Trois poèmes de W. H. Auden pour traverser l’année 1939, par Gregory Mion (15/11/2023)

Crédits photographiques : Olivier Morin (AFP).
« This is a special way of being afraid
No trick dispels. Religion used to try,
That vast moth-eaten musical brocade
Created to pretend we never die,
And specious stuff that says No rational being
Can fear a thing it will not feel
, not seeing
That this is what we fear—no sight, no sound,
No touch or taste or smell, nothing to think with,
Nothing to love or link with,
The anaesthetic from which none come round. »
Philip Larkin, Aubade.



Note préliminaire

Ce sont trois événements qui frappent la conscience du jeune poète W. H. Auden en 1939 et qui font de cette année un levain pour la pulsion de mort. Dans l’ordre chronologique de ces événements, il y a d’abord la mort du poète W. B. Yeats, perte majeure pour l’Irlande (bien qu’il meure à Roquebrune-Cap-Martin), perte similaire pour le monde. De ce chasseur-cueilleur de trèfles à quatre feuilles, pour situer son cœur de justice parmi tant d’autres de ses perfections, nous retenons, à titre personnel, ses intraitables apologies de Roger Casement. Il faut en outre imaginer la disparition de Yeats comme un dérèglement stellaire qui sans doute précipita les manœuvres du 1er septembre 1939 lorsque l’Allemagne hitlérienne envahit la Pologne. C’est la deuxième journée marquante de cette année – pour Auden – et elle est rapidement suivie le 23 septembre par le décès de Sigmund Freud, à Londres, vaincu aussi bien par le cancer que par la marée montante des ténèbres qui venaient confirmer ses idées sur les désillusions relatives au genre humain. Le trentenaire Auden donne une interprétation poétique de ces trois dates bouleversantes, ou, à tout le moins, il en donne une vision où alternent la consolation, l’accusation et l’intuition. La traduction de ces poèmes a dû se confronter aux obscurités quelquefois caractéristiques du style d’Auden, sans même parler, forcément, de la redoutable exportation de la langue anglaise dans l’architecture serrée de la langue française. Mais nous n’avons pas craint de trancher ou d’assumer certaines audaces car la poésie l’exige et le poète ne saurait nous en tenir aucune rigueur tant nous avons voulu pleurer avec lui sur les tombeaux de Yeats et de Freud, autant que nous avons voulu nous affliger de la médiocrité des dirigeants politiques à l’orée de la Seconde Guerre mondiale, de la fausseté d’un certain langage diplomatique, tout cela compensé par la vérité de la langue des Justes et des poètes qui les ravitaillent en espérance.


Un mémorial pour W. B. Yeats

I/

L’œil du cyclone de l’hiver nous l’a ravi :
Les ruisseaux étaient de glace et les aéroports quasiment dépeuplés,
Et les statues municipales ont grimacé sous les flocons de neige;
Le mercure est tombé dans le gosier du jour qui décline.
Nos instruments de mesure s’accordent à penser
Que le sombre jour de sa mort fut un jour de rigidité cadavérique.

Sa maladie mise à part,
Les loups folâtraient parmi les impérissables forêts,
L’inculte rivière méprisait le culte d’un débarcadère à la mode;
À en croire le langage des attristés
La mort du poète ne fut pas déclarée à ses poèmes.

Mais pour ce qui le concernait, ce fut le dernier après-midi de sa vie,
Un après-midi de chuchotements et de prévenances;
Les régions de tout son organisme ont rué dans les brancards,
Les agoras de son esprit ont été désertées,
Le silence a même submergé les confins de sa géographie,
Sa corde sensible s’est rompue et il est devenu ceux qui l’admirent.

Le voilà désormais disséminé à travers des centaines de cités
Totalement dispersé aux quatre vents des émois les plus rares,
À la recherche d’un bonheur qui se chaufferait d’un tout autre bois
Et d’une punition décrétée par un tout autre code de moralité.
Les mots d’un homme qui n’existe plus
Sont à la merci des tripes de ceux qui existent encore.

Mais dans l’arrogance et le tumulte du jour d’après
Lorsque le rugissement des spéculateurs fait de la Bourse une ménagerie,
Et que les gueux boivent jusqu’à la lie le calice de leur condition régulée,
Et que chacun d’entre nous se persuade qu’il est libre au fond de sa cellule,
Un petit millier de personnes se souviendra de ce jour
Comme on se souvient d’un jour où quelqu’un commit un acte un peu atypique.

Oui : nos instruments de mesure s’accordent à penser
Que le sombre jour de sa mort fut un jour de rigidité cadavérique.

