Stella Maris de Cormac McCarthy (02/06/2023)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
11326636.jpgSur Le Passager.








92595406.jpgCormac McCarthy dans la Zone.










Berl.jpgAprès tout, c'est une façon comme une autre de commencer un article qui sera court, en remarquant que la profession de foi matérialiste qu'émit Emmanuel Berl à la toute fin de son ironique et corrosif Mort de la morale bourgeoise (1) datant de 1929, un texte que je viens de terminer de lire en y relevant deux petites fautes (2), semble se heurter de plein fouet avec tel passage de Stella Maris de Cormac McCarthy dont j'achève aussi la lecture en ayant noté beaucoup de fautes, sans oublier, ce qui est sans doute plus grave, une assez manifeste pauvreté de la langue-même de la traductrice, le français (3).
Voici le propos d'Emmanuel Berl, qui s'explique assez aisément si l'on songe que son texte est une rude critique de la bourgeoisie toujours épris de spiritualisme, la matière étant le domaine de l'organique, du déclassement social, bref, de la pauvreté ou même de la misère, le bourgeois aimant ainsi lire «Racine pendant que le prolétaire monterait la garde pour qu'il ne soit pas dérangé dans sa lecture» (p. 91) : «Le matérialisme est pour moi le courage dans la pensée, et l'irrévérence dans le cœur» (p. 176), un propos que Cormac McCarthy, sans bien sûr le savoir, met en doute par la bouche de son héroïsme surdouée, Alicia Western, au moment où, devant son psychiatre, elle évoque la possibilité de l'existence de Satan (de nouveau nommé à la page 93) en s'appuyant sur les dires de Chesterton, un auteur dont j'ai montré qu'il avait pu influencer la création du juge Holden de Méridien de sang : «Bon. Je n'ai jamais vu Satan. Ça ne veut pas dire qu'il ne pourrait pas se pointer un jour. Ce que Chesterton ne commente pas, ce sont les intérêts particulièrement matérialistes de Dieu. Si on est un être de nature totalement spirituelle pourquoi aller explorer le matériel ? Au jour du Jugement dernier les corps s'élèvent, qu'est-ce que ça veut dire ? Les esprits sont désincarnés, pas inincarnés ? Le Christ monte au ciel vraisemblablement sous la forme d'un être corporel. Encombrant la divinité de quelque chose qu'elle n'avait pas à supporter auparavant. Difficile de savoir quoi faire de cette folie. On voit bien pourquoi Chesterton l'évitait», Alicia concluant son propos par cette sentence qui, comme beaucoup d'autres phrases de l'écrivain, iront agrémenter les spicilèges de phrases marmoréenne (et, certaines, conservées pour l'éternité dans leur banalité ou leur indigence) : «La nature spirituelle de la réalité est la principale préoccupation de l'humanité depuis toujours et ce n'est pas près de s'arrêter. L'idée que tout est matériel ne semble pas nous convenir» (p. 49), évidence que l'écrivain appuie, dans Le Passager, de l'intrusion d'une théorie de personnages grotesques qu'Alicia évoque directement dans Stella Maris, sans que jamais ceux-ci de prennent la parole comme c'est le cas dans le premier roman.
