéraires typiques de Faulkner et comme l’ensemble de ses obsessions. L’ellipse côtoie la plus pointue des intuitions psychologiques et la sourde présence de la nature enserre une civilisation dont la culture souvent dépravée a besoin d’être corrigée par l’archaïsme d’un crépuscule, d’une aube ou d’un chant d’oiseau-moqueur. Et le Sud, évidemment, s’invite dans Monnaie de singe sous les aspects d’une petite ville de la Géorgie, tiraillée entre les tentations d’Atlanta et les coutumes d’une riante et sévère ruralité, non dépourvue de ses obscurités congénitales. Ce pays méridional qui eût pu déplier son territoire sur une consolante toile d’Andrew Wyeth se voit néanmoins tracassé non seulement par ses conflits intérieurs (faut-il préférer le hameau ou la ville ? (8)) mais aussi par les retombées de la guerre, par le retour de Donald Mahon, le fils du révérend Mahon, que son père croyait mort au combat et qui soudain ressuscita selon les occultismes d’une gestion administrative catastrophique. Le rapatriement du jeune Mahon intervient longtemps après que celui-ci a été grièvement blessé lors d’une mission aérienne dans le ciel fulminant des Flandres au-dessus d’Ypres – ou au-dessus de «ce qui fut naguère Ypres» et qui «ressemblait à la croûte fendillée d’une vieille blessure suppurante» (p. 338) – étant donné que nous sommes au printemps de l’année 1919. Il revient aux États-Unis avec une partie du crâne défoncée, la figure tailladée par une effarante cicatrice, tatouée des fumants vestiges des Flandres, gueule cassée de ce temps-là ou facially disfigured soldier, à peine plus vigilant qu’un pauvre homme qui subirait l’hétéronomie d’un état pauci-relationnel. Il est à l’image du marin maudit de Coleridge, c’est-à-dire «seul, seul absolument, absolument tout seul» (9), isolé par le cataclysme de la guerre, coupable malgré lui d’avoir porté atteinte aux mesures divines pendant la démesure inhumaine des navrantes gigantomachies internationales. Tel ce marin mémorable qui a tué l’albatros providentiel dans le poème de Coleridge, le maladif Donald Mahon, autour de son cou, transporte le lourd anneau symbolique du sang versé, le harnais de la sanglante solitude inhérent à tous les troufions de l’univers qui ne se sont pas avisés qu’ils étaient une offense, qu’on avait fait d’eux les offenseurs du voile invisible de l’inlassable secours de Dieu. Et que Donald Mahon soit quasiment végétatif ne diminue en rien la gravité des poids qui l’accablent tant dans les apparences que dans les substances de sa personne dupée, instrumentalisée, réifiée parmi les impersonnels dispositifs des plus scandaleuses affaires politiques de ce bas monde.
Or c’est par le train que peu à peu Donald Mahon rejoint ses terres sudistes à la suite d’un voyage océanique laissé à notre imagination (cf. pp. 29-80), et, d’ailleurs, à quelques détails près, c’est par le train que commence et se termine cette histoire, à l’instar de ce qu’il advient des soubresauts destinaux dans Anna Karénine. Dans ce train qui démarre depuis l’État de New York et qui ralliera la Géorgie à la faveur de plusieurs correspondances et changements de motrice, les soldats et les civils se confondent ou du moins cohabitent autant que possible. Pour certains soldats fraîchement démobilisés du sol européen et revenus épargnés par les blessures flagrantes mais tout de même abîmés par la fourberie des traumatismes, l’alcool les sauve momentanément, leur ivrognerie désabusée leur valant des œillades embarrassées ou des marques ostensibles d’hostilité de la part de l’Amérique sobre, de l’Amérique itinérante, de l’Amérique qui s’est si longuement abreuvée aux robinets de la guerre qu’elle en est maintenant dégoûtée (cf. pp. 29-46). Qu’une génération ait été sacrifiée ne doit pas non plus monopoliser cette nation qui sait très bien qu’on se relève moins par altruisme que par égoïsme, moins par apitoiement que par démonstration de force cabotine, moins par l’émotivité que par la froideur consubstantielle à tous les opportunistes qui savent rebondir en toutes circonstances, même si cela implique de prendre pour marchepied des monuments aux morts ou des âmes transies de douleur. Il s’agit d’une constante qui se révèle d’une façon patente ou latente dans Monnaie de singe, avec, en borne-témoin de ces douteux