II/

Tu étais aberrant comme nous sommes aberrants et ton génie a tout surmonté :
La bondieuserie de la richissime bourgeoise, le délabrement du physique,
Toi-même également, toi-même que la déraisonnable Irlande a propulsé en pays poétique.
De nos jours les folies de l’Irlande et ses climats de brume persistent,
Car la poésie ne commet pas de miracles : elle se contente de résister
Au fond d’une vallée bâtie de ses mains où les cadres d’entreprise
Ne feraient pas de vieux os, et cette poésie vers le midi va fluente
Toquant aux portes des pavillons délaissés, consolant l’inconsolable,
Séchant les larmes de ces villes à fleur de peau où nous prions, où nous mourons,
Elle survit, cette poésie,
Elle se donne un air de vitalité, puis une bouche pour le proclamer.

III/

Ô Terre, accueille en ton sein un invité de marque :
William Yeats a été repris par les Parques.
Que le navire d’Irlande enfin se repose
Car plus aucune poésie ne s’y impose.

Dans ce cauchemar de ténèbres où l’on se noie
Aux quatre coins de l’Europe les chiens aboient,
Et les vivantes nations à leurs vigies se trouvent
Toutes recluses dans les haines qui controuvent;

La disgrâce de l’intelligence
Émerge de tous les visages de l’humaine engeance,
Et les courants marins de la pitié
Sont figés et givrés en chaque œil vitrifié.

Va voir, poète, va voir ce que nous ne voulons pas voir
À l’étiage de la nuit noire,
Doué de ton verbe de liberté
Tu nous indiques toujours un chemin ensoleillé;

Fort du vivier d’une rime
Tu fais de la malédiction un vignoble où l’on s’arrime,
Fredonne les faillites de l’homme
Dans le ravissement d’un sarcome;

Dans les déserts du cœur
Que s’épanchent les fontaines où finit la douleur,
Dans la captivité de son existence
Apprends à l’homme libre comment il peut louer la quintessence.


1er septembre 1939

Je me trouve assis dans l’un des tripots
De la Cinquante-Deuxième Rue
La peur au ventre et l’esprit embrumé
Pendant que l’espoir des savants s’envole
Avec la vile arnaque de cette décennie :
Des flots de colère et d’effroi
Se répandent parmi les terres fertiles
Et les terres désolées de ce monde,
Tracassant le jardin secret de nos vies;
L’inavouable remugle de la mort
Révulse la nuit de septembre.

La rigoureuse érudition est susceptible
D’expliciter la totalité de l’outrage
De ce qui de Luther à nos jours
A rendu folle toute une civilisation,
De s’aviser de ce qui s’est passé à Linz,
Quelle imagoïque énormité a conçu
Un dieu psychopathologique :
Moi et la foule nous connaissons
Le savoir enseigné à tous les écoliers,
À savoir que le Mal qui est subi
N’a de réponse que la vengeance.

Le proscrit Thucydide savait
Tout le contenu potentiel d’une allocution
Dont la Démocratie serait l’argumentation,
Et ce que les dictateurs font,
L’abjecte vieillerie des rengaines qu’ils prononcent
Dans le giron d’une apathique sépulture;
Tout fut consigné dans son livre,
L’éveil des consciences excommunié,
L’accoutumance à la douleur,
L’aberrante gouvernance et le chagrin :
Encore une fois nous devons le supporter.

Parmi la neutre altitude
Où la cécité des gratte-ciel se sert
De toute sa hauteur pour proclamer
La force de l’Animal Politique,
Il n’est pas un seul discours qui ne nous serve
Sa pédante et compétitive amende honorable :
Mais quel homme est capable de vivre longtemps
Au sein d’un rêve euphorisant;
Délivrés du miroir ils dévisagent
La trogne de l’Impérialisme
Et l’imposture internationale.

Au comptoir un alignement de têtes
S’en remet à la banalité du quotidien :
Les lumières jamais ne doivent s’éteindre,
La musique toujours doit se faire entendre,
Toutes les clauses du contrat social concourent
À ce que cette place fortifiée soit agencée
Avec le mobilier d’un nid douillet;
Sans quoi nous verrions quelle est notre condition,
Une démente forêt nous dérouterait,
Enfants apeurés par la nuit
N’ayant pas connu la joie ou la vertu.