Pourtant, c'est cette même Alicia Western, dont Le Passager nous apprendra dès sa première page le suicide, qui évoque ce que nous pourrions appeler la matérialité paradoxale des équations, car cette matérialité est tout, matière et esprit et rejoint, ainsi, la vue de Berl; les équations sont bien plus réelles que le monde lui-même et sont qui plus est parfaitement capables d'évoquer «l'odeur de mondes insoupçonnés» (p. 234). C'est ainsi qu'Alicia a compris que «les équations n'étaient pas une représentation hypothétique de la forme dont la vie se limitait aux symboles qui les décrivaient sur la page mais qu'elles étaient là devant [s]es yeux. Dans toute leur réalité. Elles étaient dans le papier, dans l'encre, dans [s]on corps. Dans l'univers. Leur invisibilité ne pourrait jamais plaider contre elles ni contre leur existence. Leur âge. Qui était l'âge de la réalité elle-même. Qui était elle-même invisible et l'avait toujours été» (p. 113), comme si la réalité était purement mathématique, mais que seuls les plus hauts esprits versés dans cette matière abstruse, souvent exotique, étaient capables de le percevoir, et bien sûr de l'admettre. Rares sont donc, stricto sensu, les mathématiciens qui se réclameraient de la pure matière ou, s'ils le font, c'est parce qu'ils reculent devant les conclusions de leurs démonstrations : la réalité véritable n'est pas celle que nous voyons, goûtons, sentons, entendons, et elle n'est sans doute pas davantage celle que nous sommes capables d'imaginer.
Stella Maris.jpgLes mathématiques ne sont peut-être pas la seule façon d'atteindre le monde (plus précisément, l'horreur fondamentale du monde), sujet profond de Stella Maris et bien sûr du Passager, comme elle l'est sans doute de tous les romans de Cormac McCarthy, puisque notre héroïne évoque le chemin de la souffrance, comme si la «vérité du monde» (p. 121) ne reposait absolument pas sur une expérience biaisée car étant incapable de démontrer quoi que ce soit, puisque, en fait, «il y a dans le monde des données accessibles seulement à ceux qui ont atteint un certain degré de détresse. Vous ne savez pas ce qu'il y a là-bas si vous n'avez pas été là-bas» et parce que «chaque plongée plus profonde dans la souffrance condui[t] à un état jusque-là inimaginable» (p. 122), inimaginable comme l'est du reste l'expérience d'un suicide par noyade, auquel a songé Alicia, ce qui finit par la faire reculer devant l'horreur possible de l'acte, dont nul n'est revenu pour parler : que savons-nous des toutes dernières minutes ou même secondes de vie ? Ne s'agit-il que de la fin de la vie (et qu'est-ce que cela veut dire ?) ? Est-ce, plutôt, la fin de tout (4) ou bien au contraire est-ce la voie, certes ardue, d'une possible, d'une fort maigre lumière, qu'il s'agisse de tenir la main d'Alicia, aux toutes dernières lignes du roman, ou de rêver à une étrange «eucharistie», à l'air libre et au milieu des animaux de la nuit fascinés par le feu (cf. p. 249) ?
Il appartiendra à d'autres commentateurs, bien davantage familiers que je ne le suis des notions et des théorèmes mathématiques que déploie Cormac McCarthy, de commenter cette thématique, qui ne m'intéresse que par ce qu'elle semble nous suggérer et qui, dans nombre de précédents romans de cet auteur, a été, aussi, presque systématiquement suggéré, voire exposé, soit la certitude de plus en plus criante non seulement que le monde, si même il devait s'apercevoir de notre existence (cf. p. 36), s'en moquerait, mais qu'il serait après tout bien possible qu'il cherche à nous empêcher de voir sa réalité, «une horreur à peine contenue sous la surface du monde [qui] a toujours existé», la réalité cachant en son centre, en son cœur écrit Cormac McCarthy, «un éternel pandémonium» comme «le comprennent toutes les religions», enfer qui «ne risque pas de disparaître : «Et je savais qu'imaginer que les sinistres éruptions de notre siècle étaient exceptionnelles ou exhaustives était pure sottise» (p. 199).
La discussion, ou plutôt la série de discussions entre Alicia et le docteur Cohen valent ainsi bien plus que ne le laisse entendre leur ton parfois un peu trop didactique. En effet, à mesure que les deux protagonistes, singulièrement la jeune femme qui, à l'âge de douze ans, a «vu le portail et les gardiens du portail» qui lui ont conseillé de rebrousser chemin, mais n'a pourtant «rien vu au-delà» (p. 195) (5), comprennent qu'ils sont entourés par l'horreur et, quand ce n'est pas par celle-ci, qu'ils seront de toute façon en butte à l'incompréhension finale que fait naître la poursuite chimérique d'une vérité mathématique, cette série de dialogues fait peut-être naître une timide forme d'amitié entre un homme et une femme, un homme qui écoute une femme lui confier ses secrets les plus lourds, dont son amour incestueux pour son frère aîné.
