L’Amérique en guerre (34) : Yellow birds de Kevin Powers, par Gregory Mion (30/04/2024)

Crédits photographiques : Kevin Powers Gary Hershorn (Getty Images).
2550677439.jpgL'Amérique en guerre.









«But dark will treat him kinder
Than man would anywhere.»
William Faulkner, The Gallows.


«Ils avaient été semés, pour habiter. La mort les a arrachés à leur contexte.»
Elfriede Jelinek, Totenauberg.



IMG_3057.JPGDe quelle nature sont ces yellow birds qui donnent un intitulé sibyllin à ce premier roman semi-autobiographique de Kevin Powers ? Pourquoi ce vétéran de la seconde guerre du Golfe en Irak a-t-il choisi des oiseaux jaunes pour servir de frontispice à son livre ? La réponse est en partie indiquée par l’une des épigraphes qui reprend un chant militaire typique de l’armée des États-Unis, une chanson de soldat faussement fanfaronne où il est question d’appâter un oiseau avec des miettes just before smashing his fucking head. Ce n’est du reste qu’après avoir lu ce bref livre de sang que l’on peut débusquer l’autre partie de la réponse et postuler finalement que les soldats de l’armée américaine sont des oiseaux appâtés – leurrés – par le discours patriotique avant d’être broyés par le système de la guerre et l’impensable répétition des politiques spécieuses. Il y a en amont une valorisation de l’homme en tant qu’il est un soldat au service de la nation, et, en aval, il y a une destruction de ce même homme en tant qu’il est un soldat deux fois brisé : ou mort à la guerre ou mort psychiquement de la guerre, mort d’une guerre abusive comme le sont à vrai dire toutes les guerres, puis, de retour au pays qui l’a envoyé en enfer (revenu dans un cercueil ou dans l’invivable quotidien du traumatisme), il meurt encore de la main invisible d’un répugnant paternalisme, d’une main qui serait à la fois celle de la loi du marché de la guerre et celle de la loi du marché affectif de la guerre, comme une immense poigne de fer qui viendrait mimer un réconfort, un geste de solidarité pour la famille du soldat killed in battle, lors d’une pesante cérémonie d’obsèques, ou lors d’une signature administrative supposée relancer la liberté de l’aliéné polytraumatisé, tout en continuant de procéder à la nutrition économique de ce qui permet à la guerre de se poursuivre tambour battant et à l’économie de se nourrir des conséquences avantageuses de la guerre, malheureuse et rampante manifestation d’un ouroboros (οὐροϐόρος) de l’argent belliqueux.
Ce n’est sans doute rien d’autre que ce cynisme absolument américain que raconte Kevin Powers avec ces vulnérables Yellow birds (1) – ou ces dindons de la farce – pris au piège dans la cage des devoirs très ambigus des militaires d’Amérique engagés sur des fronts très litigieux, dans cette pluralité de devoirs qui signifie que l’action se rend conforme aux devoirs particuliers de l’armée, aux devoirs de remplir sa mission correctement, de mourir convenablement après l’ennemi ou de survivre héroïquement à tous les morts du camp adverse, action de conformité, de conformisme, donc, bien plus évidemment qu’elle n’est une action réalisée par devoir, selon l’exclusivité d’un devoir moral recommandé par la tradition kantienne (2), selon une modalité universelle du devoir qui déboucherait nécessairement sur l’objection de conscience et ce faisant sur l’impossibilité de tuer (car il n’existe aucun monde où l’acte de tuer mériterait d’être universalisé quand bien même les ruses de la Raison historique hégélienne (3) voudraient nous faire croire que l’Histoire avance rationnellement vers le meilleur parfois au prix élevé d’un douloureux passage par le pire). Décidément non, mille fois non, il n’est aucun indice présent dans le texte du jeune romancier qui vaille que l’on enclenche la mécanique déplacée d’une justification des événements de l’Irak par les détours scolaires d’une dissertation de philosophie où il faudrait fonder un équilibre artificiel entre l’archi-sainte morale de Kant d’un côté, et, d’un autre côté, les subtils mobiles de Hegel pour saisir ou