mouvements de relance, le croulant Donald Mahon, tantôt faire-valoir d’une consternante moralité, tantôt objet du décor comme il fut objet du décorum géopolitique, être vivant diminué qui n’est plus qu’une encombrante présence pour la majorité de ces Américains presque vexés d’être soudainement interrompus sur les trajets de l’hédonisme. Mais heureusement, à rebours de ces déplorables attitudes, deux anciens combattants raccompagnent Donald Mahon, deux camarades solidaires qui ont les moyens de protéger Donald de la vulgarité ambiante. Il y a d’abord le touchant Julian Lowe, timide et modeste, amoureux fou d’une femme qui ne l’aime pas, plutôt réaliste au sujet de ses imperfections, au sujet de son insipide curriculum de guerre en comparaison des impressionnants stigmates ramenés par Donald Mahon. Il est plus ou moins persuadé que s’il avait la cicatrice de Mahon, il aurait davantage de facilités pour séduire (cf. pp. 69-70), comme si cela devait le gratifier du fameux insigne rouge du courage mentionné par Stephen Crane dans son roman éponyme (10). Quant au second protecteur, il s’appelle Joseph Gilligan, volontiers extraverti par l’alcool, mais «simple soldat démocrate puisque enrôlé, numéroté comme un forçat» (p. 69), chair à canon consentante, crédule vis-à-vis des grands discours, «toujours à la disposition de tous les fumiers de la Planète» (11) pour permettre aux récidivistes du cynisme de récidiver leurs pompeuses déclarations de guerre.
Au lendemain de ce premier jour d’odyssée ferroviaire, de nouvelles extravagances éclatent au sein des wagons bigarrés de militaires et de bourgeois, traduisant pour les rescapés du front une «atmosphère de camaraderie qui s’établit facilement entre des hommes dont la vie a perdu toute raison d’être par suite des caprices de cette sinistre drôlesse qu’on nomme la Destinée» (p. 54). Le contraste est du reste saisissant entre les turbulents dionysiaques et la scabreuse prostration de Donald Mahon, aussi figé que les stèles d’un cimetière, lui qui fut un membre intérimaire de la Royal Air Force, un génie du cockpit, lui dont l’écusson de la célèbre puissance aérienne est censé justifier les «ravages [qu’une] paire d’ailes de pilote [peut] faire dans des cœurs féminins» (p. 221). S’il est en partie vrai que le registre existentiel du pilote blessé à la guerre est susceptible de peser dans la balance des affinités féminines (cf. p. 135), il est en revanche incontestable que Donald Mahon suscite de moins en moins d’attraction au fur et à mesure que se consument les effets de la bonne ou mauvaise surprise et les intermittences du cœur. Ce que l’on finit par voir de lui, à l’exclusivité de tout autre chose, c’est un «visage jeune dont l’arcade sourcilière portait la trace d’une affreuse blessure» (p. 49), «jeune et pourtant vieux comme le monde» (p. 53), doté d’un «front balafré et douloureux» (p. 50). Autrement dit son héroïsme, son dévouement à la patrie et ses qualités complémentaires disparaissent aussi vite que ses apparences le requalifient dans les termes génériques du monstre. Il est d’ailleurs troublant que sa monstruosité acquise le contraigne d’une certaine manière à déchoir si bas au milieu des hiérarchies sudistes qu’il ne semble pas valoir davantage qu’un nègre. Et ce n’est nullement un hasard si parmi les visiteurs qui viendront faire leur bonne action auprès de cet handicapé, leur one-shot de pharisiens, seuls les nègres dépasseront le cadre de la tartufferie et feront preuve d’un réel chagrin (cf. pp. 202-4). Au nombre de ces nègres qui ont nécessairement expérimenté les tours et les détours de la persécution sous ces latitudes du midi raciste par atavisme et par frustration de l’indélébile défaite de 1865, au nombre de ces réprouvés, donc, se tient une vieille femme qui s’occupait jadis de Donald, et, à côté d’elle, se tient Loosh, un soldat juvénile «qui avait connu Donal au temps lointain où le monde n’était pas encore devenu fou» (p. 203). Leur digne recueillement confirme la fraternité qui s’est installée entre eux et Donald, entre ces individus à la pigmentation monstrueuse et ce misérable éclopé qui gît monstrueusement dans son quotidien comateux. Les nègres et Donald, uniment, incarnent une relique de l’innocence sur les décombres de l’Amérique malfaisante et dorénavant obscène.