Ainsi, l'expérience traumatisante de la naissance, du moins telle qu'Alicia l'expose (6), pourra être quelque peu compensée par une fin ou plutôt, par les derniers jours d'une vie qui auront permis de faire naître un dialogue (ce qui, notons-le au passage, confère une indéniable supériorité au langage par rapport aux mathématiques), dialogue qui à son tour aura laissé entendre qu'il représente en fin de compte la seule réalité à la survenue de laquelle il ne faut pas avoir peur d’œuvrer, et qui constitue, peut-être bien davantage que cette réalité «dont la perception n'est qu'une ombre», «une réalité assez durable pour soutenir l'expérience continuelle qu'on en fait» (p. 128), une réalité seule capable, qui sait, de détourner l'attention des gardiens, des trolls et des démons qui «montent la garde contre toute investigation» (p. 225), une faction de seconde d'inattention nous suffisant pour jeter un regard vers ce qui existe au-delà de la porte d'entrée vers on ne sait où.

Notes
(1) Emmanuel Berl, Mort de la morale bourgeoise (Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1965).
(2) Défense et non «défence» (p. 68) et la et non «le» devant «fidélité au peuple», p. 173.
(3) Cormac McCarthy, Stella Maris (éditions de L'Olivier, traduction de Paule Guivarc'h et non Guivarch comme écrit dans le livre, 2023). J'ai évoqué ces fautes, parfois grossières, sur mon compte Twitter, ici, parlant, aussi, de l'emploi plus que monotone de juste au sens de seulement («Je m'efforçais juste de faire ce que je croyais correct», p. 181, mais aussi pp. 233, 244, 245, 248), des mots («guidance», pp. 228-9) ou même des tournures de phrases directement calquées de l'anglais (comme l'affreux «Je vais devoir revenir vers vous», p. 134, pour «I'll have to get back to you» dans le texte original).
(4) Fin des «vérités mathématiques» elles-mêmes, dont la «nature transcendantale» semble claire aux yeux d'Alicia : «Il n'y a rien d'autre sur quoi tous les hommes sont obligés de s'accorder, et quand la dernière lueur dans le dernier œil s'éteindra et emportera à jamais avec elle toute conjecture il se pourrait même, je crois, que ces vérités brillent un très court instant dans l'ultime lueur. Avant que l'obscurité et le froid engloutissent tout» (p. 235).
(5) C'est la marque d'un univers gnostique de se laisser seulement entrevoir, ainsi que le montre, par exemple, l'exploration du Royaume des Aveugle dans le deuxième roman de la trilogie d'Ernesto Sabato, Héros et Tombes; c'est ainsi «à travers quelque chose qui ressemblait à un judas» qu'Alicia a pu voir, toute jeune, «ce monde où des sentinelles montaient la garde devant un portail», alors même qu'elle savait parfaitement «que derrière ce portail il y avait quelque chose de terrible qui [la] dominait complètement» (p. 139).
(6) La naissance semble être considérée par Alicia comme la chute d'une entité supérieure dans un monde de boue et d'horreur, une fois de plus à l'instar des scénarios gnostiques qui décrivent une descente des hauteurs vers le sol de boue : «La colère des enfants, nous dit ainsi Alicia, me semblait inexplicable sauf si elle traduisait la rupture d'un engagement profond et naturel sur la façon dont le monde aurait dû être et qu'il n'était pas. J'ai compris que leur cruelle exposition au monde était le monde lui-même» (p. 126), propos que notre protagoniste enrichi à la page suivante par ceux-ci : «Plus chimérique encore serait le fait de comprendre que l'idée de justice et l'idée de l'âme humaine sont deux facettes de la même réflexion».

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