pressentir la destinée des peuples : tout romanesque soit-il, tout effaré soit-il de relater par le biais d’une fiction les circonstances d’une tromperie sur la marchandise du patriotisme, le désolant rapport de Kevin Powers, par son allure de récit déguisé en ce qui concerne la catastrophe irakienne, nous oblige à éliminer toutes les acrobaties philosophiques possibles afin de miser sur une sorte de jusqu’au-boutisme de la pensée, sur une sorte de fanatisme de la paix, un genre de fanatique et paradoxale recherche de la concorde dans sa dimension perpétuelle, et, sur ce point, non seulement le perfectionnisme moral de Kant doit être brigué envers et contre toute espèce de concession d’imperfectionnisme, mais, par ailleurs, il doit concrètement nous amener vers une définitive damnation de la guerre au nom d’une idéale mystique de l’existence pacifiée. Et cette mystique ne peut se comprendre qu’à l’instar d’une communauté humaine reflétant le corps mystique du Christ où le moindre conflit sera perçu non pas tant à l’image d’une médiocre opposition à la loi divine, mais plutôt à l’image d’une impossibilité, d’une faute logique, d’une aberration dans la mesure où il n’est pas envisageable que les membres d’un même corps soient en situation antagonique. Autrement dit les déplorations de la guerre formulées par Kevin Powers doivent nous inciter à vouloir aussi bien les rigueurs de Kant sur le pacifisme que les difficiles pratiques de Dorothy Day vis-à-vis des saintetés de la non-violence aboutissant à la doctrine d’une humanité réverbérant le corps mystique du Christ (4). En lisant de telles abominations, en acceptant de suivre Kevin Powers sur les injustifiables champs de bataille du Moyen-Orient et sur les brisées de la mortelle mélancolie du survivant qui lutte avec les perspectives de la survie autant qu’avec le verdict potentiel d’un suicide rédempteur, nous nous devons de prêter la main aux extrémismes de la paix ne serait-ce déjà que pour répliquer aux extrémismes de la guerre, et, dans cette optique, nous ne faisons que renforcer la chaîne de lumière de ceux qui ont cru à la décisive influence de l’ahimsa de Gandhi telle qu’elle avait été inspirée par Tolstoï (5) et telle qu’elle fut exacerbée par l’intransigeant catholicisme de Dorothy Day.
Cela dit, factuellement parlant, les horreurs colligées par les voies désolées de la province de Ninive où Kevin Powers a combattu, au septentrion de l’Irak, principalement dans la ville de Tal Afar (6), se retrouvent au sein des chapitres consacrés à la pression directe du phénomène de la guerre, à cheval entre les années 2004 et 2005, mais les faits de guerre débordent leur simple factualité et nous transportent à des niveaux de réflexion plus affinés, plus inquiétants également, les horreurs se dispersant dès lors que le narrateur regagne les États-Unis, les responsabilités se diluant, les chocs mentaux semblant se déporter tant dans le paysage que dans l’ordinaire de la population (cf. pp. 121 et 142), si bien que, métaphysiquement parlant, l’impression d’une blessure totale refait surface, le sentiment d’une mutilation du corps total et christique de l’humanité revient nous hanter. Or même si le sens de la responsabilité individuelle ne peut manquer de nous subjuguer à la lecture de ces pages d’action et de rumination, il n’en demeure pas moins que cette responsabilité frappe tout le monde, à commencer par le lecteur, ce qui rappelle les déclarations de Dorothy Day au lendemain du funeste 1er septembre 1939, à savoir qu’il ne fallait pas trop vite désigner d’un doigt accusateur et certain de sa virginité l’ostentatoire chancre du nazisme, mais, tout au contraire, interroger les strates d’avilissement du monde entier, les réciprocités planétaires d’un fléchissement des âmes qui faisaient de la Terre entière un fruit bassement mûr pour les basses œuvres d’une guerre mondiale.

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La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.

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