À un degré moindre de franchise par rapport à ce tandem d’oppressés, peut-être à mi-chemin de la franchise intentionnelle et d’un retour du refoulé qui pousse à l’action sans délibération, émerge la déstabilisante personnalité de Margaret Powers, jaillissante éclosion dans les trains à la fois bruyants et offusqués. Loin d’être navrée par les soldats biturés ou braillards, elle se prend immédiatement de compassion pour Donald et son binôme de sentinelles. Cela s’explique avec une relative limpidité puisque Margaret est appesantie par le deuil d’un mari tombé en France à cause de la «folie universelle» (p. 60). De surcroît, dans un recoin plus encaissé de son psychisme, Margaret est annexée au souvenir de son travail à la Croix-Rouge de New York où elle vécut un théâtreux romantisme d’avant-guerre avec celui qui devait devenir son époux et son cadavre dans le placard (cf. pp. 193-5). Tant et si bien que son amour pour lui fut moins substantiel que formel, moins sincère que sur-joué en fonction des moments de fébrilité qui précèdent l’irruption d’un événement d’envergure, et, se reformulant progressivement cela à un niveau plus accessible de sa conscience, il est possible que Margaret, en se rapprochant spontanément (ou fatalement, ou volontairement) de Donald Mahon et de ses acolytes, ait voulu chercher un genre de rédemption, un levier de pardon afin d’accomplir avec ce critically wounded soldier tout ce qu’elle n’aura pas accompli avec celui dont elle est à présent la veuve (cf. p. 196). Outre cela, Faulkner ne serait pas ce qu’il est, en l’occurrence, ici, un grand écrivain in the making, s’il n’avait associé à ces strates de brouillard psychologique l’épaisse brume de la pure dimensionnalité romanesque, à savoir un sérieux carottage dans les sables mouvants des ambiguïtés humaines, à savoir, donc, la probabilité que Margaret Powers ait pris le train de Mahon parce qu’elle était assurée d’y rencontrer des vétérans dont les liens sociaux la mettraient à proximité – sans pour autant qu’elle en obtienne la révélation – des inquiétants épisodes de guerre qui ont présidé à la mort de son mari, la mort de ce «blanc papillon de nuit» (p. 246) foudroyé par la démence occidentale. Et cet entrelacement de conjonctures ne serait pas encore suffisant si Faulkner n’y avait adjoint l’amour de Julian pour Margaret (un amour au premier regard), l’esquive de celle-ci, ainsi que l’amour de Gilligan pour la même Margaret, avec, pour ces deux-là, une déchirante incomplétude terminale qui pourrait laisser songer qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre et que Margaret, in fine, a pu quitter le Sud pour atteindre les bras éperdus de Julian (cf. pp. 341-368).
S’agissant derechef de Margaret, elle est le sommet d’un irrégulier triangle féminin dont les humeurs, les instincts et les obstinations vont sporadiquement, tacitement ou frontalement se disputer la conquête morale de Donald Mahon, lequel, dans ce ménage trilobé d’ambitions, ressemble à s’y méprendre à un bout de venaison que des chiens affamés convoiteraient toutes babines retroussées, frère jumeau, en somme, de cette petite et vulnérable Maisie inventée par Henry James et que des adultes retors utilisent malhonnêtement pour satisfaire les basses œuvres de leurs sentiments déréglés (12).