La virale bêtise activiste
À tout bout de champ hurlée par les Personnalités
N’est qu’une ébauche de notre résolution :
Ce cinglé de Nijinski a écrit la vérité
À propos de Diaghilev
Et c’est ainsi que bat le cœur moyen;
Parce que l’erreur pullule dans la moelle
De chaque femme et de chaque homme
Et que l’on brûle d’envie d’atteindre l’inatteignable,
Non pas l’amour universel
Mais l’amour à sens unique pour soi-même.

Depuis les bien-pensantes ombres
De la vie morale
La horde banlieusarde rapplique,
Répétant ses matines,
« Je serai fidèle envers ma femme,
Je serai un employé modèle »,
Et d’impotents gouverneurs s’excitent
Pour siffler la reprise de leur sport favori :
Qui peut désormais briser leurs chaînes,
Qui peut résonner à l’oreille des sourds,
Qui peut ouvrir la bouche pour les muets ?

Ma voix est tout ce que j’ai
Pour dénouer le nœud du mensonge,
L’érotisme du bluff dans la cervelle
Du concupiscible et vulgaire quidam
Et la mystifiante Autorité
Dont les immeubles lutinent le bas-ventre céleste :
L’entité de l’État n’est qu’une chimère
Et nul n’existe isolément;
La faim ne laisse aucune alternative
Au citoyen ou à la police;
Aimons-nous les uns les autres ou disparaissons.

Désarmé sous le poids de la nuit
Notre monde gît dans la stupéfaction;
Cela dit, un peu partout en pointillés,
D’ironiques et incisives lueurs
Clignotent où que les Justes s’en aillent
Transmettre leurs idées :
Plût au ciel, comme eux charpenté
De poussière et d’Amour,
Torturé par le même
Nihilisme et la même affliction,
Que je puisse entretenir la flamme.


Un mémorial pour Sigmund Freud

Lorsque nous devons porter le deuil de tant de morts,
lorsque nos gémissements ont été jetés à la curée des places publiques, et, aussi,
qu’ils ont été le sujet d’une époque de la glose totale
et qu’à la même enseigne de fragilité notre angoisse et notre conscience ont été logées

alors de quel défunt nous faudra-t-il parler ? Car tous les jours ils meurent
parmi nous, ceux-là qui nous voulaient du bien,
ceux-là qui savaient qu’ils n’en feraient jamais assez
mais dont l’espoir était de se perfectionner un tant soit peu tant qu’ils vivraient.

Tel était ce médecin : même octogénaire il faisait le vœu pieux
de penser à nos vies depuis leurs turbulents conflits
depuis nombre de lendemains vraisemblables quoique novices
revendiquant un cessez-le-feu par voie de menaces et de flagornerie,

mais son vœu le plus cher s’est heurté au désaveu : ses yeux se sont fermés
sur ce fantasme ultime commun à toutes nos psychés,
sur fond problématique de parents et d’alliés rassemblés
perplexes et sourcilleux devant notre agonie planétaire.

Pour lui, tant que son tout dernier souffle ne fut point expiré, sont demeurés vivants
ceux qu’il a psychanalysés, le bestiaire nocturne,
l’animal nuancier qui toujours s’est impatienté pour pénétrer
les passages secrets du brillant cénacle de son assentiment

sauf que tout a été réorienté dans l’amertume tandis que cet homme
devait être sevré du sein des questions cruciales de sa science
pour se rapatrier dégrisé de ses rêves, à Londres,
digne humanité maximale de ce Juif qui mourut en exil.

Il n’y a que la Haine qui était contentée, bien décidée à exploiter
sa méthode analytique comme on exploite un filon, et sa miteuse clientèle
songeait qu’elle serait guérie en piétinant les fleurs
et en recouvrant les jardins rêveurs d’une cendre d’aigreur.

De la vie persiste encore, mais, cela dit, les rescapés vivent dans un monde qu’il a bouleversé
en jetant simplement un œil en arrière sans aucun regret fallacieux;
toute son action tient en deux principes : se ressouvenir des choses
comme le font les anciens et exister honnêtement comme le font les enfants.

Son intelligence était toute bête : il enseigna tout bonnement
que le néfaste Présent devait déclamer le Passé
comme une leçon de poésie jusqu’à ce que tôt ou tard
la leçon fléchisse à la ligne exacte où longtemps,

très longtemps auparavant, les réquisitoires avaient commencé,
entendus soudainement par ceux qui siégeaient dans ce tribunal,
à propos de la vie bonne, comment elle était, d’une stupidité rare
et pourtant acquittée de ses fautes parce qu’elle était plus humble,

en capacité d’approcher le Futur en lui tendant une main amicale
sans l’alourdir d’un tombereau d’excuses, sans le défigurer
avec tout l’attirail des masques de la carnavalesque droiture ou sans
l’encombrer d’une étiquette outrageusement cordiale.