À la base du triangle se cramponnent Cecily Saunders et Emmy. Fiancée en titre de Donald, l’instable Cecily s’avère solide «comme le peuplier est fort de son manque même de force» (p. 106). Il n’y a dès lors aucune erreur de tempérament lorsqu’elle découvre le visage dévasté de Donald : le peuplier s’écroule (cf. p. 121). La mère de Cecily aggrave par ailleurs l’optique de sa fille en se montrant hostile à la continuité des fiançailles avec ce revenant difforme qui ne peut qu’amener des problèmes dans une famille (cf. 127). À ses yeux et aux yeux influençables de sa progéniture, Donald Mahon est condamné à osciller entre le prestige de ses médailles et sa condition dégénérative, entre la précarité d’une vitalité qui ne tient plus qu’au fil d’une décoration et la rigueur croissante de la mort qui étend manifestement ses ténèbres. Il est évident que Donald se réduit à une source «éphémère» de fascination (p. 179), à une espèce de curiosité, de phénomène de foire, de circus freak que l’on vient observer d’un œil voyeur ou que les enfants évoquent dans les cours récréation comme un ensorcelant sujet de conversation. Pour ce pauvre Donald moribond durant ce printemps 1919, son déclin a des allures d’hiver malvenu au cœur de la régénération chronique de la nature, et tandis que le vivant autour de lui s’active et renaît, tandis que les désirs refont surface après les abstinences de la froide saison, ce crucifié demeure «immobile, résigné comme le Temps» (p. 202), probablement aveugle et à peine compétent dans les autres catégories de son appareil sensoriel. Hormis le révérend Mahon auquel on dissimule l’imminence du décès de son fils, hormis ce père adossé à la foi, tout le monde ou presque s’est fait une raison sur le cas de Donald et s’accorde à penser, à l’unisson de la médecine, que rien ne peut être envisagé pour venir à la rescousse de cet invalide (cf. pp. 185-8). Une exception concerne cependant Emmy, l’opiniâtre et discrète Emmy, soubrette au service du clan Mahon, encore enamourée de Donald qu’elle a passionnément aimé avant qu’il ne soit envoyé en Europe. L’inconvénient, toutefois, ce sont les origines indigentes d’Emmy qui l’astreignent au secret et au «désespoir inexprimé» (p. 151). Elle est néanmoins prolixe avec Margaret Powers qui est parvenue – sans doute par son charisme – à briser les lignes de défense de l’employée de maison. Par conséquent Emmy se livre et se délivre de ses rétentions et elle raconte à une Margaret tout ouïe sa pastorale adolescente en compagnie de Donald, son dépucelage, la répudiation consécutive de son propre paternel et son arrivée chez les Mahon, le père de Donald apprenant tout – et pardonnant tout – de ses diableries dans la cambrousse qui eussent pu s’écrire dans un roman de Georges Bernanos (cf. pp. 155-8). Ainsi, de tout ce qui précède, il est aisé de déduire que Margaret Powers détient une supériorité vis-à-vis de ses intentions de s’accaparer Donald avant ses putatives concurrentes : d’un côté Cecily Saunders a l’air maniaco-dépressive et subordonnée à une approximative nymphomanie, la précipitant souvent dans le giron de tel ou tel homme entreprenant, et, d’un autre côté, la nécessiteuse Emmy ne semble pas vraiment un obstacle pour compromettre les machinations les plus subtilement tissées.
Ce triangle peut du reste s’étendre par le truchement de deux sommets et faire provisoirement office de pentagone. Ce sont deux hommes qui complexifient la capricieuse géométrie de ce trio féminin : George Farr et Januarius Jones, duo masculin exonéré de la guerre mais engagé dans la guerre du désir, dans la belligérance des pulsions, prêts à tout pour avoir une femme et la posséder manu pervertere. À propos de George Farr, nous sommes aux prises avec un soupirant nerveux, jaloux d’un estropié, gravitant autour de Cecily à l’instar d’un sombre satellite. Le profil de Januarius Jones est toutefois plus alarmant, plus venimeux : il s’agit d’un «satyre ventru» (p. 330) au regard «lubrique comme celui d’un bouc» (p. 261), latiniste et casuiste ponctuel, pourvu d’une plasticité cérébrale maléfique, paroxysme d’une très préoccupante physionomie de la perversion rôdeuse, ophidienne et rationalisée. Il est caractéristique de ces personnages faulknériens qui paraissent à la fois naturellement illustrer la défaillance de l’humanité et surnaturellement provenir d’une officine démoniaque. Ces descriptions de Farr et de Jones peuvent servir de produit de contraste pour les différencier des hommes qui ont pris part à la guerre et dont les éventuels défauts auront été assainis ou diminués par le champ de bataille. Plus exactement, si la participation à l’effort de guerre ne fournit aucune garantie d’être vertueux, car, on le sait, les retours de guerre sont parfois violents, elle a tout de même, supposément, le mérite immédiat d’endormir ou de supprimer les potentielles perversions de la société au profit d’un contexte drastiquement neuf où l’instinct de survie se concentre sur le plus important. Et quoi qu’il en soit, ne serait-ce que pour Julian Lowe, la guerre a été rien moins qu’une éducation et une préparation à l’amour véridique, une prise de conscience des priorités dans l’art d’aimer (cf. pp. 318-9). D’où cette impression hypothétique – et un peu commode – qui persiste tout au long de notre lecture et qui sous-entend que la guerre occasionnée par le désir masculin et les ambivalentes réponses féminines est d’une certaine façon plus destructrice que la guerre scénarisée par l’insuffisance et l’impudence des politiciens, car, au moins, pour cette forme officielle de la guerre, des armistices sont concevables tandis que pour les tensions sexuelles, aucun traité de paix ne sera jamais conçu pour dérouter les déterminations de Farr, de Jones et de tous leurs disciples en corruption.
Mais la ligne de démarcation n’est peut-être finalement pas aussi prononcée entre les hommes de l’arrière et les hommes de la guerre, ni, d’ailleurs, entre les hommes et les femmes, sachant que, dans le fond, un homme (ou une femme) progresse ou régresse à l’échelle des degrés et non à l’échelle de la nature. De là cette affirmation que «le Sexe et la Mort» sont invariablement «[la] porte d’entrée et [la] porte de sortie du monde» (p. 341) et que les «instincts sexuels» s’aiguisent encore mieux «en temps de guerre, de famine, d’inondation, d’incendie» (p. 341), l’omniprésence de la Mort engendrant l’omniprésence du Sexe comme tendance augmentée de la vitalité à résister à la tendance accrue de la mortalité. Il s’ensuit que les hommes en guerre ne sont que les reflets temporairement assagis de ceux qui ne la font pas, de ceux qui, en attendant que la guerre se termine et que leurs frères rentrent au bercail si la chance leur sourit, continuent de guerroyer contre la Mort en s’investissant dans les lignes tragiques du Sexe. Il se peut alors que l’exponentielle disqualification de Donald sur le terrain de la vie déchaîne dans ses parages un lot de réactions à la fois maladroites et urgentes (à vrai dire maladroites parce qu’urgentes) afin de compenser l’insupportable avancée de la Mort par une expansion du Sexe sous quelque modalité que ce soit. Cette proposition d’interprétation pourrait donc réhabiliter avec prudence les comportements respectifs de Farr et de Jones, pour autant bien sûr que l’on aille par-delà les dogmes de la morale, pour autant que l’on veuille accepter que la nature organise librement sa réplique à la culture morbide de la guerre mondiale en multipliant les épiphanies de la vitalité, en faisant des hommes et des femmes les industrieux ouvriers d’une polémologie sexuelle universelle plus digne – et visiblement triomphante dans le temps long – que la désastreuse polémologie des guerres artificielles. De telle sorte que chaque guerre, chaque vallée démographique creusée par la guerre parmi les cimes de la vie, se trouve contrebalancée par une riposte véhémente de la nature omni-procréatrice, dût-on apprendre à surmonter l’absurdité de toute cette vitalité qui finira malgré tout «au bénéfice des vers» (p. 341) – dût-on apprendre que vivre est philosophiquement consubstantiel à l’apprentissage de la mort (13).
Il n’en fallait pas davantage sur le plan de la finesse littéraire pour que Faulkner fasse une rapide incursion dans la guerre (cf. pp. 210-1), pour nous expédier dans ce réacteur de la Mort, pour justifier, possiblement, les contre-offensives du Sexe en parallèle de l’anathème qui doit être adressé à toutes les guerres en raison de leurs inavouables causes et de leurs innommables conséquences. L’écrivain rapporte ainsi le déferlement de l’Amérique en France, les Américains qui se dirigent vers les deadly trenches avec le sentiment «de s’ensevelir dans leurs tombes» (p. 210). Les notations sur le ciel de la guerre ne sont pas non plus anodines : c’est un «ciel pâle, immatériel, plus semblable à une agonie qu’à une naissance» (p. 211), un lever du jour dévoyé, une «aurore déjà lasse» (p. 211). Et à l’opposé de ces cieux saturés, débordants de calamiteuses perspective, les cieux pacifiques sont des voûtes étoilées où «des licornes d’or hennissent secrètement» (p. 229). Ces derniers sont les refuges altiers des non-combattants et les témoins cosmiques de l’effervescence humaine où quelques chaos surviennent. Les femmes, peu soucieuses de l’assentiment des licornes, hésitent souvent dans leurs choix entre ceux qui n’ont pas combattu et ceux qui ont vu le ciel crépusculaire en plein midi. Mais indépendamment de la valse-hésitation féminine, la société, en général, a «changé de boisson favorite» après avoir bu la guerre comme du petit lait (p. 232). C’est pourquoi les trois femmes qui tournent autour de Donald Mahon sont intéressantes parce qu’elles permettent de ne pas totalement suivre l’orientation d’une société qui veut liquider au plus vite le problème de la guerre. En cela, abstraction faite de leurs motivations les plus souterraines, ces