Quoi d’étonnant alors à ce que les vieilles rengaines du concept
dans sa méticuleuse et dérangeante futurologie aient prévu
la défaite des princes, le déclin de
leurs lucratifs schémas de frustration :

Eh bien, s’il avait eu raison, l’Ordinaire de l’Existence
fût devenu invivable, le monolithe
de l’État fût tombé en ruines et eût entravé
la fédération des forces vengeresses.

Évidemment qu’ils s’en sont remis à Dieu, mais il a poursuivi son petit bonhomme de chemin
s’enfonçant parmi les populations en perdition comme Dante s’enfonça également
dans la puante fosse des suppliciés
qui mènent la vie terrible des réprouvés,

et ainsi parvint-il à exhiber la vraie nature du Mal, non pas, comme nous le pensions,
nos actions qui méritent sanction, mais notre défaut d’espérance,
notre frauduleuse tendance au déni,
la libido du bourreau.

Pour peu que subsistent quelques empreintes de la façade autocratique,
pour peu que demeure ce rigorisme paternel dont il se méfiait,
mettons que tout cela perdure dans sa profession de foi,
souffrez d’y voir la bienfaitrice pigmentation du parapet

pour celui qui séjourna si longtemps en territoire hostile :
il est vrai que ses torts étaient fréquents et qu’il frisait parfois l’absurdité,
pour nous désormais il n’est plus de la catégorie des hommes
étant donné qu’il est sur toutes les lèvres une atmosphère d’opinion

devenue l’écosystème où tout le multiple de nos vie a rencontré son unité :
comme le climat nous porte ou nous déporte;
l’arrogant se regarde encore dans la glace mais il sent
l’adversité maintenant, et le tyran fait tout ce qu’il peut

pour cohabiter avec lui mais il n’a pour ce magistère qu’une vague attention :
sans tambour ni trompette il circonscrit toute la démesure de nos manies
et leurs ricochets tentaculaires, et, ce faisant, même jusqu’au plus
exténué des plus misérables duchés, il secoue les avachis

tant qu’ils n’ont pas éprouvé dans leurs os l’exaltante métamorphose des ovationnés
tant que l’enfant s'agite, tout infortuné qu’il est dans son petit Empire,
dans l’âtre de telle cheminée où la liberté ne saurait être un combustible,
une ruche emmiellée d’un nectar de craintes et de tremblements,

et l’enfant désormais se sent plus calme et presque assuré de prendre la clé des champs,
cependant que, tout à fait gisants sur les prairies de nos étourderies,
de pléthoriques objets si longtemps troués par nos trous de mémoire
nous sont remémorés par son génie galvanisé,

nous sont restitués redevenant pour nous des objets de valeur;
autant de petits jeux que l’on se fit devoir de laisser choir par les effets de la maturité,
ces fragments sonores dont nous n’osions pourtant nous moquer,
ces rictus que l’on arborait lorsque nous étions dans l’intimité.

Mais pour nous son espoir était encore plus fort. La liberté
souvent s’accorde avec la solitude. Il voulait calcifier
les disparates moitiés fracturées
par nos meilleures intentions de justice,

pour la plus grande il voulait rétablir le discernement et l’esprit d’initiative
que la plus petite possède mais qu’elle gâche tout le temps
par de stériles polémiques, aussi eût-il apprécié redonner à
l’enfant le patrimoine maternel du sentiment approfondi :

ainsi nous a-t-il rappelé, à toute la majorité humaine,
qu’il est préférable d’être enthousiasmé tout au long de la nuit,
certes parce que le pouvoir noctambule de s’émerveiller
a beaucoup à nous offrir, mais aussi

parce que la nuit des merveilles a besoin de notre amour. L’œil triste et grand ouvert
ses délicieuses créatures de l’enchantement lèvent la tête et en sourdine
nous implorent d’inciter la multitude à prendre le relais :
ce sont des ostracisées qui rêvent d’un avenir

qui ne dépend que de nous, et elles aussi, certainement, se réjouiraient
si elles avaient la permission d’être les obligées de l’éveil des consciences comme lui le fut,
dussent-elles supporter nos baisers de Judas,
comme il les supporta et comme ses serviteurs se doivent de les supporter.

Une voix de la raison à présent est muette. Sur sa tombe
pleure toute une maisonnée de l’Instinct en l’honneur d’un très cher disparu :
Éros l’inconsolé, bâtisseur de mondes,
puis Aphrodite chagrine mère des pulsions anarchiques.

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