femmes rappellent qu’une guerre vient de se finir et qu’on ne saurait en minimiser les retentissements. Il y a indéniablement quelque chose de bouleversant dès l’instant où Cecily Saunders bascule dans l’hystérie : elle va voir Donald, elle l’étreint, elle lui dit pathétiquement qu’elle va se marier avec lui (cf. pp. 282-3), et, dans l’arrière-salle de cette boutique de l’amour désespéré, les parents de cette fille enragée misent sur un cruel réalisme, pariant sur l’inconstance de leur enfant et la prochaine agonie de cet handicapé décidément bien gênant pour l’opinion conformiste, pour cette frange grossissante de l’Amérique qui ne souhaite plus entendre parler de la guerre et de ses spectres. Il en va de même pour Emmy, farouchement fidèle à son amant d’autrefois, attendrissante dans son abnégation, «heureuse de s’occuper de [Donald] maternellement» (p. 311), de l’aimer différemment puisque la place est prise par les charivaris de Saunders et par les patientes combinaisons de Powers. Et il n’y a rien d’étonnant à ce que Margaret, en bout de ligne, désarmante et victorieuse, devienne Mme Mahon (cf. pp. 319-321). Elle est prête à vite endurer un second veuvage car sa probable pitié des guerriers lui concède le droit d’être une femme qui ne sait pas tout à fait ce qu’est la Mort et le Sexe fécondateur.
À la suite de ces noces expéditives, les commérages se recyclent, les esprits méridionaux se détournent un peu plus de la guerre, se focalisant sur deux points chauds : «il y avait le Ku Klux Klan qui venait au monde et Mr. Wilson, un monsieur un peu démocrate qui habitait Washington D. C., qui le quittait» (p. 324). Puis dans les coulisses de cette médiocre Cité de Géorgie, le corpulent et menaçant Jones fond sur sa proie du moment, sur la plus fragile des femmes, saisissant Emmy obliquement pendant les obsèques de Donald Mahon (cf. pp. 341-4). La scène a la tournure des comices agricoles de Flaubert à ceci près que ce sont là les comices de la lugubre intoxication sadique, le summum du Sexe furieux qui sème moins la vie que la Mort, qui coïncide avec elle, qui renie toute fécondation ultérieure tandis qu’on enterre l’homme qui fut le boyfriend de celle qu’on dégrade par les attributs du viol. Cette ultime sortie de Januarius Jones excède en un certain sens les décrets de la nature et celle-ci, tel que cela se déroule dans le film La Ligne Rouge de Terrence Malick, semble se faire juge de la nature humaine en perdition, notamment lorsqu’on est sensible à ce «ruisseau [qui] murmurait, comme occupé à une discrète incantation» prophylactique (p. 356). Par chance, par contrepoids aux infâmes lourdeurs de Jones, les mots de Joseph Gilligan à Margaret Powers sont réconfortants : «On a essayé d’aider la nature à faire une bonne affaire d’une mauvaise» (p. 350), façon d’exprimer qu’ils ont soutenu Donald quand toutes les normes et les anomalies l’acculaient aux étiages de la civilisation et du règne naturel. On ne sera pas surpris enfin de constater que la réelle célébration de la vie – comme une sorte de pure énergie sexuelle parabolique – provient des nègres, de leurs chants, de leur joie de vivre malgré les permanents supplices que la Mort polysémique leur inflige (cf. pp. 367-8). Les nègres s’affirment là comme les guérisseurs inattendus de l’Amérique en souffrance, comme les meilleurs architectes de la Vie et les modèles d’une existence délestée de la fatale prétention blanche.

Notes

(1) William Faulkner, Monnaie de singe (GF Flammarion, 1987). Traduction de Maxime Gaucher.
(2) Faulkner, Parabole.
(3) Faulkner, ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) Ibid.
(8) Question faulknérienne s’il en est.
(9) Coleridge, La Complainte du vieux marin (cf. la note du traducteur p. 31 qui éclaire la portée référentielle du texte faulknérien).
(10) Cf. Stephen Crane, The red badge of courage.
(11) Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s band.
(12) Cf. Henry James, Ce que savait Maisie. La traduction de Marguerite Yourcenar est superbe.
(13) Cf. Montaigne (Essais, 1, chapitre XX).

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